Mythologies du futur

Mythologies du futur


Aimé MICHEL

 

(Texte publié dans Dossier 2001, Cinquantenaire du C.P.A. – 1930-1980, publication de la Chambre de commerce et d’industrie de Paris)

 

 

On voudrait démontrer ici que la prévision politique, économique ou militaire est illusoire. Seuls, quelques longs processus techniques sont « prédictifs ». Mais ces processus sont fondamentaux. Ils annoncent une métamorphose de l’homme. Entreprenons d’aller vers elle…

L’histoire est un char (le char de l’histoire…), doté de sa roue et de sa poubelle. Peut-être dispose-t-elle aussi d’un disque rayé, puisqu’elle se répète! à moins que, comme le croyait Churchill, elle ne radote.

À partir de ces considérations, glorieux résultat de nos réflexions depuis Hérodote, comment, en 1980, prévoir l’an 2000? Plus nous approchons du fatidique nombre rond, dû à l’erreur historique d’un moine, plus notre manie prophétique se fait circonspecte.

Il y a cent ans, un Italien du nom d’Emilio Salgara consacrait un livre aux Merveilles de l’An 2000. Les plus impressionnantes de ces merveilles sont des trains fonctionnant à l’air comprimé et passant sous le pôle, des machines volantes ressemblant à des chauves-souris et des maisons de plus de douze étages. Salgara n’a rien prévu de notre présent.

L’an 2000, c’est dans vingt ans. Quand nous rétrogradons de vingt ans pour relire quelques descriptions des années 60, ce qui nous frappe d’abord, c’est la vétusté. Comme le monde a vieilli depuis cette date si proche! On y parle des bienfaits de la planification assurant la maîtrise des crises (la France est un « modèle du genre » que le monde vient observer), des progrès décisifs de l’économie dont les lois essentielles, désormais suffisamment connues, permettent un pilotage sûr des grands mouvements économiques mondiaux. On était entré, nous affirmait-on, dans « l’Ère des Organisateurs ». La révolte de Mossadegh — déjà l’Iran! — nationalisant l’Anglo-Iranian Cy en août 1954, la crise de Suez pendant l’été 1956, étaient perçues comme des péripéties explicables par les soubresauts de la décolonisation finissante.

Quand on cherche dans les écrits de l’époque des notions telles que « crise des matières premières » ou « crise de l’énergie », on ne trouve que des analyses métaphysiques fondées, non sur des données économiques et politiques réelles, mais sur l’idée déjà familière aux lecteurs de Malthus qu’il existe des limites. J’ai bien souvenance d’avoir entendu vers cette époque Louis Armand démontrer qu’une prospérité (celle du monde occidental), tirant sa source d’énergies lointaines destinées à lui échapper, était non seulement fragile mais menaçante.

Il prévoyait une crise majeure, non sans préciser qu’il parlait dans le désert.

Les incertitudes de 1960 se formulent autour de thèses et d’auteurs qui n’ont pratiquement pas changé jusque vers 1974. En 1973, Christian Morrisson souligne encore la « quasi unanimité des théoriciens de l’analyse économique ». «Il y a, dit-il, accord sur la théorie économique, mais non consensus sur les mesures de politique économique à prendre dans tel ou tel pays![1]»

En définitive, ce qui a le moins changé depuis vingt ans, ce sont les systèmes, c’est-à-dire les idées. Il semble que le char boiteux de l’histoire, avec sa roue et sa poubelle, avance en se métamorphosant rapidement sans troubler les théoriciens. Les systèmes permettent toujours d’expliquer après coup ses fantaisies. On voudrait savoir pourquoi une logique qui explique ne permet pas de prévoir. S’il existe une rationalité du devenir, ne devrait-elle pas, comme en sciences, permettre l’anticipation? Inversement, l’échec répété de la prédiction va-t-il nous forcer à admettre l’irrationalité du devenir? On peut méditer là-dessus. Descendons plutôt de ces douteuses hauteurs pour examiner ce que valent les prédictions dans les domaines qu’en 1980 on présume essentiels.

 

I. MARS ET JUPITER

Toute prévision est actuellement suspendue à l’incertitude politique, et celle-ci à l’incertitude militaire. En 1980, les scénarios les plus aberrants sont tous également vraisemblables.

Envisageons d’abord le moins fatigant pour l’imagination! d’ici l’an 2000 comme depuis 1960, il ne se passera rien de très important, c’est-à-dire que des situations de force se manifesteront çà et là sans embrasement ni effondrement général.

Il est fâcheux pour le prophète de constater que, même dans cette perspective modérée, une infinité de devenirs contradictoires se laissent imaginer.

Tout le monde admet ainsi que la crise démographique européenne est un fait important. Pourquoi la famille, à Stuttgart, ne se reproduit-elle plus qu’à moins de 50 %, chaque couple ayant en moyenne 0,7 enfant? On peut épiloguer sur les causes, elles sont inconnues. Les raisons conscientes alléguées par les familles elles-mêmes dans les sondages sont sans valeur, puisque des raisons identiques sont invoquées ailleurs pour expliquer la fécondité! l’ »incertitude de l’avenir » est à son plus haut point à Hong Kong ou à Singapour, de même que la « peur de la guerre », l’ »entassement citadin », et d’autres causes mentionnées. Notre ignorance des causes nous oblige donc à envisager la possibilité de changements tout aussi inexpliqués, surgissant de causes invisibles.

On sait comment Carrère d’Encausse[2] a analysé les conséquences à long terme des tendances démographiques inexpliquées dans le cas particulier de l’U.R.S.S. Si ces tendances se maintiennent, l’U.R.S.S. deviendra un empire à dominance sud-asiatique.

Mais ces tendances se maintiendront ou non. Elles peuvent s’inverser, comme ce fut le cas dans la France d’après-guerre, en Allemagne, etc. La même perspective modérée, excluant les crises militaires majeures, est compatible avec une infinie variété d’évolutions politiques fondamentales. La militarisation actuelle de l’U.R.S.S. est souvent « expliquée » par le régime, ou inversement. Mais pas plus que dans le cas des familles infécondes ou prolifiques, les raisons alléguées ne peuvent être prises au sérieux. Pourquoi le pacifiste Carter aura-t-il été l’homme du « réarmement moral » de l’Amérique? Jupiter et Mars, à la fin du XXe siècle, restent des divinités impénétrables. Des événements aux conséquences longues et tragiques, comme l’éviction de Sihanouk, restent quand même de petits événements. Les théoriciens d’une logique de l’histoire ne manquent pas de conviction, mais toute théorie incapable de prévision ne peut qu’être examinée avec scepticisme. En fait, il n’existe jusqu’ici aucune théorie historique ou militaire capable de prévision. Napoléon, qui s’y connaissait peut-être un peu, confie à ses savants effarés, lors de son retour d’Égypte, qu’il « croit à son étoile » et que sa vision de l’avenir est, somme toute, superstitieuse.

