Pruneaux d’Agen

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Pruneaux d’Agen

Arts et Métiers – Septembre-Octobre 1985

par Aimé Michel

 

Nous apprîmes à l’École, chers lecteurs, qu’une question bien posée est à moitié résolue.

Exemple: comment guérir le cancer? Il faudrait d’abord savoir ce qu’est le cancer. Ces derniers mois, plusieurs découvertes ont permis de progresser presque jusque-là, nous dit-on, mais pas tout à fait. Nous avons lu que le mécanisme de déclic se situe dans un gène, bien localisé, de l’A.D.N.[1]. Ce gène, nous l’avons tous. Mais il déclenche la cancérisation, ou pas. Le «cancer» est ce qui provoque le déclic. Quoi? C’est ce qui reste à découvrir. Quand ce sera fait, la question sera posée, donc à moitié résolue, si les traditions ne se perdent pas.

L’ennui avec l’économie mondiale, rongée elle aussi par un mystérieux cancer, c’est qu’on n’a même pas encore réussi à déterminer la voie qui conduit à poser clairement la question. Que faut-il guérir? Le chômage? Le système monétaire? Les budgets? Les balances? Ces maladies sont-elles d’essence différente? L’une d’elles provoque-t-elle toutes les autres? Cachent-elles une autre maladie que l’on n’a pas encore baptisée?

Considérons la plus tragique, la faim. Il semble évident que si ceux qui en meurent avaient quelque chose de très cher à nous vendre, la mécanique se remettrait en marche: les prix agricoles monteraient, la surproduction locale de lait, viande, etc., disparaîtrait, beaucoup d’argent se remettrait à circuler, et Renault même aurait des cahiers de commande bourrés par le Tchad et l’Éthiopie. Or, nous avons vu que la solution n’est pas là. Parmi les pays du Tiers-Monde, beaucoup ont à nous vendre (les matières premières), et n’en sont guère moins pauvres et affamés. Dans la définition de la maladie, il y a ce symptôme inexplicable, ou expliqué de trop de façons: la tendance irrésistible des matières premières à la baisse.

C’est, peut-on alors supposer, que ce qui se paie en définitive, c’est le travail. Or, il y a mille, ou un million de fois plus de travail dans un kilo de puces que dans un kilo de houille. D’où la pauvreté de ceux qui n’ont à vendre que des M.P. Mais cela non plus ne marche pas: le mineur de Bolivie travaille plus que vous et moi, et reste pauvre.

Serait-ce alors la qualité du travail qui détermine les prix? Sans doute! Pour une bonne part. Mais pourquoi alors l’artisan, même ingénieux, reste-t-il globalement pauvre? J’ai payé deux dollars à San Francisco un très bel objet en bois sculpté made in India. Je l’ai accroché au mur, à côté de ma cheminée, et souvent je le contemple avec un sentiment de culpabilité, me demandant combien de jours l’habile sculpteur a passés sur cette planche, le ventre creux.

L’agro-alimentaire entre pour une bonne part dans cette catégorie de travail habile, faussement surabondant, et mal payé. Sur une même page de journal je lis (Figaro 24 août 1985) que «la vendange 85 sera de qualité», et que les «viticulteurs de l’Hérault sont en colère». Pourquoi le sont-ils? À cause de la dévaluation de la lire, qui d’un coup fait chuter la commande. D’un problème de vin nous voilà renvoyés aux arcanes du change…

Essayons de prendre tous les problèmes à la fois dans le cadre commode de l’entreprise. Par où commencer? Par ce qui semble le plus clair: la vente — si la vente marche, tout marche.

Pour vendre, il faut, à qualité égale, être compétitif[2]. Alors la vente augmente. Alors on investit. Alors on est encore plus compétitif. Alors on embauche. Alors il y a davantage d’argent. Alors plus de monde achète davantage. Achète davantage de tout: des autos, des cassettes… La machine redémarre.

Mais au départ il y a cette hypothèse: la vente, c’est-à-dire, autre principe de La Palisse, l’achat. C’est-à-dire l’argent. C’est-à-dire la prospérité à la fin du cycle supposé ci-dessus: on tourne en rond.

