Comment la nature fait bon usage des calamités

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Comment la nature fait bon usage des calamités

(Revue La Vie des Bêtes n°107, juin 1967)

Par Aimé Michel

La menace continue à peser sur le littoral de France et de Grande-Bretagne: la carcasse du «Torrey Canyon», disloquée par la dernière grande marée, crache ses dernières tonnes de pétrole brut. D’autres pétroliers profitent de la catastrophe pour «démazouter» n’importe où… Lisez aussi, pages 42 et 43 de ce numéro, comment le colonel Milon a réussi à sauver des oiseaux mazoutés.

Comment la nature fait bon usage des calamités

Quand, un jour de mars, et pour des raisons encore inconnues, le commandant du «Torrey Canyon» décida de prendre le fatal raccourci des Sarlingues, des millions d’êtres vivants, à des milliers de kilomètres à la ronde, furent condamnés à mort. Je ne veux ici ni reprendre le récit de cette catastrophe, ni même exposer les réflexions que peut inspirer à un ami des bêtes et de la nature l’absurde course au tonnage à laquelle se livrent les grandes compagnies pétrolières. Il est trop facile de dire après coup: «Je n’avais pas voulu cela!» Le pétrole est un poison. Cent mille tonnes de poison, demain trois cent mille, cinq cent mille et même, dit-on, un million, cela mérite quelque circonspection.

Des gens irresponsables, dont l’unique but est de gagner de l’argent, peuvent-ils être laissés libres de manipuler de telles masses de mort sans que le public et les experts aient leur mot à dire? Que savent les pétroliers des grandes lois de la nature, des équilibres biologiques, des migrations aériennes et marines? Rien! Pour eux, la mer n’est qu’un moyen de transport et l’on persiste à tolérer qu’ils manipulent leur pétrole à nos risques et périls, eh bien, à la bonne heure, et hâtons-nous d’organiser le commerce international des bombes thermonucléaires!

Mais laissons cela aux hommes politiques et aux juristes, non sans toutefois garder au cœur l’indignation qui est la nôtre et la détermination de la montrer à l’occasion.

Au moment où les premières tonnes de liquide visqueux se mettaient à couler dans la mer, tout l’univers des migrateurs était déjà en mouvement. Certains d’entre eux, le cœur gonflé de l’éternelle ardeur nidificatrice, étaient encore sous les tropiques et aucun ne se doutait, en fonçant à tire-d’aile dans le vent du large, qu’ils avaient rendez-vous avec la mort. Car, ce qu’il y a de suprêmement odieux dans cet échouement, c’est qu’il se soit produit en un tel lieu — aire de nidification très fréquentée — et précisément à l’instant où les oiseaux allaient arriver, comme si la fatalité avait utilisé leurs instincts les plus puissants pour les exterminer.

Ces migrateurs, quels étaient-ils? Les journaux ont parlé surtout des macareux, des guillemots, des fous de Bassan. Voyons plus en détail les oiseaux à qui l’entrée de la Manche — côtes anglaises et françaises, îles, îlots, récifs — offre la douceur de son climat au moment de la reproduction.

Il y a d’abord le pétrel tempête, le plus petit des oiseaux de mer d’Europe puisqu’il ne mesure que quinze centimètres, moins que la bergeronnette. En temps normal, ce petit oiseau noirâtre à longues ailes et à croupion blanc habite la haute mer, où il voltige inlassablement au ras des vagues, et où on le voit même par moment courir sur l’eau, ses pattes noires pendantes. La nuit, parfois, il vient à terre, où son vol incertain peut le faire prendre pour une chauve-souris. Puis arrive l’époque des nids, et c’est alors surtout que les riverains de la Bretagne et de la Cornouailles anglaise ont l’occasion de l’observer. À vrai dire, son aire de nidification couvre tout l’espace où se déverse le Gulf-Stream à son arrivée sur l’Europe, depuis les îles du Nord de l’Écosse jusqu’au golfe de Gascogne et aussi en Méditerranée occidentale. Elle pénètre jusqu’au Cotentin et toutes les côtes bretonnes en font partie. Sur les îles, sous les rochers et les pierres, dans les terriers de lapins et toutes les cavités, il niche en colonie. Le pétrel tempête fut une des premières victimes du pétrole, car celui-ci, flottant à la surface des eaux, le séparait de sa nourriture habituelle, le poisson. L’oiseau ne put donc plus atteindre le poisson sans maculer son plumage. Fatale souillure, à laquelle aucun oiseau de mer n’échappera: l’épais édredon de duvet et de plume qui le protège du froid perd, tout coagulé, ses propriétés d’isolation thermique. Les substances hydrophobes dont la nature imprègne le plumage se dissolvent dans l’hydrocarbure, les plumes se mouillent, se collent, l’oiseau perd de sa chaleur, s’alourdit et ne tarde pas à périr.

