Voir avec les yeux d’aujourd’hui la fin de l’Empire romain
Article paru dans Le nouveau Planète N°1 de septembre / octobre 1968
C’est en Irak que le fantôme des civilisations mortes impose de la façon la plus impérative sa terrifiante présence. Votre jeep roule pendant des heures et même des journées dans un désert de poussière jaune où l’unique rencontre à escompter est celle d’une famille de pasteurs faméliques au visage absent, poussant devant elle un bétail plus misérable encore. Çà et là, cependant, dans la plaine sans borne, la molle ondulation d’une colline dont la véritable nature, en dépit des lectures qui vous ont conduit jusqu’ici, refuse de se laisser appréhender jusqu’à ce que vous arriviez au but de votre étape: l’une de ces collines, précisément, aussi démoralisante que le reste du paysage, mais au pied de laquelle quelques dizaines d’hommes ont dressé des tentes et étalé le matériel classique des archéologues. L’équipe est généralement payée et commandée par trois ou quatre géants blonds en short ou en treillis qui mâchent du chewing-gum: de jeunes savants américains, venus tout droit de Yale à Bagdad en avion et qui connaissaient leur colline avant de l’avoir vue comme le quartier de Chicago ou de New York où ils ont passé leur enfance. Et vous pouvez alors, d’un coup d’œil, saisir le mystère du temps, et en frémir: d’abord cette colline qui fut une ville, où des hommes, il y a quatre mille ans ou plus, crurent à l’éternité de leurs rêves et de leurs dieux, puis les ouvriers irakiens, pour qui cette éternité abolie n’est plus qu’un chantier comme un autre, enfin les jeunes archéologues hilares enregistrant chacun de leurs gestes au magnétophone et qui, en vous offrant un bourbon, vous décrivent ce que sera la vraie archéologie, quand ils pourront, en deux secondes, du lieu de leur travail perdu dans le désert, accéder aux bibliothèques et aux fichiers de leurs instituts d’Amérique et d’Europe. Comment? Par téléphone et vidéo, parbleu! À quoi serviront les satellites? Et à quoi la documentation électronique?
Mais le pays des deux fleuves où fleurirent Ur et Sumer est un pays détruit. L’Occidental qui le visite ne se sent pas vraiment menacé par cette mort-là. II sait que l’arrivée d’un conquérant dévastateur (ici le Turc nomade) est désormais un phénomène anachronique. La civilisation technique est devenue trop puissante pour prendre une telle menace au sérieux et même pour la laisser se former. II ne reste rien du vieux «péril jaune» quand les deux grands ont le pouvoir de transformer en quelques heures la moitié de l’Asie, ou même l’Asie entière, en résidus radioactifs.
Certes, de notre monde familier aussi la bombe peut faire un désert. Mais nul ne croit plus que cette chose possible se produise un jour.
C’est pourquoi le désert irakien qui sait, je l’ai dit, nous terrifier, reste impuissant à nous inquiéter. Ce n’est pas ainsi que nous risquons de mourir. Pour toucher notre mort de la main, point n’est besoin d’aller si loin. Il suffit, là où nous sommes, d’ouvrir les yeux. II suffit d’aller aux Arènes de Lutèce, aux Thermes dont les ruines indestructibles dressent leur silhouette rougeâtre à l’angle du boulevard Saint-Germain et du boulevard Saint-Michel, où nos fils font la révolution. Nous ne savons plus voir ces vieilles pierres, ces briques trop présentes à nos yeux. Mais surmontons notre paresse. Ces arènes, à quoi ont-elles, pendant des siècles, servi? Quelle vie menaient les hommes et les femmes qui sont nés et morts à leur ombre en s’imaginant qu’elles faisaient partie des choses nécessaires et immuables? Avouons-le: nous n’en savons rien. Les paroles, les éclats de rire, les clameurs qui ont retenti là nous sont inconnues, et même si par l’histoire nous les connaissons un peu, leur vrai sens se dérobe.