On comprend que certains aient fait il y a cinq ou six ans le raisonnement que, puisqu’il faut de l’argent, il n’y a qu’à se saisir des commandes de la machine financière, la banque, pour obliger l’argent à circuler de nouveau au lieu de (croyait-on) s’immobiliser dans le profit.

C’était un postulat économique vraisemblable, et les Français ont beaucoup appris en devenant les acteurs de cette expérience. La masse d’entre eux, sans exactement comprendre les mécanismes de ce qui se passait (qui peut se vanter de les comprendre?), ont découvert les effets visibles de ces mécanismes cachés. Ils ont compris que ces effets s’égaraient très vite vers des perversités imprévues. Ils ont découvert que l’argent de la banque n’est pas celui des banquiers, mais le leur, celui qu’ils dépensent, qu’ils touchent, qu’ils déposent. Que les banquiers sont acteurs économiques comme les autres, dont le métier est d’administrer au mieux l’argent qu’on gagne et qu’on dépense et qui circule par les chèques. Le mot naguère maudit, «profit», a pris un sens nouveau. Tout le monde dans l’Hexagone se félicite maintenant que telle entreprise, et surtout celle où l’on travaille, fasse des profits. Le smicard lui-même, et d’autant plus que son smic est moins satisfaisant, se félicite d’être smicard chez Peugeot, qui fait des profits avec sa 205, plutôt que chez Renault, dont le déficit légitimement l’angoisse. Des phénomènes sociaux comme les grèves destructrices des grandes aciéries (un peu oubliées, le temps passe) sont devenues impensables. Plus ou moins consciemment, et très consciemment dans notre classe politique, s’est imposé chez nous le respect, sinon la connaissance, des déterminismes économiques fondamentaux, auxquels on ne peut toucher qu’avec grande prudence.

L’industrie agro-alimentaire est malheureusement celle où ces déterminismes sont les plus complexes, en France surtout. Toutes les difficultés s’y enchevêtrent: économiques certes, comme dans les autres industries, mais aussi historiques et culturelles.

La France est en effet, plus encore que l’Italie, un pays de tradition et de culture paysannes. Comme l’Europe de l’Est, elle s’est construite sur la richesse de ses campagnes. L’Italie est un pays de villes. La France traditionnelle, non. Le concept d’exode rural, vécu comme un drame, est typiquement français. Les Français de la première moitié de ce siècle ont été pour une grande part des émigrés dans leur propre pays. Si la «restructuration» est une dure expérience dans tous les domaines, elle se double, dans la métamorphose de l’agriculture et de l’élevage, d’une angoisse de déracinement. «Travailler au pays» est un slogan né du désespoir de devoir abandonner ce que tout Français porte en lui de plus profond, l’amour du lieu où il est né.

Le Japon est petit: tout Japonais reste chez lui par la force des choses. L’Amérique est peuplée de nouveaux venus qui ont choisi de partir (il y a les Noirs, bien sûr), et qui se plaisent à déménager plusieurs fois dans leur vie. Imagine-t-on les Lorrains et les Picards se déplaçant en masse vers une Californie française?

Le plus enraciné est évidemment le paysan. C’est un premier problème, et je ne suis pas sûr qu’une France déménageuse ne perdrait pas ce qu’elle a de meilleur. Ce constat dépasse l’horizon de la technique et de l’économie. Mais on ne peut le négliger. Non, on ne le peut pas. La difficulté essentielle, de caractère cette fois économique, tient au fait que l’agro-alimentaire relève chez nous de tous les secteurs de l’économie scolaire: la France produit d’abord son blé, son raisin, ses vaches, c’est le secteur primaire. Pour tenir sa place sur le marché international, elle doit ensuite transformer ses produits. Puis les commercialiser. Enfin tenir son jeu dans la recherche biologique, et jusqu’à trouver le type de système nerveux informatique approprié à sa situation si singulière.

Ni les Anglais, ni les Suisses, si bien placés dans cette activité, ne la pratiquent ainsi dans son entière verticalité. Une société anglaise ou suisse peut sans contrecoup social acheter ou larguer tel secteur qu’il lui plaît. La France ne peut (Dieu merci) larguer ses vignobles ni ses bocages.