Si ce n’est pas la perspective modérée qui nous attend, à plus forte raison doit-on douter de tout, j’entends dans le domaine politique et militaire. Cependant, tout dépend de ce préalable.

Sans multiplier les possibles également plausibles, choisissons-en un bien invraisemblable, quoique pas plus que le cours réel de l’histoire, que l’on pourrait appeler l’ »hypothèse de la dévaluation ».

Un des lieux communs sociologiques les moins discutés est que « l’homme est la valeur essentielle ». C’est, dit-on, « la première richesse d’un pays ». Plaise au Ciel qu’il en soit ainsi! Mais d’où tenons-nous cette optimiste assurance?

On voit déjà que le nombre des hommes ne crée ni la richesse ni la puissance (cf. la Chine et l’Afrique). Avec les moyens d’acculturation accélérée et les métamorphoses post-industrielles dont il sera question plus loin, sait-on jusqu’où ira la dévaluation de l’individu? Rien n’exclut que les « grandes puissances » de l’avenir soient du modèle Hong Kong ou I.B.M., de petites collectivités comptant peu d’individus, mais disposant de tout par les mécanismes infiniment complexifiés de l’information. Physique, énergie et information sont corrélées par une équation, et cela va plus loin que la physique[3]. La puissance militaire semble actuellement peu compatible avec le petit nombre. Mais des robots ménagers ou industriels aussi complexes que le fantassin classique ne sont plus tout à fait de la science-fiction.

Si la dévaluation de l’individu allait s’accentuant au cours des vingt prochaines années, il en résulterait des problèmes politiques probablement intolérables. Et ceci n’est qu’un parmi des possibles qui sont en nombre indéterminé, peut-être infini[4]. L’imprévisibilité politique et militaire doit donc, semble-t-il, être admise avec modestie, avant tout regard sur l’avenir.

La question qui dès lors se pose est celle de savoir si quelque chose peut être cependant prévu.

 

II. MERCURE

Économie, fille de la technique! lieu commun, lui aussi, parmi les moins contestés en 1980. Vus de Sirius, les problèmes économiques les plus pressants et les plus indociles de 1980 sont remarquables surtout en ceci que, d’une part, ils semblent trop simples pour constituer des problèmes, et que, d’autre part, aucun spécialiste sensé ne pouvait les prévoir il y a un quart de siècle.

Soit, comme premier exemple, la masse de plus en plus vertigineuse de monnaie sans emploi, dollars errants et autres trésors de l’O.P.E.P..

Bien évidemment, les propriétaires de cette masse ne demanderaient pas mieux que de devenir encore plus riches. La preuve! ils ne cessent de faire monter leurs prix. Or, que trouve-t-on en face? Exactement ce qui devrait répondre à leur désir de s’enrichir, des fonds de tiroir vides à l’investissement et une innovation technique galopante. Pourquoi les trésors errants, au lieu de s’effriter dans l’inflation, ne s’investissent-ils pas chez les producteurs de richesse en panne d’argent? Signe qu’on ne connaît pas la réponse! il y a un nombre indéterminé de réponses, toutes fort expertes.

J’ai suggéré ailleurs[5] que l’affaire du siècle était à prendre, et que cette affaire se nommait « crise ». Aucun économiste sérieux n’aurait entendu sans rire, il y a vingt ans, qu’une des bouteilles à l’encre des années 80 serait l’impossibilité de jeter un pont entre un excès de capitaux et une pénurie d’investissements. Aucun économiste sérieux ne prit en considération vers cette époque une des dernières visions de Léon Blum proposant, des années plus tôt, une circulation triangulaire et inverse des biens et des capitaux entre l’Amérique, les pays moyennement développés (Europe et, alors, Japon) et le Tiers-Monde. L’Amérique aurait fourni en capitaux le Tiers-Monde, qui aurait acheté ses équipements à l’Europe, qui aurait acheté son savoir-faire à l’Amérique. La boucle fermée dans les deux sens nous aurait peut-être épargné les affrontements actuels, car chacun aurait eu besoin de tout le monde. L’impossibilité d’un accord entre ceux qui voient fondre leur argent et ceux qui ne trouvent pas de capitaux est un de ces casse-tête comme il en peut surgir à tout moment, puisque leur irrationalité les rend imprévisibles.

Autre casse-tête irrationnel! la crise du savoir-faire. Pourquoi la France de Jules Ferry se jeta-t-elle avidement sur le savoir de l’École Publique, dont la France contemporaine se détourne? Là aussi, cent explications plausibles et contradictoires. Le paradoxe n’en est pas moins universel! pourquoi le Shah échoue-t-il là où avait triomphé Mutsuhito pour moderniser un peuple par la méthode forte? Pourquoi l’école jusqu’à seize ans, qui devait, dans l’esprit de ses promoteurs, ouvrir à l’ensemble du peuple français l’accession aux hautes compétences, est-elle subie chez nous comme une brimade de générations? Une attitude exactement inverse eût pu être prédite avec plus de vraisemblance par un futurologue des années 60! «Apprenons ce qu’ignorent nos pères pour rejeter leur tyrannie.» Pourquoi pas?

Dans ses conséquences, la crise du savoir-faire est celle de la valeur ajoutée, de la balance des échanges, de la sécurité monétaire, du chômage, du niveau de vie (quelle qu’en soit la définition). Elle prépare une dernière crise qui hante les cauchemars des plus clairvoyants, par exemple Jacques Ellul en France! quand une société économique n’a plus besoin que de ses « élites », que peut-elle bien faire des autres? Nous retrouvons l’hypothèse de la dévaluation de l’individu.

Personne ne nous empêche de faire sous notre ciel jusqu’ici béni ce qui à Hong-Kong enthousiasme cent peuples divers, y compris quelques Français. Que voudra le Français de l’an 2000? Comment le savoir? Et que ne voudrait-il pas?

On évoque parfois un avenir « post-économique » où la « richesse » aurait perdu son lustre! à quoi bon concurrence, profits et croissance illimitée, puisqu’il est avéré que l’on vit plus humainement avec la bicyclette de René Dumont et dans la convivialité d’Ivan Ilitch?

On peut sans crainte d’erreur écarter cet avenir sybarite tant qu’une bonne part de l’humanité doit choisir entre mourir au travail et mourir de faim, voire se résigner à l’un et à l’autre.