Je l’imaginai fredonnant la dernière rengaine venue de Rome ou d’Athènes
Je me rappelle une visite que je fis naguère à Téboursouk, en Tunisie. J’arrivais du Sud comme le jour baissait. Une petite chaîne de montagnes, vers le nord, était encore éclairée par le soleil.
– Qu’est-ce que c’est que ça? demandai-je à l’ami tunisien qui m’accompagnait, en lui montrant, au sommet d’une colline, je ne sais quelle indistincte mais puissante structure architecturale.
– Tu vas voir, me répondit-il, je préfère te laisser découvrir toi-même.
Quelques minutes plus tard, une route abrupte nous amenait jusqu’à un pauvre village tunisien sentant l’urine, le bétail et l’huile d’olive. Des enfants au regard vif et aux pieds nus jouaient dans les ruelles, parmi les poules et les chèvres. Et soudain, vers le couchant surgirent les formes que j’avais aperçues de la plaine. De vastes murailles aux pierres géométriques, des colonnes, des chapiteaux corinthiens: une ville romaine. Le village tunisien, c’était Dougga. Et la ville romaine, Thugga, au nom probablement punique sinon même plus ancien, demeure à peu près inchangée depuis trente siècles.
J’errai dans les rues largement pavées, usées par le piétinement de tant d’hommes disparus, sans laisser d’autres traces que celles de leur labeur, allant du forum au théâtre, gravissant et descendant les escaliers des riches maisons bourgeoises, pris aux entrailles par l’impression d’intimité violée, de sacrilège et de défi. Ici, disait le guide, une chambre de jeune fille reconnaissable à sa décoration et aux objets livrés par les fouilles. Je l’imaginai rêvant devant son miroir (un miroir d’argent comme j’en avais vu la veille au musée du Bardo), fredonnant peut-être un vers de Properce ou d’Ovide, ou plus probablement la dernière rengaine venue de Rome ou d’Athènes. Là, le cabinet d’un commerçant, peut-être un banquier, l’un de ces hommes d’affaires habiles à vendre en Angleterre (qu’on appelait alors Bretagne) ce qu’ils achetaient en haute Égypte ou inversement.
N’avais-je pas vu aussi quelques jours plus tôt, dans les vastes thermes d’Antonin, à Carthage, d’énormes chapiteaux de granit égyptien à côté d’autres blocs qui, à en croire les géologues, avaient été transportés jusque-là depuis des carrières d’Alsace? Je fis en flânant le trajet que la jeune fille avait parcouru tant de fois pour aller au théâtre et au temple. Je regardai longuement le paysage par ce qui devait être sa fenêtre. Ce trophée punique polygonal, bien antérieur aux Romains, que j’apercevais en contrebas parmi les buissons odorants et les oliviers à mi-flanc de la colline, combien de fois avait-elle posé sur lui son regard, comme je faisais maintenant deux millénaires plus tard? Et à quoi alors avait-elle pensé? Sa tête précieuse et fragile qu’avaient habitée, le temps d’une vie, tous les rêves d’un monde, idées de Platon et de Pythagore, de Virgile et de Tibulle, soucis, amours, indicibles éclairs de conscience, douleurs, cette tête dont je foulais peut-être la poussière avait sans doute, en songeant à Carthage détruite, cru comme nous que «cette fois, ce n’était pas pareil», et qu’avec Rome les hommes avaient réalisé leur éternelle image.
Et, songeant à tout cela, un souvenir me revenait en mémoire, celui des coutumes romaines de fiançailles et de mariage. La veille du mariage, la jeune fille offrait ses poupées aux lares de la maison paternelle, c’est-à-dire aux esprits protecteurs de la race d’où elle sort et qu’elle quitte. Les vieilles familles devaient ainsi conserver les poupées de nombreuses générations. Y a-t-il rien d’aussi profond et d’aussi touchant dans nos usages modernes? Rome ne fut si forte, elle ne dura si longtemps et ne se survit tant jusque dans notre inconscient que pour avoir su prendre les hommes, depuis la Mésopotamie jusqu’à l’Écosse, dans la trame de telles coutumes. Cela était trop profondément ressenti par eux comme répondant à leur éternité intérieure pour qu’ils pussent douter que tout s’achevât dans la ville, Urbs, l’Unique, fin dernière et couronnement de l’histoire.