Du pétrole au détergent mortel…

Remarquons au passage que le pétrole, paradoxalement, est moins nocif aux poissons qu’aux oiseaux. Rien, en effet, n’oblige le poisson à faire surface. Si, pour une raison quelconque, celle-ci lui déplaît, il descend de quelques décimètres, ou davantage. Si une zone ne convient pas à sa fantaisie ou à sa santé, il en change et porte ailleurs ses pénates. La marée noire du «Torrey Canyon» leur aura été indifférente. Tout au plus les aura-t-elle chassés momentanément de quelques parages.

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Plus graves sont les dégâts causés localement à ce que les naturalistes appellent le profil écologique, c’est-à-dire à l’équilibre des espèces présentes en un lieu. Même très fine, même microscopique, la pellicule de pétrole stoppe les échanges entre l’air et l’eau. C’est d’ailleurs là le principe de certain moyen de lutte contre les moustiques: en répandant sur l’eau des étangs une imperceptible pellicule d’un produit imperméable au gaz, on stoppe la croissance des larves et même l’éclosion des œufs. En mer, le même mécanisme compromet la survie des innombrables micro-organismes qui forment le plancton, tant animal que végétal. Or, n’oublions pas que le plancton, c’est le pâturage de tout ce qui vit dans l’eau. Demandez à brûle-pourpoint autour de vous de quoi vivent les poissons. On vous répondra presque toujours que les poissons mangent des poissons, ce qui est vrai, mais n’en pose pas moins le problème de savoir d’où vient le poisson! Si, sur la terre ferme, les carnassiers étaient condamnés à s’entredévorer eux seuls, ils ne tarderaient pas à disparaître. S’ils subsistent, néanmoins, c’est parce qu’il existe des herbivores, et que ces herbivores, comme leur nom l’indique, prolifèrent indéfiniment aux dépens des végétaux. Dans les mers, où sont les herbivores? Ce sont tout simplement les masses fabuleuses d’animalcules qui forment le plancton animal. Ce plancton animal prospère lui-même sur les micro-organismes du plancton végétal. Et l’on a ainsi la pyramide des êtres aquatiques solidement posée sur le plancton végétal, qui nourrit le plancton animal, qui nourrit les poissons et invertébrés de petite taille (et aussi la baleine!), qui nourrissent les poissons de plus grande taille (et aussi la plupart des mammifères marins), qui nourrissent l’homme qui fabrique des pétroliers et empoisonne la mer en les échouant sur des récifs. Tout repose, on le voit — c’est logique — sur le plancton végétal. Or, celui-ci, comme tous les végétaux, fabrique de la vie à partir de l’inanimé grâce au mécanisme de la photosynthèse, fondement de la vie terrestre: autrement dit, en utilisant la lumière du soleil, le végétal, qu’il soit terrestre ou marin, fait la synthèse de sa propre substance.

Seulement, le pétrole est un corps opaque. La lumière du soleil ne le traverse pas, surtout sous la forme brute, non raffinée, qui est encore la sienne dans les pétroliers. Qu’il se répande sur la mer, et partout où son écran stoppe la lumière du soleil, l’usine naturelle à fabriquer de la vie tombe en panne. La photosynthèse est stoppée, le plancton végétal ne se reproduit plus et la vie aquatique se trouve tarie à sa source. La vie aquatique et la vie aérienne qui se développe à ses dépens, comme celle des oiseaux marins.

Nous voilà donc revenus à notre pétrel tempête et à ses semblables qui, tributaires de la mer pour leur subsistance exactement comme les poissons, se trouvent de surcroît forcés de franchir la barrière du pétrole, ce dont les poissons peuvent se passer.