Tous les prophètes de l’Occident, de Jules Verne à Arthur C. Clarke, mais y compris Marx, Lénine[6] et Hermann Kahn, ont commis l’erreur de ne voir que l’Occident, même lorsqu’ils affectent de parler de l’humanité entière. L’Occident ne peut pas se désintéresser du Tiers-Monde et faire son monde clos à sa fantaisie, hypothèse chimérique puisque le Tiers-Monde entre en concurrence avec nous chaque fois qu’il le peut. De plus, la pauvreté est plus propice à la puissance militaire, instrument de la puissance politique. L’U.R.S.S. cesserait peut-être d’être redoutable si son revenu moyen par tête était élevé. La « pauvreté » post-économique est un luxe de riche saisi par la paresse. Le riche luxueusement paupérisé ne fait pas le poids contre le vrai pauvre, qui a des dents.

Pour ces raisons et quelques autres, les desseins de Mercure semblent aussi impénétrables que ceux de Mars et de Jupiter. La prévision économique globale échappe, elle aussi, à l’entendement humain.

 

III. PROMÉTHÉE

Découvrir que ce qu’on prenait pour un savoir n’était qu’une illusion, c’est un grand progrès. Ce progrès, nous avons commencé de le faire depuis 1960, surtout depuis 1973. Le rideau de fumée des futurologies politiques et économiques se dissipe, nous révélant notre ignorance. Découverte bénéfique qui donne son vrai poids à la « prévision technologique »[7], ou plutôt technique, comme on va le voir, et réhabilite peut-être la volonté humaine.

Dans tous les domaines, impliquant de longs processus techniques au sens strict, non seulement les prévisions des années 60 tournées vers notre temps ont été largement vérifiées, mais les vérifications permettent d’ajuster mieux notre vision d’un futur équivalant nous reportant à l’an 2000. Peut-être parce qu’il est enchaîné, Prométhée se montre à l’usage l’un des symboles mythologiques les moins dévalorisés.

Établissons d’abord, sur deux exemples, la primauté du technique dans le technologique du point de vue de la prévision.

En 1965, Esso publiait, dans sa revue italienne, huit articles prospectifs sur le développement culturel, la recherche scientifique, l’évolution des rapports Nord-Sud, le travail, les villes, l’économie, l’agriculture, l’éducation[8]. Chacun de ces articles implique plus ou moins d’hypothèses non techniques. La prévision s’éloigne d’autant plus de ce qui s’est réellement produit que la matière est moins strictement technique. L’éducation par exemple est projetée en fonction des besoins futurs de la société, c’est-à-dire que rien ne laisse prévoir l’explosion de 1968, pourtant déjà rampante dans les campus américains. On voit peut-être après coup la logique historique de 1968. Mais, en 1965, les prévisionnistes de l’éducation consultés par Esso n’avaient aucun moyen de percevoir que celle-ci, en Occident, cesserait sous peu d’être uniquement, ou même, principalement, pilotée par les besoins sociaux.

L’article sur l’agriculture est techniquement clairvoyant! mécanisation accélérée, rôle des engrais, progrès de la biologie. Il ne manque qu’un détail, d’autant plus instructif dans une revue d’Esso! aucune allusion à la future (prochaine) connexion géo-stratégique de l’agriculture et du pétrole. Aucun des huit articles ne prévoit d’ailleurs la crise politique du pétrole! On n’envisage l’avenir pétrolier que sous l’angle des réserves. On juge ainsi clairement, quinze ans plus tard, qu’Esso voit juste quand il parle du pétrole lui-même et qu’il se trompe quand il fait, sans d’ailleurs s’en douter, des paris politiques et économiques.

À l’opposé de cette tentative d’Esso, voici un technicien visionnaire ne parlant que de technique! il s’agit d’Arthur C. Clarke, l’auteur de science-fiction, quand il n’était qu’ingénieur et n’écrivait que dans les revues techniques[9]. En 1945, Clarke décrit dans le détail les satellites en orbite stationnaire servant de relais de télécommunications. C’était bien avant le premier spoutnik, et comme le souligne Jantsch, personne ne prit Clarke au sérieux. Cependant tout s’est réalisé comme il l’avait prédit, y compris les structures en réseau déduites des systèmes de satellites.

Si donc on examine les raisons de l’échec et du succès dans ces deux exemples, on constate que Clarke ne se livrait à aucun pari. Simplement, il connaissait à fond les deux techniques dont il annonçait la convergence! la fusée et la communication hertzienne[10]. Les prévisions, d’Esso et d’autres pétroliers se sont de même réalisées sur le plan technique. Mais il ne fallait en sortir que sur la pointe des pieds. On peut d’ailleurs aller très loin ainsi!

À ce point de notre analyse, il apparaît que toute prévision doit, pour se fonder valablement, partir de données techniques. Dans ce domaine, on peut prévoir; on peut ensuite essayer d’envisager les conséquences non techniques de la prévision.

Constat à première vue décevant, sinon plat. Mais autre difficulté! pourquoi n’a-t-on pas cru Clarke et d’autres qui virent juste? Parce que leurs calculs très plats conduisaient à des tableaux défiant le bon sens. Ce sont ces plats calculs qu’il faut imiter, mais sans descendre en route sous prétexte qu’ils semblent incroyables.

Par chance, il se trouve que 1980 est exceptionnellement bien placé pour faire de tels calculs, bien mieux que 1945 ou 1965.

En effet, plusieurs techniques évoluent très vite et, sur un vaste front, échappent à tout contrôle — comme le souligne Jacques Ellul[11] — obéissant donc à ces lois des grands nombres où se perdent les événements singuliers.

La plus évidente de ces évolutions accélérées est l’informatique. À part la vitrification résultant d’une guerre nucléaire universelle, rien ne peut plus ni la ralentir, ni la détourner de son évolution. Même une troisième guerre mondiale ne ferait que l’accélérer. Les seules erreurs que l’on ait commises jusqu’ici dans la prédiction de ses performances sont imputables à la timidité de l’imagination, qui descend en route.

Ainsi, il y a vingt ans, on ne prévoyait l' »auxiliaire médical », c’est-à-dire la machine à diagnostic, que pour la fin du siècle. L' »auxiliaire médical » est une mémoire des symptômes associée à un logiciel capable d’évaluer leur signification par association (un sifflement d’oreilles peut s’expliquer par une tumeur ou par un petit verre de trop). La machine renseignée sur tous les symptômes dont se plaint le malade fournit le diagnostic que donnerait un médecin muni des mêmes renseignements, ou indique les examens supplémentaires menant au diagnostic. La machine peut être plus ou moins « savante » (nombre d’informations dans la mémoire) ou « intelligente » (logiciel). On prévoyait qu’une telle machine existerait vers la fin du siècle, mais qu’elle serait si énorme et si coûteuse qu’il n’en existerait que quelques exemplaires consultés par radio. En 1980, on peut trouver des « auxiliaires médicaux » ayant 300 symptômes en mémoire dans des boutiques spécialisées; elles valent quelques milliers de francs. Leur encombrement est celui d’un attaché-case.