L’orgueil romain n’était pas nationaliste mais philosophique
Et cependant, nous le savons maintenant, cet achèvement était illusoire. Rome et la Grèce appelaient Barbares les peuples dont la civilisation était (à leurs yeux) un folklore. Quand Hérodote décrit les formidables réalisations de la technique mésopotamienne et égyptienne, les canaux larges comme des fleuves, les gratte-ciel de Babylone, la science même des astronomes chaldéens, il a beau savoir que rien de tel n’existe en Grèce, son admiration n’obscurcit jamais en lui la conviction que l’avenir est de son côté, parce que l’avenir est la vérité et que la démocratie athénienne, toute besogneuse qu’elle est encore, s’affirme plus vraie et plus humaine que les civilisations de l’Euphrate et du Nil. Pour lui, ces civilisations appartiennent au passé. Elles sont grandes, elles imposent le respect. Mais cette grandeur est barbare. C’est un folklore. Plus tard, les penseurs antiques ne furent jamais plus confrontés avec un tel problème, sauf peut-être les rares voyageurs romains et séleucides qui poussèrent jusqu’en Chine (comme le prouve l’archéologie). Les seuls nouveaux Barbares avec qui ils entrèrent en contact l’étaient à leurs yeux dans tous les sens du terme. César loue sans doute l’ingéniosité gauloise, si habile (entre autres choses) à entourer les villes de murailles résistant à la fois aux machines de guerre et à l’incendie, mais enfin, la civilisation, c’est lui, c’est Rome, et rien d’autre. Tacite sera bien un moment troublé par la vertu, la sagesse et le sérieux des Germains. Mais son trouble ne va pas loin. Le sens de son livre sur ce peuple est clairement de donner une leçon aux Romains, comme on félicite le dernier de la classe pour faire honte aux meilleurs. Pas plus qu’aucun autre, Tacite ne pense un instant qu’il puisse exister chez les Germains et les Celtes le principe d’une supériorité de nature culturelle capable un jour de détruire Rome et de la supplanter. Cette assurance des Romains (et avant eux des Grecs) dura presque mille ans. Il y a là un phénomène psychologique sans autre exemple que le nôtre dans tout le cours de l’histoire. Et que l’on ne cite pas les Chinois. Quand les Chinois de l’époque impériale appellent «Barbares» tous les étrangers sans distinction, cette attitude orgueilleuse n’a d’autre fondement que l’ignorance. Les Chinois cessèrent de ranger les Occidentaux parmi les Barbares dès qu’ils en eurent une connaissance suffisante, se hâtant même, depuis Mao, de s’occidentaliser. L’orgueil romain, tout différent, n’était pas d’essence nationaliste, mais philosophique, puisque le Grec méprisé n’était point tenu pour Barbare et qu’au contraire tout Romain cultivé reconnaissait en lui son maître de civilisation. L’homme d’État, le moraliste romains accordaient autant d’estime au Germain que de mépris au Grec. En dépit de quoi tout l’univers était barbare à leurs yeux, sauf le Romain et le Grec. Et cela, répétons-le, dura presque mille ans, le temps de trente à quarante générations, dix siècles pendant lesquels le cours des choses sembla ne se lasser jamais d’accumuler et d’enchaîner les uns aux autres des événements conformes à cette façon de voir. Rome pouvait être prise d’assaut par l’étranger, battue à Cannes, sauvée par des oies, ces péripéties n’entamaient en rien une certitude qui ne se fondait pas sur la contingence historique, mais sur la conscience que l’on était plus homme à Rome et à Athènes, fût-ce accablé et vaincu, que nulle part ailleurs dans le monde.