Comment la nature fait bon usage des calamités
Dans l’abominable cloaque, Gérard Vienne ramasse un petit pingouin «Torda», qui n’a que peu de chances de survivre.
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(Photos Gérard Vienne et François Bel)
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Un guillemot…

Poursuivons l’examen des cartes de nidification. À l’entrée de la Manche, nous trouvons encore le puffin des Anglais (Puffinus puffinus), bel oiseau de 35 cm, très caractéristique à la fois par son vol (ailes rigides), par ses couleurs (noir de suie par-dessus, blanc pur par-dessous) et par son comportement. En haute mer, il ne suit pas les bateaux, mais le contour des vagues, montrant alternativement le noir et le blanc en ondulant au-dessus des rouleaux liquides, ailes étendues sans un mouvement, comme un bouchon volant. Parfois aussi, il se pose sur l’eau et nage en compagnie de quelques congénères. Pour la région qui nous intéresse, on le trouve vers le Finistère et la Cornouailles anglaise. Son aire de choix est plutôt la mer d’Irlande avec ses îles, le nord de l’Écosse, les Shetlands et les Orcades.

Voici encore le pétrel fulmar (Fulmaris glacialis), encore plus grand que le puffin des Anglais et même que la mouette tridactyle, puisqu’il atteint quarante-six centimètres de long. Le pétrel fulmar est tout à fait typique de la région formée par les Îles britanniques et la côte nord de la Bretagne. Son vol est exactement celui du puffin des Anglais, ondulant parallèlement aux vagues sur ses ailes rigides. Comme lui, il a le dessous très blanc. Mais le dos, les ailes et la queue sont gris, du moins en Bretagne. Plus au nord, le gris tourne au bleu acier. Lui aussi nage, quoique ses vastes ailes l’embarrassent un peu au moment de l’envol: c’est une victime désignée du pétrole en haute mer, où il se tient strictement, sauf pour venir nicher dans les falaises. On a beaucoup parlé des dégâts causés sur les côtes, par exemple aux Sept Îles. Mais on ne mesurera jamais les hécatombes provoquées en haute mer.

Une tête de clown triste…

Vers la mi-avril, des pêcheurs recueillaient à l’Île Rouzic de nombreux fous de Bassan tout englués, que leurs femmes ensuite nettoyaient avec de l’huile végétale avant de leur rendre la liberté. À part le pélican blanc, qui est, je crois, le plus vaste volatile visible sous nos cieux, le fou de Bassan est avec le grand cormoran le géant de nos mers: l’un et l’autre atteignent près d’un mètre de long. Le fou mérite bien le soin que prirent de lui ces aimables bretonnes. C’est un magnifique oiseau blanc, avec de longues ailes étroites largement terminées de noir, du moins à l’âge adulte (avant, il est sombre, bigarré de blanc ou de brun, selon l’âge). Lui aussi était une victime désignée du pétrole: il plonge sur le poisson tête première, piquant parfois de trente mètres comme le goéland, mais de façon plus spectaculaire en raison de sa grande taille, de sa forme élancée, de son bec pointu, de sa longueur. Ce grand voilier ne peut subsister que grâce à l’extraordinaire organisation de ses ailes, faites pour un vol utilisant tous les mouvements du milieu aérien. Qu’il se trouve alourdi par la collante mélasse de l’hydrocarbure ou par l’eau, et le voilà incapable de s’arracher à la mer. Remarquons à ce sujet que si les Anglais ont partiellement sauvé leurs plages avec des dissolvants, ce remède n’en est pas un pour l’oiseau, car ce qui dissout le pétrole dissout aussi les substances hydrophobes du duvet et des ailes, qui deviennent donc mouillables et s’imprègnent comme éponge.

C’est précisément sur les côtes anglaises qu’eut à souffrir le grand cormoran dont je parlais plus haut, ainsi que le cormoran huppé, moins long d’environ vingt centimètres, mais lui aussi hôte des côtes et des îles au moment de la nidification et grand explorateur des eaux chaudes du Gulf-Stream. On peut en dire autant du goéland marin, du goéland brun, du goéland argenté, tous oiseaux qui se reproduisent sur les côtes, les îles et les rochers de l’Europe du Nord, depuis la pointe du Finistère jusqu’à la Scandinavie.