Les revues spécialisées décrivent des fermes automatiques installables dans le désert, clé en main. Nous pourrions aligner de telles machines dans le paysage français. La question est: comment aménager et faire participer la plus belle campagne du monde? Israël arrive à exporter du jus de tomates en Italie. On admire, mais en doutant qu’il faille pour cela un désert.

Il y a place pour quelque chose entre l’immensité du Middle West et les pierrailles de Judée. Le quelque chose pourrait être la qualité. Nous avons droit sur ce point à un peu de présomption. Ce pourrait être aussi l’aide gratuite d’un ciel clément. Je ne vois pas qu’il puisse être calamiteux de posséder un bel héritage. Mais, évidemment, le bel héritage requiert des soins propres à sa beauté. Ce n’est pas une table rase.

Il y a en France d’excellents laboratoires pour cela, à l’I.N.R.A., dans certaines facultés et sociétés. Il me semble que, sauf sur certains points évidents comme le vin, ces laboratoires sont un peu trop préoccupés de faire aussi bien ou mieux que leurs concurrents étrangers.

Certains lecteurs vont m’écrire pour me tirer les oreilles, et je leur accorde d’avance qu’il est plus facile d’énoncer des idées vagues dans de petits articles que de se battre in vivo. Voici pourtant l’idée vague où je voulais en venir: personne ne fera de recherches sur les richesses particulières de la France à notre place.

Nous faisons de telles recherches, mais l’aigreur de la concurrence sur les marchés internationaux ne nous détourne-t-elle pas un peu (un peu…) de celles où les chercheurs étrangers sont absents, ou moins actifs, parce qu’ils n’ont pas une Normandie ou une Aquitaine à faire valoir?

Compte tenu de l’héritage dont je parle, il n’est guère compréhensible que nous ne soyons pas le Japon de l’agro-alimentaire.

Ou bien n’est-ce pas un problème technique? Dans la verticalité de notre production, à quel niveau se situe ce que tout de même on peut bien appeler notre insuffisance?

«Les viticulteurs de l’Hérault sont en colère». Ils ont sûrement raison. Mais contre qui? Un jour un touriste japonais découvrira que ce beau Languedoc pourrait se passer de produire des vins concurrencés par l’Espagne et l’Italie. En produisant quoi par exemple? et comment? Je n’en sais rien. Quelque chose, en tout cas, à quoi conviendra le ciel de l’Hérault, où l’Hérault sera imbattable, et qui peut-être existe déjà dans l’Hérault même, méprisé par les grossistes, ou par les laboratoires, et même par tout le monde, ou bien ne supportant pas le «conditionnement». Tout cela s’étudie.

Dans une grande surface voisine, un certain rayon offre des sachets sur lesquels un presbyte comme moi lit, sans lunettes: «Pruneaux… Agen», et avec ses lunettes: «PRUNEAUX conditionnés à AGEN. Importé de Californie». Je connais les prunes de Californie. Elles ont un goût prononcé d’eau chimiquement pure, comme disait Pagnol.

Et cependant il est plus avantageux, à Agen, d’aller chercher ces ersatz de prunes à l’autre bout du monde que d’en acheter dans les environs.

Et cependant, dans les environs, sur de vieux arbres, on peut encore goûter des prunes ayant un mystérieux et inimitable goût de prune.

Et les pommes? Et les poires? Les amandes? Les sorbes? Pourquoi nos fruits traditionnels ont-ils presque disparu, remplacés par des espèces chimiquement pures, importées, et où même un honnête asticot ne trouve plus son compte? Il y a là je ne sais quelle anomalie peut-être pas tout à fait indigne de réflexion.

Je connais un spécialiste qui travaille sur la pomme. Sur la pomme Golden. En France. Il a d’excellentes raisons: il existe une énorme littérature internationale sur la Golden. Pendant ce temps deux pommiers non identifiés sont en train de mourir de vieillesse dans mon jardin, produisant de temps à autre leurs derniers fruits, qui sont à la Golden ce qu’un bon Bourgogne est à l’hydrure d’oxygène ou oxyde d’hydrogène (deux célèbres variétés). Faut-il ronchonner?■

Aimé Michel

Notes:

(1) Cf. par exemple Science et Vie, août 1985, page 28.

(2) Compétition: a) on fait mieux que les autres, moins cher, ou: b) on fait autre chose que personne ne fait (principe de La Palisse).

 

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