Plus l’on devient homme, plus l’on est Romain
Le mot fameux de Térence: «Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger» exprime cette foi de façon lapidaire. Les historiens modernes[1] ont souligné avec raison le destin extraordinaire de cette petite réplique d’une petite comédie à travers tout le monde antique, et de quel cœur, jusqu’à la fin de Rome, elle fut répétée et commentée comme l’expression d’un idéal de vie et de pensée. Mais l’étude des sens attribués par les grands auteurs latins au mot humanitas n’est pas moins révélatrice. C’est dans Cicéron que l’on trouve pour la première fois l’expression «patrimoine commun de l’humanité» (commune humanitatis corpus), dans Cicéron encore que la condition humaine est désignée comme le fondement nécessaire et suffisant d’une exigence éthique absolue: id quod est humanitatis tuae, «ce que tu te dois en tant qu’homme», «ce que ta condition d’homme exige de toi». Rappelons-nous d’ailleurs que Cicéron, tendre père, ami fidèle, chef politique loyal, offrit avec une admirable fermeté sa tête aux tueurs d’Antoine, lui-même assassin de la liberté.
Une phrase de César sur les Belges montre bien que le mot «humanité» était dès le temps d’Alésia synonyme à Rome de «civilisation»: les Belges, écrit-il, sont bien loin de la culture et de la civilisation (cultu et humanitate) de la Provence. Enfin, est-il besoin de rappeler le sens acquis alors par le pluriel «les humanités»? Les humanités, ce sont les études, et les seules études qui vaillent la peine, celles dont l’homme est l’objet. Dans Cicéron, on trouve même le singulier: studia humanitatis.
Cette dernière transformation sémantique du mot «humanité» exprime la quintessence de la foi antique: étudier, travailler intellectuellement, ce n’est pas apprendre à construire des ponts, à bâtir des villes, à créer de la richesse matérielle, ce n’est pas assimiler une technologie (toutes activités où pourtant excella le génie romain), c’est s’approfondir soi-même, c’est devenir plus homme. Plus l’on devient homme et plus l’on est Romain. Et inversement.
Ainsi définie, la civilisation romaine fut donc admirée et ressentie par tous comme la civilisation tout court, même par les esclaves qui ne contestèrent jamais que l’ordre politique et dont l’ambition proclamée et parfois réalisée fut toujours de devenir citoyen romain, civis romanus (on remarquera au passage que le mot «civilisation» dérive lui-même de civis). Pour la centaine de millions d’individus que compta l’Empire à son apogée, la seule alternative à la romanité était donc la barbarie. À chacun de ces hommes et de ces femmes, il fut pendant des siècles évident que Rome ne pouvait mourir que par assassinat. Aucun d’eux, jamais, n’eut l’idée que la ville pût cesser d’exister par un nouveau progrès de la conscience, de l’humanitas (puisque Rome et l’humanitas ne faisaient qu’un) et que sa décadence et son abolition pussent advenir sur place, dans le cœur et l’esprit des hommes, par la lente naissance de quelque chose de totalement nouveau à quoi ni Cicéron, ni Sénèque, ni Lucrèce, ni jadis Socrate et les sages grecs n’avaient pensé.
C’est pourtant cette chose inconcevable qui advint. Au moment exact où commence le siècle des Antonins, apogée spirituelle et matérielle de l’aventure romaine (97 après J.-C.), un illuminé totalement inconnu de l’empereur, et de ses ministres, et de toute l’élite intellectuelle, politique, économique, une sorte de vieux fanatique incohérent et ignare relégué dans une misérable petite île de l’archipel écrivait, dans un grec barbare, un livre incompréhensible où il était question d’agneau mystique, de dragons à sept têtes, de chevaux volants, de sceaux brisés par l’Agneau et de cent autres insanités. Personne ne le lut, excepté les adeptes d’une de ces innombrables petites sectes comme il s’en manifestait trois ou quatre à chaque saison nouvelle dans les bas quartiers de Rome et d’ailleurs de toutes les villes de l’Empire, et qui se recrutaient parmi les gens de rien, esclaves, marins, colporteurs, crieurs de rues, fripiers et brocanteurs au teint d’émigrants mal nourris venus chercher fortune en Occident.