Examinons l’avenir de l’informatique dans un cas particulier plus complexe, celui de l' »atelier flexible » (Flexible Manufacturing System ou F.M.S.) qui se multiplie au Japon et aux États-Unis et qui a été retenu en France comme une des cinq ou six priorités du Comité d’investissement sectoriel du ministère de l’Industrie. L’objectif lointain du F.M.S. est de répondre à une difficulté connue depuis longtemps! comment industrialiser l’innovation? «L’usine innovée prête à produire est déjà périmée.»

Le problème énergétique lui-même est peut-être, nous le verrons, une conséquence de la rigidité industrielle! on préfère acheter des brevets pour les mettre au frigidaire plutôt que d’avoir à engouffrer investissement sur investissement. Si l’on ne discerne pas encore clairement comment le F.M.S. peut industrialiser l’innovation, du moins voit-on comment il peut conduire à ce résultat en examinant son fonctionnement actuel, par exemple dans certaines fabriques japonaises.

C’est ainsi que Nippo-Denso réalise par un processus entièrement automatisé plus de 50 modèles d’indicateurs de température du radiateur sur le tableau de bord. Ce processus automatisé n’est pas celui d’une machine-outil plus sophistiquée! le nombre de chacun des modèles produits varie en effet de façon continue selon la demande et en fonction des stocks. On peut observer plus de 200 commutations par jour. La structure comporte une série de machines, commandées chacune par un ordinateur, assurant ses adaptations (changement de l’outil, du cycle d’usinage) et la série elle-même est commandée par un autre ordinateur plus complexe à logiciel auto-modifiant. Le résultat concret se borne pour le moment à la fabrication « intelligente » (répondant à la définition du marché) d’un objet concret. Voyons où va la complexification d’un tel F.M.S.

Le premier stade est l’adaptation du système à des objets de plus en plus complexes. Par exemple, on fabrique, non plus cinquante indicateurs de tableaux de bord, mais cinquante moteurs, puis cinquante modèles d’automobiles.

La progression ne suppose que des changements quantitatifs (par exemple la coordination de plusieurs F.M.S.), elle n’est donc liée qu’au progrès général inévitable de l’informatique. Grosso modo, les spécialistes évaluent ce progrès à un doublement des performances tous les trois à cinq ans. Un super F.M.S. fabriquant des autos et modifiant les modèles selon le marché, c’est déjà une révolution économique si Chrysler avait fonctionné ainsi, il aurait sans doute contourné sa crise actuelle. Il est clair, en effet, et cela a été souligné, tant par les syndicats que par les patrons de Detroit, que la crise automobile américaine est un phénomène de rigidité industrielle, de retard à l’innovation. L’innovation existe dans les dossiers. Elle ne peut trouver sa traduction instantanée dans le processus de fabrication. Nous sommes encore loin de pouvoir opérer une telle traduction sur des produits aussi complexes que l’auto, mais l’évolution actuelle nous y conduit tout droit, l’an 2000 se montre ici en toute certitude au-delà des brouillards décrits plus haut.

L’identification de ces brouillards va nous permettre pour le moins trois autres prévisions.

D’abord (j’y ai fait allusion), la structure flexible généralisée par complexification atteint aux causes de la crise énergétique. Je partage l’avis de René Dubos, chargé naguère d’une enquête sur ce sujet par l’Institut Rockefeller. «S’il existe encore une crise de l’énergie en l’an 2000, le phénomène aura changé de sens, et il faudra imaginer des programmes d’aide à ceux qui n’auront alors à vendre que de l’énergie[12]«. Pourquoi? Parce que si les énergies de rechange ne sont pas disponibles à mesure que telle ou telle source varie ou même s’épuise, c’est à cause de la seule rigidité industrielle. La présente querelle du nucléaire est née de soucis immédiats! il faut rapidement remplacer le pétrole. Si nous avions vingt ans pour le remplacer, le nucléaire serait inutile. Or, en fait, ces vingt ans, nous les avons! le pétrole mettra plus de temps à s’épuiser. Ce n’est pas l’épuisement du pétrole qui crée la crise mais notre lenteur à nous adapter à son marché.

On arrive à la même conclusion par une autre voie en se rappelant la prédominance croissante de la valeur ajoutée sur la matière première et la corrélation information-énergie. Dans la masse du Produit Brut, la part abstraite (matière grise) tend irrésistiblement à l’emporter avec les ans. Le sous-développement et le retard à l’adaptation sont des menaces bien plus graves que la pénurie énergétique. En fait, ces menaces vont tendre à se substituer les unes aux autres.

Deuxième prévision! le F.M.S. généralisé va faire apparaître des chances et des risques nouveaux dus à la fluidité de la production.

Dans l’exemple de l’auto, comment s’établira la concurrence entre vastes complexes, voire entre blocs économiques évoluant rapidement au jour le jour? Ici nous sortons du technique et, par conséquent, selon la thèse de ce chapitre, du rationnel.

Peut-être cependant n’est-il pas déraisonnable de chercher s’il existe déjà des modèles non économiques de cette situation. La mode en est-il un? Il ne le semble pas, car la mode joue sur le futile, et la concurrence affectera tous les domaines (pensons à l’industrie alimentaire, voire à celle des armes). L’art? Il y a peut-être des ressemblances. L’œuvre d’art réussie ne répond pas forcément à une demande. Son auteur impose les particularités de son « inspiration », qui est d’abord transpiration, comme on sait. Parmi les arts, la politique ne serait-elle pas un modèle des plus plausibles? Elle entraîne les hommes, même au prix de leur vie. C’est un jeu, éventuellement tragique. On est tenté de prévoir une ou des sociétés évoluant comme l’art et n’excluant pas la tragédie, des extensions de notre vie mentale restant à inventer, et très vite.

Ce qui conduit à la troisième prévision. Le monde ancien, des premières civilisations jusqu’à la révolution industrielle, était presque parfaitement prévisible! «Rien de nouveau sous le soleil», «Demain sera comme aujourd’hui». À cet avenir sans surprise restait cependant suspendu un doute imperceptible! «Serai-je encore là demain?». Depuis un tiers de siècle, la perspective s’est inversée, du moins dans les pays développés! «Je serai, assez probablement, encore vivant demain, mais dans quel monde?»