Mais on a parlé surtout de l’hécatombe des macareux et des guillemots. Le macareux moine est un morceau de choix pour le photographe avec sa merveilleuse tête de clown triste ornée en été d’un incroyable bec tricolore bleu, jaune et rouge comprimé latéralement, triangulaire, énorme, digne de la tirade du nez de Cyrano. Son habitat habituel, c’est l’océan littoral des côtes occidentales de l’Europe du Nord, et en premier lieu l’entrée de la Manche (des deux côtés). Quant au guillemot dont ont parlé les journaux, il s’agissait du guillemot de Troïl, l’Uria aalge des naturalistes. C’est essentiellement un oiseau plongeur, comme le petit pingouin dont il se distingue par son bec plus pointu et son cou plus svelte. Un plongeur, donc une victime de choix.

Avons-nous fait le tour des oiseaux décimés par la nauséabonde cargaison du Torrey Canyon? Non, loin de là. Il faudrait encore citer les sternes, et surtout la sterne pierregarin, qui subira pendant longtemps encore les effets de la catastrophe. En effet, à la différence de la plupart des oiseaux que j’ai cités jusqu’ici, la pierregarin ne niche pas sur les hauteurs, falaises et rochers. Elle préfère les plages, les dunes, les îles plates où elle se rassemble en vastes colonies. Il est vrai que les régions souillées par le pétrole ne constituent qu’une part infime de son domaine. Sauf en Italie, elle est en effet présente dans toute l’Europe. Mais il suffit de lire ce qu’en dit le Dictionnaire Classique d’Histoire Naturelle pour comprendre à quel point cet oiseau est sensible à la pollution partielle de la mer: — c’est en effleurant d’un vol rapide la surface des flots que les sternes se baignent, saisissent les petits poissons qui font la base de leur nourriture; souvent aussi elles tombent à plomb et avec la vitesse d’un corps très lourd sur leurs petites proies. Elles arrivent au printemps sur les côtes par petites troupes. Bientôt, elles se dispersent, et chaque couple se choisit sur les bords de la mer un endroit paisible et abrité où la famille prête à naître puisse être élevée avec sécurité. Un enfoncement dans le sable, un creux dans la surface d’un rocher reçoivent ordinairement trois ou quatre œufs bruns ou d’un vert grisâtre plus ou moins largement tachetés de noir. À ces précisions, il faut ajouter tout ce que l’on sait des servitudes de la migration. La mécanique à laquelle obéissent les migrateurs est d’une grande rigidité comme l’ont montré les innombrables baguages opérés depuis plusieurs dizaines d’années sur les grandes voies de migrations, et surtout, depuis quinze ans, par l’équipe du Professeur Luc Hoffmann, directeur de la station camarguaise de la Tour du Valat. Tout ce qui déconcerte l’instinct migratoire risque d’être irrémédiable, car la population d’un lieu une fois exterminée ou détournée risque de ne plus se renouveler de longtemps. Et cela se comprend: si l’oiseau retrouve son gîte dans le même trou de rocher après avoir parcouru des milliers de kilomètres, ce n’est que grâce à la fidélité aveugle qui le guide, ou plutôt cela démontre sa fidélité (car il faut se garder de rien expliquer par des sentiments si l’on veut éviter le danger des explications purement verbales). Supposons donc qu’une colonie soit détruite: comment serait-elle remplacée par une autre colonie, puisque cette dernière restera jusqu’à la mort fidèle à son propre domaine? Si même la colonie n’est pas détruite, si elle n’est que détournée — ce qui a pu se produire, ce printemps dans la Manche, puisque le Torrey Canyon a fait naufrage juste avant l’arrivée des migrateurs — on sait, par des expériences faites notamment sur les oies, que le migrateur ayant une fois nidifié en un lieu y reviendra l’année suivante, même si ce lieu n’est pas celui des nidifications précédentes. Son premier domaine sera donc définitivement abandonné. Peut-être est-ce là la raison pour laquelle les cigognes disparaissent peu à peu de l’Alsace où leur présence, on le sait, était traditionnelle. Tant que la plaine du Rhin était une contrée de paisibles villages où chacun connaissait et respectait son oiseau, celui-ci réintégrait infailliblement chaque année sa cheminée familiale. Mais les Alsaciens savent bien, hélas, que le vacancier et le citadin qui transforment la vieille ferme en résidence secondaire n’ont généralement pas le respect des bêtes. Aussi la cigogne abattue ou détournée ne revient plus. Si elle survit, elle pousse plus à l’Est, jusqu’en Hongrie, en Roumanie, en Bulgarie, pays où la vie villageoise subsiste encore.