Le nouveau dans ce livre absurde était qu’il ne se référait à aucune valeur reconnue, ni à l’humanité, ni au Bien, ni au Beau, ni au Vrai, qu’il ne citait ni Platon, ni Cicéron, ni Virgile, et surtout, aberration véritablement fantastique, qu’il vomissait Rome, qu’il en récusait jusqu’aux fondements, et qu’il appelait sur elle avec une véhémence forcenée le feu d’une mystérieuse catastrophe cosmique. Le livre en question (on a compris qu’il s’agit de l’Apocalypse de Jean) n’avait en lui-même aucune importance. Aucun des auteurs classiques contemporains ne le connaît ni ne le cite.
L’esprit nouveau naissait dans les profondeurs invisibles de Rome
Si je ne me trompe, la première allusion sûre à l’Apocalypse se trouve dans un dialogue de Justin écrit vers 270, c’est-à-dire presque deux siècles plus tard, à une époque où les chrétiens constituaient une grande puissance politique. Mais l’Apocalypse était un signe parmi d’autres, un livre aussi parmi d’autres, l’une des innombrables expressions d’un état d’esprit nouveau en train de naître dans les profondeurs invisibles de Rome et qui brûlait sans examen tout ce que l’on avait adoré jusque-là, harmonie du corps, volupté, amour du monde physique, culte de l’intelligence, domestication de la nature par la technique, appropriation des biens de la terre. À cette revendication globale de l’antiquité classique, les nouveaux cultes plus ou moins clandestins venus de l’Orient opposaient une exécration non moins globale. La religion d’Isis, introduite à Rome dès le temps de Sylla, avait déjà ses prêtres au crâne rasé s’abstenant des plaisirs de la chair et qui imposaient à leurs fidèles consentants certains jours d’une incompréhensible «pureté» consistant à frustrer la nature de ce qu’on avait jusque-là tenu pour son agrément le plus indiscuté.
Plus tard Mithra, le Dieu fait homme pour le salut des hommes (le salut, autre idée incompréhensible) né sur une roche le jour du solstice d’hiver (c’est-à-dire à Noël), adoré dans son berceau rustique par les bergers (eh oui…) proposera lui aussi une «purification» par le sacrifice. Le fidèle aspergé par le sang du taurobole, symbole du sang divin, se trouvera «sanctifié» encore une idée incompréhensible sous un vieux mot latin.
Les sectateurs de Cybèle, autre déesse orientale, se «sanctifieront» eux aussi et trouveront leur «salut» par la profusion d’un sang sacrificiel répandu lors de cérémonies mystérieuses aussi hermétiques qu’une messe préconciliaire. Et d’autres rites, en foule, disparus sans laisser de traces historiques, dont pourtant parfois l’archéologie nous révèle la présence en quelque coin de ce qui fut l’immense Empire. Tous proposaient la même chose: le salut par le retour à Dieu et le mépris de la Terre, la délivrance de cette vallée de larmes et bientôt la gnose.
La gnose, cela veut dire la connaissance ésotérique et initiatique (et non plus rationnelle) des réalités divines (et non plus de l’univers matériel).
Et Rome fut condamnée dès lors que cette promesse commença d’être tenue par la foule pour plus précieuse que toute autre imaginable, plus précieuse que la santé, que la vie, que la possession des biens, que la connaissance et que la volupté. Les mots nouveaux: charitas, redemptio, salus, étaient certes latins ou grecs, mais leur sens explosait dans un espace spirituel que rien jusque-là n’avait tenté d’arracher aux ténèbres, et surtout pas les mystères grecs. Quant aux noms propres que des millions de lèvres se mirent à implorer avec ferveur lors des réunions rituelles, ils étaient résolument barbares. Jésus, Joseph, Marie, Jacques, Jean, si tout cela sonne familier à nos oreilles, il ne faut pas oublier que ce furent d’abord Ieshua, Ioseph, Myriam, Iakob, Yohanan, sons étranges qui ne purent que séduire des esprits et des cœurs pour qui Rome déjà n’était plus que la Bête promise à l’Ange équarrisseur. Ah! le chrétien primitif, que je l’imagine bien, et que de fois, d’ailleurs, je l’ai vu, vivant, de mes yeux d’homme du XXe siècle, chez les fidèles de nos sectes modernes, affable, souriant, humble, sourd à tout propos non inspiré par ses livres, innombrable Polyeucte aussi prêt à affronter les supplices qu’à accueillir l’apocalypse justicière, et d’ailleurs à la solliciter un peu pour la Purification du pécheur. Tel fut toujours le fanatique au doux regard, invisible, laborieux, murmurant inlassablement ses prières et ses anathèmes. Nous ne comprenons plus l’Apocalypse.
