Méditation à J-1

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Méditation à J-1

Arts et Métiers – Mars 1991

par Aimé Michel

 

À J-1, date à laquelle j’écris ces lignes, seuls quelques dirigeants américains mandataires du nouvel ordre international savent ce qui va se passer — ce qui s’est passé à la date où vous lisez.

Ce que je me demande tout d’abord, sans beaucoup d’espoir, c’est si les Américains si doués, si instruits, si compétents, détenteurs de la plus grande puissance militaire qui fut jamais, ont préparé contre l’Irak la guerre de l’Irak, auquel cas il ne nous reste, selon le mot de Xavier Perez de Cuellar, qu’à prier Dieu.

« Ni vainqueur ni vaincu » (Mac Arthur)

Préparer la guerre de l’Irak, cela voulait dire s’apprêter à détruire ce que l’Irak et tous les Arabes avec lui tiennent pour leurs biens les plus précieux : la bravoure du soldat, son esprit de sacrifice, sa confiance en son Dieu.

Mais pourquoi détruirait-on cela ? Dans toutes les civilisations de l’histoire, ce sont des valeurs positives. Essayer de les détruire, ce serait dresser contre le droit des nations ce qu’il y a de meilleur dans la nation arabe, qui est un fait de l’histoire, qui existe et qui survivra à toutes les hécatombes. Je l’écris parce que j’ai vécu parmi les Arabes et que j’aime et respecte leurs valeurs. Pourquoi faudrait-il que l’ordre nouveau s’établisse sur leur ruine ? Ce serait le plus tragique des malentendus. Cet ordre nouveau n’existera qu’en s’appuyant aussi sur les vertus arabes. La question est : comment ?

Or l’alternative existe, et ce n’est pas la capitulation devant la violence et la folie d’un Saddam Hussein. C’est, sans doute, la guerre. Mais pas celle à laquelle s’attend l’Irak. Une guerre toute différente, qui n’humilierait pas le vaincu. Une guerre inattendue, qui révélerait aux Arabes la vraie nature de l’actuelle suprématie de l’Occident, qui leur donnerait l’occasion de découvrir l’origine de leur faiblesse, qui n’est humiliante qu’en raison d’une interminable incompréhension mutuelle.

Supposons que les dirigeants américains, bras séculiers de la communauté des nations, réduisent l’agression à l’impuissance non par un atroce massacre mais par une claire démonstration de la maîtrise technique : télécommunications paralysées, armée techniquement empêchée de combattre par les mesures et contremesures électroniques, armes soudainement devenues impuissantes, fusées déroutées, troupes isolées de leur commandement et ne recevant plus d’ordres. Où serait, malgré la défaite, l’humiliation ?

Le mensonge de la richesse

Depuis le début de la crise du pétrole, les chefs et les théoriciens arabes croient que l’argent, c’est la promesse de la revanche. Je me rappelle telle conversation que j’eus, jadis, avec le dirigeant d’un mouvement de jeunesse arabe :

— C’est, lui disais-je, un cadeau du ciel : vous allez pouvoir instruire votre jeunesse, créer des écoles, former des ingénieurs, des dirigeants éclairés, redevenir ce que vous étiez au Xe siècle, une des lumières du monde.

— C’est, en effet, un cadeau du ciel, mais vous vous trompez sur la vraie nature de la supériorité occidentale. Ce n’est pas la science, c’est l’argent. La technique, cela s’achète. Tout est à vendre chez vous. Nous achèterons vos techniciens, voilà tout.

Et c’est, hélas, ce qu’ils ont fait, sauf quelques-uns d’entre eux et, en particulier, les Koweïtiens et les Palestiniens. Les malheurs du Liban, impuissant malgré sa scolarisation avancée, n’ont fait que les conforter dans leur illusion.

L’Irak, pays riche, a préféré acheter des armes à nos marchands plutôt que faire une révolution à la japonaise. Le résultat, nous le voyons maintenant : malgré ses richesses, l’Irak reste un pays pauvre mais armé jusqu’aux dents.

L’erreur tragique serait qu’il ait à se féliciter de son armement. C’est-à-dire qu’on lui livre la bataille qu’il a préparée. La révélation serait, au contraire, que la bataille fasse apparaître l’Occident non comme le plus riche, mais comme le seul détenteur, pour l’instant, des forces qui donnent leur vraie dignité aux nations modernes.

Pourquoi la guerre ?

Pourquoi cette agression contre le Koweït ? Il était riche (et l’est d’ailleurs toujours). L’idée d’attaquer le riche n’a disparu en Europe que récemment : c’est encore ce que faisait Louis XIV en envahissant les Pays-Bas. Mais la puissance des Pays-Bas résidait dans leur travail et leur savoir-faire. On n’acquiert rien en envahissant le savoir-faire ! Louis XIV eût été mieux inspiré de protéger les protestants. Nous payons encore cette erreur.

