Pour introduire à la connaissance d’un autre ordre

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Pour introduire à la connaissance d’un autre ordre

Préface au livre de Jean Coulonval Synthèse et temps nouveaux
Librairie René Girard, Lille – 1979

 

Le message de Jean Coulonval sera, je le souhaite, examiné avec attention et respect par les philosophes et les théologiens. C’est d’un autre point de vue, celui de l’énigme psychologique, que je l’aborderai ici, avec la même attention et le même respect. Cette énigme est celle de l’illumination intellectuelle.

L’illumination intellectuelle joue un rôle éminent dans l’histoire de la pensée. Rappelons-nous le cas célèbre de Descartes découvrant en un éclair le principe de sa méthode dans la nuit du 9 au 10 novembre 1619, celui non moins célèbre de Pascal (Feu… joie, pleurs de joie). On sait moins que de nombreux autres grands hommes, Einstein, Poincaré, Nietzsche, Steiner, Fechner, Pavlov et j’en passe beaucoup de non moins grands, ont connu la même aventure foudroyante. Le processus est remarquablement semblable. Rien apparemment n’annonce l’explosion de lumière, sinon souvent (mais pas toujours) une impression de malaise, d’incomplétude, voire d’échec – mais remarquons immédiatement que ces impressions n’expliquent rien, car elles sont communes et n’aboutissent généralement à rien d’exceptionnel. Dans les jours qui précédèrent sa découverte de la Relativité restreinte, Einstein, selon son propre témoignage recueilli ensuite par des amis et dont il reste des traces dans sa correspondance, se sentait malheureux, inutile, voué à la faillite intérieure. Il restait de longs jours allongé sur son lit, se répétant qu’il n’était bon à rien et ne ferait jamais rien de bon. Puis ce fut l’événement extraordinaire qui transforma le siècle.

Les noms que je viens de citer (sauf Nietzsche) sont ceux de savants. On peut à la rigueur imaginer chez eux un état particulier de l’intelligence acharnée à trouver la solution qui se dérobe, une activité obscure mobilisant tout l’être et ne produisant que souffrance jusqu’au moment de l’explosion. Cependant Einstein, semble-t-il, ne savait pas ce qu’il cherchait. Poincaré ne cherchait plus depuis plusieurs semaines. Archimède dans son bain ne pensait pas, selon la tradition, au problème dont il vit soudain la solution. Même chez les savants, il semble donc que l’illumination prenne la forme éclatante et subite de la conversion religieuse tant de fois rapportée (Claudel, Frossard en ce siècle).

Cependant, je ne connais aucun cas aussi énigmatique que celui de Coulonval. Car tous ces grands noms sont ceux d’hommes ayant subi une métamorphose soudaine certes, mais agissant sur un esprit longuement mûri par la réflexion et la recherche. Ces hommes étaient des intellectuels. L’expérience de Coulonval est une sorte de création ex nihilo. Au moment où il la vécut, il n’avait aucune expérience des idées. Sa vie jusque-là s’était déroulée dans le ghetto rigoureusement clos du malheur, de la pauvreté, de la déréliction matérielle et morale, sans aucun contact avec les réalités spirituelles, qui lui furent pour ainsi dire inoculées, en quelques dizaines de minutes. Au terme de ce temps si bref (mais qu’est-ce que le temps?), il ne savait rien de plus au sens où le savoir est érudition, c’est-à-dire qu’il persistait à ne savoir rien. Mais son esprit était celui d’un homme qui sait. C’est-à-dire qu’il était d’un coup entièrement familiarisé avec les réalités métaphysiques les plus profondes, celles sur lesquelles les plus grands génies méditent depuis que l’homme s’interroge sur son être, sur l’univers et la place qu’il y tient. Comme il me l’a souvent expliqué, toute sa méditation ultérieure n’a consisté qu’à inventer le langage propre à expliquer ce qu’il s’était soudainement trouvé savoir. Lisez-le: à sa façon il va au fond des choses; et cependant, depuis les longues années où il vécut son aventure, il n’a rien appris, sauf à dire ce qui avait pris forme en lui à ce moment-là.

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Réfléchir à ce qu’il nous dit requiert la démarche inverse, et dans ce sens il nous oblige à pénétrer au plus profond du mystère humain.

Il faut, en le lisant, remonter des mots appris au jaillissement spirituel unique qu’ils s’efforcent d’exprimer. Superficiellement, on est d’abord surpris de trouver un langage si clair et même parfois si technique sous la plume d’un ouvrier d’usine dont la vie ne fut qu’une longue épreuve, coupée de toutes les sources habituelles (c’est-à-dire scolaires) de la pensée. Ce n’est pas sans raison qu’il rejette cette pensée construite pièce par pièce par la culture tout au long de l’histoire. Il la rejette, quoiqu’il ait été obligé, pour se faire comprendre, d’en apprendre le langage. Et donc c’est sur ce langage, maîtrisé de façon surprenante, que l’on tombe d’abord. Mais la vraie surprise n’est pas là. Elle prend sa juste dimension quand, au-delà du langage appris, et qu’il a bien été obligé d’apprendre, on découvre peu à peu la source authentique de sa pensée, qui est, et qui n’est que cette illumination jaillie en une fois en lui il y a longtemps, une certaine après-midi algérienne.