Mais lui, l’esclave aux mains calleuses qui éleva la grandeur de Rome, il la comprenait.
De l’Atlantique au Caucase, la «Roman way of life»
Et naturellement, elle viendra, cette apocalypse annoncée par les livres et par les cœurs. Elle piétine aux portes de l’Empire, depuis sa fondation, retenue par la digue des légions. Tant que les légions veilleront sur le Rhin et le Danube, la Roman way of life pourra développer ses créations de l’Atlantique au Caucase et au-delà. Viendra le temps tant de fois décrit où ces légions perdront leur mordant à mesure que le recrutement se fera plus mercenaire. Pourquoi le chrétien arrêterait-il le bras de l’ange prêt à abattre la Bête? Oh! certes, à la fin, l’Empereur lui-même s’étant converti à la Vraie Religion et l’Église ayant formidablement assis sa puissance terrestre, le Romain christianisé peut être logiquement requis pour leur défense, et il l’est. Mais le cœur n’y est plus. Le tableau laissé par les derniers écrivains latins témoins de l’arrivée des Barbares, réexaminé par la critique moderne, n’est plus celui d’une universelle terreur[2]. Ou plutôt, il s’avère que le bon peuple de Gaule, d’Italie, d’Afrique et d’ailleurs, s’il endura de grandes souffrances du fait des invasions, eut sans doute souvent à redouter bien plus de la classe dirigeante nourrie de lettres latines que des barbares eux-mêmes. Les documents rassemblés par P. Courcelles et L. Musset sont accablants[2-3]. On voit par exemple qu’après le sac de Rome en 410, le gouverneur de la province d’Afrique, en guise d’accueil aux réfugiés, se borna à vendre les jeunes filles aux bordels d’Égypte et de Syrie. Le fait est rapporté par saint Jérôme.
Vingt ans plus tard, la plus haute autorité morale de l’Afrique romaine, saint Augustin, découvre au moment de mourir qu’après tout l’effondrement de Rome, si déplorable qu’il soit, ne concerne en rien l’Église et sa destinée. C’est pour lui, produit de la grande bourgeoisie romaine et dernière fleur de l’humanisme antique, une déchirante prise de conscience[4]. Mais d’autres documents semblent montrer que le peuple chrétien, lui, savait cela depuis toujours et qu’il s’entendit souvent bien mieux avec les Barbares qu’avec son maître romain. Le prêtre marseillais Salvien, par exemple, loue la justice et l’humanité des envahisseurs (mais, au Ve siècle, le mot «humanité» a changé de sens: il signifie générosité, pitié). Même Sidoine Apollinaire, qui les méprise, témoigne indirectement que le peuple ne nourrit pas à leur égard ses propres sentiments, qui sont ceux d’un grand seigneur. Tout ce que l’on sait donne à penser que s’il portait encore le nom romain, le peuple chrétien des IVe et Ve siècles n’avait plus l’âme romaine. Les invasions furent l’effondrement d’une façade. Ceux qui prospéraient dans la façade, j’entends les survivants de l’ancien système, les notables, les détenteurs du pouvoir légal et de la culture scolaire, s’effondrèrent avec elle et trouvèrent cela affreux. Ce fut le cas de Sidoine et d’Augustin. Quant aux autres, on peut se demander s’ils remarquèrent quelque chose. Pour les esclaves, serfs, clients, tous dépossédés par le désordre établi que constituait l’ordre impérial et qui étaient la multitude, on peut douter que le remplacement d’un maître parlant latin par un autre parlant un dialecte germanique ait été pour eux la tragédie que nous décrivent complaisamment les derniers lettrés latins. Nous autres, hommes du XXe siècle, imaginons facilement tout ce qu’on dut leur dire pour les convaincre de se faire tuer devant la porte du caduc édifice. Que Rome, c’était l’humanitas, que c’était le cultus, que le Germain, avec sa brutalité, ses codes d’égalité et de justice, c’était la fin de Cicéron et la mort de Virgile, et qu’enfin hors de Rome tout n’était que désordre, chaos, incertitude de l’avenir, tous mots dès longtemps vides de sens pour une multitude nourrie de l’Évangile et dont le royaume n’était pas de ce monde.