Le temps qui vient marque un nouveau changement! «Demain sera très différent, je l’entrevois aujourd’hui, mais le verrai-je demain?» Nous voilà redevenus les possesseurs précaires d’un monde techniquement prévisible comme le monde ancien, mais dans le changement. Il sera très probablement tel que nous le prévoyons! incroyablement métamorphosé, mais peut-être sans vous ni moi, qui sommes retombés dans le risque imprévisible d’une mort prématurée.

Ses régions les plus avancées s’informatisent semblablement à grande distance, développant de front les mêmes savoir-faire, pensant aux mêmes événements que leur montrent les mêmes images. Quoique le travail de l’esprit soit de plus en plus valorisé, les destinées singulières sont de plus en plus englouties dans la statistique. Il n’est presque plus d’aucune importance que tel ou tel soit mort ou vivant. Nous sommes interchangeables comme les nombres d’une table aléatoire. Même les exceptions deviennent interchangeables! la France, par exemple, produit par an ses 800 « surdoués » et ses 2’000 « sujets d’élite », certifiés par des diplômes. Je suis bien convaincu qu’en réalité, ils ne sont pas interchangeables, et que d’ailleurs nul ne l’est. Mais il importe de moins en moins à la société technique qu’il en soit ainsi. L’an 2000 ne verra peut-être aucun des lecteurs de ce livre, et n’en poursuivra pas moins les mêmes changements.

Si les changements prévisibles sont nombreux et massifs, l’informatique cependant est un cas spécial, car c’est dans son cadre que tous les autres changements se développent. Politiques et philosophes y voient encore une technique parmi d’autres et voudraient la limiter dans le convenable[13]. Projet louable, touchant même, mais illusoire. Imaginons, du temps de Gutenberg, un rapport intitulé « Imprimerie et Morale » et précisant ce qui serait imprimé ou non. On a bien essayé[14]! L’informatique est, sans comparaison, plus générale que l’écriture. Soyons sûrs que tout ce qu’elle permet et permettra en dépit de toute loi sera fait, et, bien plus encore, ce à quoi ni le législateur ni personne n’a pensé, et qui sera peut-être trouvé par l’ordinateur lui-même!

John Von Neumann, l’un des fondateurs de l’informatique, établissait dès avant la Deuxième Guerre mondiale deux théorèmes très généraux qui étaient des prédictions, et dont nous pressentons la réalisation plus ou moins proche, au moins pour le premier.

Dans sa Théorie générale et logique des automates[15], Von Neumann montre, premièrement, qu’il existe un seuil de complexité à partir duquel un automate peut être programmé pour produire un autre automate de même complexité, ensuite qu’il existe un deuxième seuil à partir duquel un automate peut produire un autre automate plus complexe que lui-même. Les deux propositions de Von Neumann ne précisent évidemment pas où se situent ces deux seuils[16]. Il s’agit de complexités mesurables[17]! elles seront donc atteintes tôt ou tard, puisque l’informatique se complexifie de façon exponentielle (le doublement périodique des performances).

On se complait, en France, à reprendre l’expression américaine gigo (garbage in, garbage on), c’est-à-dire « foutoir à l’entrée, foutoir à la sortie » et à répéter que « l’ordinateur est bête ». Rassurant lieu commun, c’est le programmeur (garbage in) qui est bête, ou non. Se reposer sur la « bêtise » de l’ordinateur relève de la même attitude superstitieuse que la crainte d’une « révolte des robots ». L’ordinateur multiplie, puis relaie la logique. La logique est-elle « bête »?

Posons plutôt une question concrète. Voici une pile de dépêches tombées depuis trois heures du téléscripteur d’une agence ou de toute autre source (Bourse, Service des réclamations d’une grande industrie, etc.). Les sujets des dépêches sont classables en un nombre indéterminé de matières. Il y a des incohérences, des redondances, du verbiage. Peut-on imaginer une machine dans laquelle on jetterait la pile des dépêches et qui restituerait en quelques minutes les résumés classés de tous les sujets dont traitent les dépêches?

En 1980, non seulement on peut l’imaginer, mais la machine existe. Elle s’appelle FRUMP (Fast Reading, Understanding and Memory Program! système de lecture, compréhension et mémorisation rapides). Elle fonctionne à l’université de Yale.[18] Exemple élémentaire de son travail! une dépêche de 23 lignes résumée en une ligne d’anglais, plus sa traduction automatique en chinois et en espagnol. Naturellement un nombre indéfini de dépêches peut être traité ainsi, puis à son tour le résumé. Le programme est flexible! on peut fixer la longueur tolérée du résumé. La machine est informée des détails les « moins importants » et qui peuvent être éliminés. Elle se trompe, mais beaucoup moins qu’un homme dont la mémoire n’est pas infaillible et dont les mobiles sont moins objectifs.

On voit où conduit le doublement périodique de performances de ce type! à mesure que se constituent les banques de données et les circuits logiques intégrés, FRUMP et les milliers d’études semblables en cours traiteront de problèmes de plus en plus complexes portant sur des données de plus en plus nombreuses.

Où en sera-t-on dans vingt ans? La réponse dépend en grande partie du temps qu’il va falloir encore pour résoudre l’une des difficultés de base, la « compréhension » de l’expression orale par la machine. Il existe déjà des programmes permettant une telle compréhension, mais il y faut encore tant de précautions que l’instruction d’entrée tapée sur un clavier (input) respectant l’un des langages de la machine, cobol, algol, stress, etc., reste préférable. Le passage au langage oral est cependant en voie de s’accomplir. Il s’agit de bien autre chose que de donner une « oreille » à la machine. Le langage oral se distingue par nature du langage écrit[19]. Il procède par ellipses, allusions, lacunes, incohérences, ruptures dans les enchaînements. Les programmes actuels savent déjà reconnaître tout cela. Ils savent exiger les précisions nécessaires pour, par exemple, sortir d’une incohérence. Mais seule l’accumulation des mémoires (processus en plein progrès) permettra de reconnaître les « défauts » apparents du langage parlé qui, en réalité, cachent ou expriment une arrière-pensée. Il y a seulement dix ans, on croyait encore que la mémoire humaine défiait l’artificialité à cause de son flou, de son impressionnisme, de sa subjectivité. Les spécialistes actuels commencent à voir où sont les solutions.

D’abord, dans la miniaturisation qui multiplie la quantité d’informations mémorisées par unité de volume. Il existe en physique des phénomènes binaires incomparablement plus petits que ceux de la biologie moléculaire, support de notre mémoire (par exemple les polarisations de spin). Ces réseaux seront tôt ou tard exploités.