On a dit et répété, depuis les années 50, que les deux guerres mondiales avaient été des folies suicidaires, et rien d’autre.

Puis, en 1990, les peuples d’Europe ont découvert en quelques semaines qu’ils n’avaient plus aucune raison de se faire la guerre. L’auraient-ils compris sans le souvenir de Verdun, Stalingrad et le reste ?

Peut-être, après tout, tous ces millions de sacrifiés ne sont-ils pas morts en vain. Nous avons vu, sur les écrans TV, les foules de l’Est, leurs villes, leurs rues : c’étaient les nôtres. Voilà donc les fils de ceux qui s’exterminaient sans se voir en 14-18 et 39-45 : nos semblables. Comme nous, ils criaient Liberté, Paix, Démocratie. Se battre contre eux semble désormais impensable. Nous nous demandons à quoi servent nos armées. Sans discussion, en une seule conférence, nous décidons de les réduire à presque rien. Il faudrait approfondir les raisons de ce miracle. Et s’il s’est produit en Europe, préparer, toutes affaires cessantes, les conditions d’un miracle identique entre nous et le monde de l’islam.

Il y a des instituts de « polémologie ». J’en ignore les programmes. Y étudie-t-on l’art des guerres futures ou bien celui de les rendre absurdes et inutiles ?

La première question à élucider serait le pourquoi des premières guerres, ces causes qui se sont incrustées en nous, ataviques. En 1972, l’archéologue R. Joussaume mettait à jour, à Nieul sur l’Autize, en Vendée, de formidables fortifications qui semblent les plus anciennes du monde, vieilles de presque 6000 ans. On se battait donc en Vendée à l’âge de la pierre polie. Pourquoi ?

Sans doute pour la même raison que Louis XIV aux Pays-Bas. Presque 6000 ans d’illusion, celle encore de Saddam Hussein, celle qu’il faudrait détruire une bonne fois dans le Golfe. Non pas en « punissant l’agresseur », mais en l’éclairant : la technique peut réussir là où la morale est impuissante.

Est-ce cela qui va se produire ? Nul ne le sait, mais on pourrait y réfléchir.

La technique a rendu l’esclavage inutile. Soudain, les moralistes qui le condamnaient en vain depuis toujours ont été jugés raisonnables. Constatation cynique mais résultat louable. Pourquoi n’en serait-il pas de même de la guerre ?

Quand Xerxès donna l’ordre de mobiliser son immense armée pour envahir la Grèce, l’un de ses conseillers lui demanda :

— Grand Roi, pourquoi veux-tu conquérir la Grèce qui est un petit pays peu peuplé et où l’on ne trouve que des pierres ?

— Parce que ce petit peuple a eu l’insolence de battre mon père.

Hérodote ne nous apprend rien de plus sur cette intéressante conversation. Peut-être le conseiller ne trouva-t-il rien à répondre. Il aurait, pourtant, pu demander à Xerxès comment ce petit peuple s’y était pris pour battre l’armée du Grand Roi. Nous le savons, nous, bien des années plus tard : les Grecs étaient alors les seuls détenteurs d’un quelque chose de plus, ils avaient des Pythagore et des Thalès. Pourquoi la Perse n’aurait-elle pas travaillé à avoir les siens ? C’eût été la gloire de la Perse d’en produire elle aussi, et de meilleurs. Elle aurait pu. Mais personne n’y pensa, et l’immense armée de Xerxès s’en alla vers son destin, à Salamine et Samothrace.

Périmer la guerre

La guerre du Golfe peut n’être qu’une guerre de plus, comme celle de Xerxès. Elle peut aussi produire, dans les esprits, la grande révolution, la grande illumination qui rendra la guerre aussi caduque que l’esclavage.

Cela n’est pas un plaidoyer pacifiste. Tant qu’il existera des Hitler, le pacifisme produira la guerre. Mais les peuples peuvent apprendre à se passer de Xerxès et de Hitler.

La guerre du Golfe tue des hommes. Ce pourrait être la dernière. Disons une des dernières. Pourquoi pas ?

Il y a cinquante ans, le Japon partait à la conquête de l’Amérique à coups de canon. Écrasé par la bombe, il est en train de la conquérir autrement. Peut-être à cela aussi devra t-il renoncer, mais du moins l’émulation par le savoir ne fait-elle pas couler le sang. Le Samouraï a su se recycler. Pourquoi pas le Djihad ? Il donne des leçons à l’Occident. Pourquoi pas l’islam ?

Ces questions ont peut-être une chance de trouver maintenant leurs réponses.■

Aimé Michel

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