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Coulonval nous oblige à nous interroger sur la nature de l’esprit. Il faut méditer avec une attention particulière son refus insistant de la pensée érudite. Non qu’il la rejette, au contraire, comme en témoigne sa curiosité universelle, elle aussi si surprenante. Mais sa contribution ne se situe pas dans ce cadre-là, dont elle n’a nul besoin. Son refus de la pensée érudite est personnel, il exprime le fait fondamental que ce qu’il a à nous dire n’a rien à voir avec l’érudition. Coulonval balaie l’illusion savante, qui nous cache la réalité de notre pensée. La science est bonne tant qu’elle ne nous cache pas les essences. Peut-être un mot de Gassendi, trop oublié, nous permettra-t-il de percevoir mieux comment peut naître l’illusion de la pensée savante. Commentant le «je pense donc je suis», Gassendi écrit à Descartes «Il est vrai que votre pensée vous apprend que vous êtes, mais vous ne savez pas qui vous êtes, vous qui pensez.» La pensée savante appartient à notre condition, elle est nécessaire à l’évolution de notre espèce vers le plus-être. Mais elle comporte le risque, mortel pour l’esprit, de nous cacher la réalité de celui-ci, dont elle n’a nul besoin et qu’elle est donc portée à nier.

Encore plus dangereuse, nous dit Coulonval, est la pensée systématique, qui n’est ni spirituelle ni savante: c’est ce qu’il appelle les «ismes». La pensée systématique, ou idéologique, est, elle, pure illusion, alors que la pensée savante n’est que danger d’illusion. Dans son rejet des «ismes», Coulonval aurait été prophète s’il avait pu se faire entendre plus tôt, quand il était encore perdu dans la complète solitude du monde ouvrier. Du moins la réflexion contemporaine lui donne-t-elle raison avec éclat.

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La pensée donc est esprit. Qu’est-ce que l’esprit? Coulonval nous invite à reposer cette antique question avec une humilité que pour ma part je trouve conforme à la recherche la plus moderne. D’abord en reconnaissant la part cachée, peut-être inconnaissable, peut-être divine – et pour Coulonval certainement divine – d’où vient la lumière directe, indicible, l’illumination. Et d’autre part en restituant sa valeur à la connaissance manuelle. Celui qui travaille avec sa main établit avec les choses un contact que la raison ne connaît pas, quoi qu’il enseigne la raison (par la science expérimentale). En ce sens l’illumination qui frappa Coulonval ne se manifesta pas réellement ex nihilo. Si son esprit se trouva soudain sachant, et sachant au plus profond, je crois qu’il y fut conduit par son expérience d’ouvrier. De même que Pascal fut conduit à sa nuit de feu par les plus hautes spéculations mathématiques, de même la main qui travaille la matière – pensée de Dieu –ouvre elle aussi à la lumière primordiale. L’homme, dit Anaxagore, est esprit parce qu’il a une main.

Mais «de même», qu’est-ce que cela cache? Quelle est la vraie nature de cette expérience catastrophique d’où l’être sort changé, et changé par un surcroît peut-être infini de connaissance informulée?

Nous touchons ici le mystère propre de l’esprit et celui de la connaissance, qui peut-être ne sont qu’un si cette sorte-là de connaissance est aussi amour.

Je serais tenté d’identifier ce mystère avec celui de la Providence organisatrice du cosmos, le Verbe, ou plutôt la Raison, fâcheusement traduite de Logos en Verbum par les latinistes. «Au commencement était le Logos», dit saint Jean, le Logos, c’est-à-dire la raison organisatrice, idée éminemment moderne depuis qu’on sait mesurer l’information et que l’on identifie l’information avec l’ordre. L’esprit, c’est cette puissance organisatrice qui du chaos tire l’ordre et renverse les fatalités de l’entropie physique.

Alors je verrais dans l’expérience singulière de Coulonval l’action typique, propre, le modèle même de l’acte spirituel créateur d’ordre. Je le verrais là se développant dans le fond du malheur humain comme une espérance toujours présente, hélas presque toujours endormie, que peut-être il faut mériter, bien que rien en ce monde ne mérite et que seule dispense la Grâce. Peut-être son caractère foudroyant manifeste-t-il les rapports particuliers de l’esprit fermé par nature sur lui-même avec la Grâce transcendante, quelque définition que l’on donne de celle-ci. L’illumination serait la fenêtre un instant entrouverte sur ce monde de la Grâce qui, dit Pascal, relève d’un autre ordre. Mais n’oublions pas que la Raison organisatrice est à l’œuvre depuis le commencement du monde, et que le temps est passé où l’homme ignorait encore qu’il était le fruit d’une longue création. C’est pourquoi je serais enclin à discerner déjà l’action de cette raison illuminante dans l’éclair de compréhension que Köhler suscite chez son chimpanzé en lui proposant des problèmes qui peu à peu dépassent sa nature animale. Ainsi peut-être la Grâce agit-elle avec nous, nous conduisant au-delà de nous-même, comme dit à peu près la Bagavad Gîta. Cette comparaison nous aiderait à comprendre combien l’illumination organisatrice doit peu à la nature humaine, quoiqu’elle la choisisse pour lui dispenser sa lumière. Par là elle échapperait finalement à la psychologie dont je parlais dans les premières lignes de cette introduction.

Mais c’est assez réfléchi sur le «comment» incertain. Que le lecteur maintenant se livre à ces textes singuliers, sans oublier jamais qu’il doit derrière chaque mot tenter de remonter à la source peut-être inaccessible, sans oublier que leur auteur a appris à parler et écrire après avoir su, pour tenter de faire comprendre ce qu’il sait.

Je ne doute pas qu’alors il entreverra au moins de loin ce monde «d’un autre ordre» où se cache la Connaissance, monde en éternelle activité qui conduit secrètement l’homme et l’univers vers une destinée qu’Elle seule, la Connaissance, connaît.

Aimé Michel

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