Ensuite, dans l’adjonction cumulative des mémoires! à un système de traduction, on peut, d’un coup, ajouter une langue nouvelle, sa syntaxe, sa culture… Il suffit que la mémoire à ajouter existe. On ne voit pas encore bien comment élaborer de vraies mémoires floues (la « madeleine de Proust »…). Mais une logique des ensembles flous est en train de naître et l’on voit très bien comment multiplier fantastiquement les mémoires « hard » non floues, les mémoires classiques de l’ordinateur. Il en va de même des logiques et de leurs rapports avec l’intuition. La mémoire et l’intuition humaines ne seront peut-être jamais égalées, si la conscience est bien l’énigme que l’on croit. Mais leurs effets pourront être simulés puis, peut-être, dépassés[20]. Les progrès dans cette direction démarreront et s’accéléreront dès que l’on saura parler oralement (c’est-à-dire avec incohérence) à une machine, puisqu’on sait déjà établir des programmes qui apprennent. La machine apprendra en écoutant. N’oublions pas que la machine, elle, n’oublie rien. Est-ce là l’horizon 2000? En tout cas, on y va.

On peut prévoir plus loin. Jusqu’ici l’informaticien ne s’est proposé, et pour cause, que d’imiter l’homme, en l’améliorant là où il peut l’imiter (rapidité, fiabilité). Mais l’esprit de l’homme n’est capable que d’attention « mono-focalisée »! une idée à la fois. Dans les logiques nouvelles, ensembles et diverses autres voies, il faut savoir penser à plusieurs choses à la fois[21]. Notre logique linéaire procède d’une limite de notre attention. Or, l’idée d’attention n’a aucun sens dans la machine où la mémoire est totale et instantanée, et qui n’est limitée que par la vitesse de succession des opérations. Déjà les calculettes programmables de poche font plusieurs opérations à la fois. On discerne là le commencement d’une modeste « amélioration » de l’homme. Le commencement mais non le terme. Vallée (cité en note 20) dit aussi que l’homme est le «truc inventé par la nature pour mettre en marche la véritable évolution», celle des machines, qui reproduit l’évolution biologique mais dix millions de fois plus vite (idée qui rejoint la deuxième proposition de Von Neumann). Et qui, après l’avoir reproduite, la dépasse.

 

IV ENTRE FAUST ET MÉPHISTO

Améliorer l’homme? Chimère ultime de Prométhée, rêve tournant toujours au cauchemar. Pour y réussir (brièvement), Faust vend son âme au diable. Faust et Prométhée marient dans leur tourment l’ambition et la peur de notre espèce, lesquelles ne font qu’une. Il se trouve (et c’est peut-être là notre plus certaine prévision) que l’heure sonne! avec l’ingénierie biologique, nous sommes au pied du mur. Nous savons découper, modifier, transposer le programme du gène qui construit la bactérie. Sur le gène aussi, comme sur l’informatique, on se bat. Vain combat! ce qui peut se faire sera fait, pour notre bien ou pour notre malheur.

Il n’est pas encore question de trafiquer le gène humain. Il ne s’agit que de bactéries à qui, à la satisfaction générale, on fait fabriquer l’insuline, voire l’interferon.

Mais déjà les biologistes posent les questions faustiennes, celles qui font accourir Méphisto. Ils entrevoient peut-être (début 1980), pourquoi certaines cellules de l’homme ne vieillissent pas! les cellules germinales et les cellules cancéreuses. Si certaines, pourquoi pas toutes? Surtout quand on constate que, chez plusieurs espèces, des poissons, des végétaux, aucune cellule en effet ne vieillit! Certains poissons ne meurent que d’accident pourquoi pas moi? dit Faust. Pourquoi pas? dit Méphisto. La réponse est dans la biologie moléculaire. Elle est dans le gène. On la trouvera tôt ou tard, c’est la foi des chercheurs. Trafiquer le gène humain, quelle horreur, n’est-ce pas? Mais supposez que l’on sache quoi faire à ce gène intouchable pour supprimer héréditairement le cancer, seules quelques sectes y trouveront à redire, rien de plus sûr.

En 1980, l’ingénierie génétique avance comme le vent, en bactériologie, en agronomie, partout où l’on y voit un intérêt, et aussi là où l’on n’en voit aucun, par curiosité. Nombreux sont les laboratoires où l’on travaille sur les chimères, ces monstres bien nommés qui associent des espèces différentes, en qui apparaît même l’inexistant. On saura avant longtemps, pour parler par image, mêler l’alouette et le cheval. Un savant anglais bat les cartes génétiques d’un champignon et d’un lapin. Cela évidemment ne donne rien à l’œil, mais, dans le microscopique, c’est irréprochable et conforme aux règles du possible.

Les chimères vont envahir, dit-on, l’agriculture et l’élevage. On leur prédit un grand avenir dans les océans. Faisons un pari! d’ici l’an 2000, l’expérience acquise en manipulant la docile nature et les progrès de la génétique humaine pourront rendre possible la déstabilisation génétique de notre espèce. L’homme légué par la préhistoire vit peut-être ses dernières décennies. Cela fait peur. Mais réfléchissons. Sommes-nous prêts par respect pour notre « nature » à garder les gènes pathologiques qui circulent dans notre patrimoine[22]? L’intervention sur l’homme sera d’abord imperceptible, portant sur d’infimes remises en ordre, non seulement acceptées par l’opinion, mais remboursées par la Sécurité sociale!

En même temps que la génétique, progresse la recherche sur la physiologie du cerveau. On est très loin pour le moment de comprendre comment s’élabore la pensée consciente. Les plus récentes théories, par leur fragilité (« modèle holographique » de Karl Pribram), permettent même au profane de mesurer l’ignorance des biologistes[23].

En revanche, on découvre sans cesse de nouveaux symptômes physiologiques de désordres psychiatriques et les mécanismes chimiques et électriques de l’activité nerveuse se précisent. On connaît de mieux en mieux les substances agissant sur cette activité. Par exemple, on commence à entrevoir comment la douleur est effacée ou contrôlée (endorphines). L’apparition et la disparition de la douleur (comme du plaisir d’ailleurs, dont on a localisé le centre dans le cerveau) sont la carotte et le bâton de toute l’activité animale depuis les temps lointains des premiers êtres organisés. Je doute qu’un contrôle volontaire de ces phénomènes soit tenu par quiconque, sauf encore par quelques sectes, comme une atteinte à la dignité et à l’intégrité de l’homme. Seul le contrôle par des drogues est discuté, parce qu’il n’est pas un vrai contrôle volontaire[24]. Pensons donc plutôt aux prétentions creuses mais prestigieuses des disciplines « spirituelles » qui nous promettent un contrôle volontaire de la douleur. C’est avec raison que ces pratiques se disent « spirituelles », car si leurs résultats restent douteux, nous sentons sans explication que toute victoire de la volonté sur la mécanique instinctuelle est un désirable accroissement d’humanité.