Est-ce à dire qu’une aire dépeuplée de ses migrateurs doit être considérée dès lors comme déserte et que ceux-ci ne reviendront jamais? Certes non, car il n’y a qu’un minimum de processus irréversibles dans la nature. Les aires dépeuplées se repeuplent grâce à un autre mécanisme fort simple: celui des oiseaux qui s’égarent Là aussi, les baguages du Professeur Hoffmann sont très instructifs. Il existe au Muséum d’Histoire Naturelle de Paris un Centre de Recherches des Migrations qui publie les résultats de ces baguages (et de tous les autres). On peut y constater que si la majeure partie des oiseaux bagués en Camargue sont retrouvés ensuite sur leurs voies habituelles de migration, un certain pourcentage est constamment repéré hors de ces voies, parfois même à des distances considérables. On constate de même que lorsque le temps n’est pas ce qu’il devrait être, quand le printemps est trop froid, ou qu’à un printemps trompeusement précoce succèdent des retours de gel et de neige, c’est alors que le nombre des oiseaux égarés augmente. Les pauvres bêtes vivent alors une aventure désagréable et fatale à un grand nombre d’entre elles. Mais ce qui est désastreux pour les individus peut se solder par un bénéfice pour l’espèce, car si la plupart des oiseaux égarés périssent, quelques-uns d’entre eux ont des chances de découvrir l’Amérique, je veux dire une aire propice pas encore colonisée. S’y installant de force parce qu’ils n’ont pas trouvé leur route, ils vont s’y reproduire, et si la nichée réussit, la deuxième génération y reviendra avec la première l’année suivante.

On peut donc être assuré que les pertes subies au printemps 1967 dans la Manche seront comblées, sous la seule condition que les rivages où s’élèvent les nids ne restent pas définitivement empoisonnés et que la croissance planctonique reprenne normalement. Si l’on consulte par exemple l’excellent «Guide des Oiseaux d’Europe», on constate que le pétrel tempête, que j’ai localisé entre les Shetlands et le golfe de Gascogne ainsi qu’en Méditerranée occidentale, est signalé comme égaré à l’intérieur (du continent) et en Méditerranée orientale. Le fou de Bassan est signalé comme «égaré en Méditerranée orientale, en Baltique et jusqu’en Finlande». Et ainsi de suite. Le Guide résume ainsi en quelques lignes des milliers d’observations poursuivies depuis un siècle. Or, que signifient ces observations? Que toute espèce a tendance à s’égarer dans certaines directions, toujours les mêmes pour chaque espèce. En d’autres termes, que l’espèce sacrifie chaque année un certain pourcentage d’individus au-delà de certaines frontières de son aire, toujours les mêmes.

La nature avait tout prévu déjà

Eh bien, il ne faudrait pas chercher beaucoup pour retrouver là une loi éternelle de la vie, une loi à laquelle les hommes eux-mêmes, sans le savoir, conforment leur histoire: celle qui pousse tous les êtres à se dépasser eux-mêmes dans la mort pour faire prospérer leur communauté. Une intelligence obscure mais infaillible semble organiser tout cela. Le fou de Bassan qui s’égare en Méditerranée orientale, c’est l’espèce à l’affût d’une nouvelle aire de colonisation. Que surgisse un infime changement de climat comme la géologie et même l’histoire nous en montrent tant, et peut-être la Méditerranée orientale deviendra-t-elle vivable à l’espèce «fou de Bassan». Alors les égarés joueront le rôle de pionniers et l’espèce s’étendra. Ainsi, jadis, les Gaulois partis de Bohême ont-ils conquis le pays qui devint la Gaule, puis la France. Ainsi les Slaves occupèrent-ils en s’égarant vers l’Ouest la moitié de l’Europe. Christophe Colomb, s’il avait échoué, eût été un «égaré». Combien de précurseurs de Christophe Colomb devraient-ils être portés sur un Guide des Hommes dans la rubrique des «hommes égarés»? Combien de nos descendants s’«égareront-ils» dans les espaces interplanétaires?

Nous voilà loin, apparemment, du Torrey Canyon. C’est que dans l’immense histoire de la vie, les plus grandes catastrophes elles-mêmes prennent leur place naturelle. Car la nature a tout prévu.■

Aimé Michel

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