Or, la prise de contrôle de tout aspect de notre être physique par la volonté libre a correspondu dans le passé de l’espèce à un remaniement du code génétique. Par exemple, le contrôle de la respiration, que je peux arrêter, accélérer, etc., ce que le chat ne peut faire. La connaissance fine de notre code génétique, qui progresse de plus en plus vite (notamment à l’aide de l’ordinateur), aura comme effet inévitable de dévoiler les ressorts de notre machine. Comme l’annonçait un peu prématurément Teilhard de Chardin, l’homme «s’apprête à prendre les commandes de sa propre évolution». Eh bien, cela commence à devenir imaginable un quart de siècle après Teilhard. Étant donné que la définition de notre être non culturel se trouve imprimée dans le code génétique et que les méthodes de manipulation génétique progressent irrésistiblement selon les voies sans surprise de la chimie moléculaire, nous nous trouvons ici, comme avec les deux propositions de Von Neumann, devant la plus certaine des prophéties. Nous ne savons pas quand nous pourrons commencer à modifier notre formule génétique de façon à accroître notre libre action volontaire sur notre corps, mais ce moment viendra inéluctablement[25]. L’an 2000? Peut-être pas pour le contrôle volontaire de la douleur, mais très certainement pour de petites corrections de pathologie héréditaire qui passeront peut-être inaperçues.

On pourrait multiplier les exemples de processus évolutif que rien d’ici à 2000 ne peut plus arrêter, sauf l’annihilation par la guerre totale universelle. Le lecteur malicieux remarquera sans doute que je les ai choisis du côté, disons, de la métaphysique, plus que de l’économie, et que je reste évasif sur les dates. Mais le lecteur malicieux sait aussi que les meilleures objections sont celles que l’on se fait à soi-même. Ma spéculation consiste justement en ceci que l’économie va dépendre de plus en plus de facteurs métaphysiques, ou si l’on préfère, irrationnels.

C’est de cette façon que je comprends la prophétie de Jaurès, reprise par Malraux! le XXIe siècle sera métaphysique. L’économie tendra d’autant plus à tirer sa forme et sa substance du non-économique que le monde sera plus artificialisé par la science et libéré par elle des inerties traditionnelles[26]. Une société « post-économique » tendra à reléguer l’économie là où la société économique a relégué son secteur primaire. Illustrons cela par un exemple extrême.

Peu avant la grande diffusion de la télévision en Pologne, la radio polonaise fit une enquête auprès des auditeurs pour savoir quelle était leur émission préférée. C’était une émission sur les Dialogues de Platon! Ce qui ne voulait être qu’une étude de marché préfigurait, en réalité, la néo-économie en train de naître, et qui fleurira largement vers l’an 2000. Que cette émission ait pu sortir d’une étude préalable de marché est évidemment absurde. Le succès est né, non d’une nécessité perçue, donc d’une causalité scientifique, mais de la volonté de l’imagination et du talent! un Polonais qui avait la passion de Platon et celle de la mise en ondes a d’abord créé son produit que personne n’aurait eu l’idée de demander, et l’a vendu avec succès parce qu’il était excellent. C’est le cas de toute œuvre d’art. Ce sera le cas d’une part croissante de l’économie partout où elle aura émergé du sous-développement.

«Ah! la France, me disait dans les années 50 un ouvrier de Milan, là-bas on mange!» Réflexion devenue incompréhensible aux trois quarts de la planète moins de trente ans plus tard. Chez ces trois quarts-là, les nécessités vitales (manger, ne pas souffrir du froid) n’exercent plus aucune pression. Nous sommes poussés par des nécessités non vitales, qui ne sont donc plus des nécessités. Même l’O.S. dans son H.L.M. est en 1980 entouré d’objets qu’aurait jugé inutiles son camarade du XIXe siècle. La science ouvre un champ potentiellement infini aux mobiles arbitraires qui nous font courir. Dans cet arbitraire, le créateur économique va pouvoir exercer une liberté croissante.

Une technonature qui n’a plus besoin de personne pour suivre ses lancées libère toutes les fantaisies. Le créateur économique qui s’interroge sur les « nécessités à exploiter » deviendra de plus en plus marginal, la règle devenant la création imprévisible. C’est la fin de la prévision utile et son remplacement par l’imagination, la décision et la persévérance. La prévision inutile (sur l’évolution de la technonature) deviendra peut-être de plus en plus précise. Mais comme la technonature est de plus en plus indifférente à l’agitation brownienne des hommes, ceux-ci, à leur tour, sont de plus en plus libres de poursuivre leurs fantasmes. C’est le moment où Faust s’interroge sur sa destinée. Moment redoutable et précieux. Nous y serons entrés dès que (peu importe comment) chaque moitié de la planète n’aura plus à gaspiller ses efforts pour se défendre de l’autre.

 

V. LE PASSAGE DE MÉPHISTO

Cet étroit passage est en vue. Avant le passage, le problème est d’éviter la vitrification. Après, il sera de décider qui nous sommes et ce que nous voulons être.

Tout indique que, dans vingt ans, le passage de Méphisto sera franchi ou près de l’être. Nous ne serons pas libres de choisir ou de nous abstenir. Le choix en effet sera collectif, même s’il est apparemment décidé par une minorité! rappelons-nous qu’un changement génétique non culturel est déstabilisateur, de même que, passé un seuil, l’informatique (Von Neumann II).

Savoir si une conscience (de connaissance et de morale) nous dira clairement quoi choisir, voilà ce que nul sans doute ne peut annoncer. Je trouve quand même intéressant que ce souci qui n’encombre encore ni la presse ni les livres soit déjà très présent[27], et qu’il pénètre sous d’autres formes dans l’esprit de la jeunesse par les voies les plus populaires! la bande dessinée, la science-fiction, et même la chanson, comme un rêve vague et bienveillant!

Après avoir résisté pendant des millénaires aux prêches de la morale et de la religion, les lieux communs classiques de la « puissance », de la « richesse » et de la « gloire » se fanent. C’est la première fois qu’on leur préfère la défense des flamants roses. Pour séduire, Méphisto devra renouveler son catalogue; peut-être même se faire moine! (Vogue des « spiritualités » nouvelles.) Ce qu’on appelle « montée » de la violence ressemble plutôt à une marginalisation! le violent maintenant doit se faire voyou, la société ne lui offrant plus de carrière prometteuse.

 

VI. L’ARCHE

J’emprunterai mon dernier mythe à la Bible. La révolution industrielle et scientifique a liquéfié sous nos pieds le monde stable où nous vivions parmi les autres enfants de la nature, soumis comme eux à l’imperceptible lenteur des grands mouvements cosmiques. Adieu la stabilité, nous voguons désormais sur le Déluge. Mais de l’Arche qui nous emporte, nous ne sommes pas complètement ignorants.

D’abord, nous savons que nous pouvons, s’il nous plaît, la couler. Nous pouvons aussi la quitter, partir.

Peut-être notre essaimage dans l’espace est-il inéluctable, puisqu’il semble que tout ce qui peut être fait le sera. Cette diaspora annoncée au début du siècle en Russie par Tsiolkovski, O’Neil et ses collaborateurs la préparent aux États-Unis, dressant des plans de villes spatiales peuplées de millions d’habitants. Ils fixent vers 2030 le commencement de cette aventure[28]. La navette spatiale nous y conduit tout droit, même si ses auteurs ont d’autres buts.

Nous savons aussi qu’il n’est plus en notre pouvoir d’arrêter quelque progrès technique que ce soit. Les nouveautés surgissent simultanément partout à la fois. Nous ne fournissons à l’Arche que son mouvement. Son pilotage est un effet de foule que nous pouvons arrêter (en nous suicidant) mais non, semble-t-il, modifier.

Alors, où va l’Arche? Question jusqu’ici abandonnée aux religions, pour la première fois posée par les faits.

À son bord, notre savoir et notre liberté ne cessent de s’accroître.

Le paradoxe de l’Arche est qu’elle avance par nous vers un but inconnu, s’il existe. Bientôt (l’an 2000 peut-être) nous pourrons nous modifier nous-mêmes, et qui sait? comprendre la carte, ou bien en imaginer une et prendre la barre!

Parfois les hommes ont cru vivre la fin d’un monde et parfois c’était vrai!

La raison, non la superstition d’un nombre, nous accorde en ce moment cette précaire lucidité. Mais nous sommes plus heureux que les Romains, à l’horizon ils ne voyaient qu’un crépuscule.

 

 

 



NOTES ET BIBLIOGRAPHIE

 

[1] Morrisson, Christian! Article Histoire, note page 330, in! Les Sciences de l’Économie (Les Sciences de l’Action, C.A.L., Paris 1974).

[2] Carrère d’Encausse, Hélène! L’Empire éclaté (Flammarion, 1978).

[3] Brillouin, Léon! Vie, Matière et Observation (Albin Michel, 1959).

[4] Le lecteur physicien pourra rapprocher de cette spéculation celle d’Everett sur les « univers multiples ».

[5] Michel, Aimé! La vraie affaire du siècle! vendre la crise, in Revue des Ingénieurs des Arts et Métiers, 1979, n° 9 (nov., p. 33).

[6] Avec sa « pissottière en or massif ».

[7] Titre du livre classique d’Erich Janstch! La Prévision technologique (O.C.D.E., 1967).

[8] Tra 25 Anni (Dans 25 ans, c’est-à-dire en 1990), in! Esso Rivista, Anno XVII, n° 5, sept. / oct. 1965.

[9] Clarke, Arthur C.! Extraterrestrial Relays (Relais spatiaux), dans Wireless World d’octobre 1945.

[10] Clarke était ingénieur de ce qu’on appelle maintenant les télécommunications, et l’un des pères de la Société d’Astronautique de Grande-Bretagne.

[11] Ellul appelle leur ensemble une technonature, univers de forces artificielles, mais ayant les principales caractéristiques de la jungle.

[12] René Dubos à Radio-France en 1979.

[13] Cf. le rapport Informatique et libertés, ainsi que les rapports identiques aux U.S.A. et ailleurs.

[14] Imprimatur, Privilège du Roy, Index…

[15] Von Neumann, John! The General and Logical Theory of Automata, repris dans The World of Mathematics, vol. IV, George Allen and Unwin, Londres 1956.

[16] D’autres lois générales de l’informatique datent de cette époque où n’existait encore aucun ordinateur. Cf. le chapitre sur A.M. Turing dans The World of Mathematics (note précédente).

[17] Mesurables en quantité d’informations.

[18] Son inventeur est G.F Dejong, de cette Université.

[19] On le sait par les études plus ou moins convaincantes des linguistes, et surtout par le fait que les deux activités sont assumées dans le cerveau par des aires différentes.

[20] Boutade de Jean-François Vallée, directeur d’une société de recherche américaine de télé¬conférence! «L’homme est le truc inventé par la nature pour créer l’intelligence minérale.»

[21] Trois à la fois, deux à deux, dans la démonstration du théorème de Bell, qui intéresse tant les physiciens depuis quelques années.

[22] Voir l’analyse très critique du Pr Albert Jacquard dans Éloge de la différence (Le Seuil, Paris 1978). Jacquard repousse toute idée d' »amélioration » de l’espèce humaine avec raison dans le cas envisagé! l' »amélioration de l’intelligence ». Il faudrait d’abord savoir en effet si l’intelligence est un concept définissable, et, dans la très incertaine affirmative, si, ou dans quelle mesure, elle est du domaine de la génétique. Débat actuellement très politisé. Jacquard n’envisage pas les manipulations génétiques destinées à éliminer les pathologies héréditaires et à conférer des immunités. Chapitres II et III de son livre.

[23] Psychologie, n° 112, mai 1979.

[24] En effet, il n’est pas réversible et n’obéit donc pas à la volonté! quand on est sous l’action de la drogue, il faut attendre que cesse cette action. Ceci sans parler des autres méfaits comme des drogues, qui ne sont pas de notre sujet.

[25] Le prix Nobel de biologie Mac Farlane Burnett affirmait au début des années 70 que les dernières découvertes fondamentales en biologie s’étaient produites en 1967, qu’il n’y en aurait plus d’autres, et qu’en particulier, il fallait admettre notre échec définitif devant le cancer. Le seul événement remarquable de 1967 est que cette année-là, Sir Mac Farlane Burnett a pris sa retraite. Les découvertes fondamentales n’ont pas cessé de se multiplier depuis.

[26] Traditionnelles depuis un siècle ou deux! Ces inerties vouées à la disparition ont pu imposer pendant ce peu de temps l’illusion qu’il existe des lois de l’économie aussi permanentes que celles de la physique. Ce que nous appelons la « crise » est peut-être le début de leur dépérissement. Perdre une illusion, c’est s’instruire.

[27] Walter, J.J.! Les planètes pensantes (Denoël), mais voir aussi toute l’œuvre de l’écrivain polonais Stanislas Lem, surtout sa Summa technologica, et les discussions qui se poursuivent dans les revues astronomiques américaines, anglaises et russes, sur les projets SETI.

[28] Rappelons le mot de Tsiolkovski! «La Terre est le berceau de l’humanité, mais on ne passe pas sa vie au berceau.»

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