Et si une invisible métamorphose rongeait notre civilisation?
Depuis plus de générations que n’en connaît la mémoire d’un homme, Mithra, Isis, Cybèle, puis Jésus qui les remplaça tous, avaient révélé aux hommes quelque chose qu’il n’était plus possible de leur faire oublier et qui désormais imprégnait toutes les consciences, même les plus frustes: que les vraies réalités sont invisibles, que ce monde n’est qu’un piège provisoire, et surtout qu’un Dieu, le Dieu unique fait homme et mort sur l’échafaud réservé par Rome aux esclaves, était, pour peu qu’on l’aime, au fond du cœur de chacun. Au «Connais-toi toi-même et laisse la Nature aux dieux» de Socrate avait succédé le «Ce n’est pas moi qui vis, c’est Dieu qui vit en moi» de saint Paul. La présence intérieure de la divinité changeait tout, irrémédiablement. Et les Barbares eux-mêmes ne furent pas longs à le comprendre, qui bientôt eux aussi vinrent au Dieu de Clotilde. Le changement s’était fait de l’intérieur, comme la métamorphose d’un insecte. II n’était d’ailleurs pas le fait d’une religion particulière ni même de plusieurs religions rivales. Il résultait d’une découverte historique de l’humanité, d’un mûrissement de l’inconscient collectif: la preuve en est que les plus profondes et les plus complexes doctrines de gnose naquirent en milieu dit «païen», hors de toute référence religieuse, avec Plotin et son hénosis, avec Porphyre, avec la gnose alexandrine.
Tout cela, je le sais, est bien vieux et hors de propos. Rome, c’est loin. Personne, même pas les chrétiens modernes, ne croit plus au Dieu parousique qui devait revenir «avant que cette génération ne passe». Les neveux des Vandales jouent des pasos-dobles sur leur guitare et ceux des Burgondes fignolent pour l’exportation la dernière cuvée de meursault et de moulin-à-vent. Pourquoi ne pas laisser leurs ancêtres aux érudits?
Sans doute. Mais, faisons une hypothèse. Supposons que la civilisation occidentale, rationaliste, scientifique, qui, comme celle de Virgile et de Lucrèce, et comme elle seule se croit éternelle, comme elle, se trompe.
Supposons qu’une sourde, profonde et invisible métamorphose interne la ronge sans toucher à ses structures extérieures, ni à ses élites, ni aux mille mécanismes formels qui la maintiennent en place, sinon en mouvement. Si tout cela était, que verrions-nous?
L’incohérence de la révolution de mai à la clarté de l’Apocalypse
Répondons d’abord à quelques objections, et d’abord à celle-ci: Rome avait raison de se croire immortelle, sinon comme cité, du moins comme philosophie de l’homme, puisque mille ans après sa chute la Renaissance vit sa résurrection. Érasme et Reuchlin sont frères de Lucrèce, Galilée reprend Archimède, Palissy et Torricelli continuent Héron et Copernic Aristarque.
II est vrai que toutes les grandes idées antiques ont été relevées par les hommes des XVIe et XVIIe siècles. Mais le grand mot de liberté lancé en même temps par le génie des Luther, des Knox et des Hutten et qui devait jusqu’à nos jours enflammer le monde, où donc ces grands hommes le prirent-ils sinon dans leur cœur? Rien ne l’annonçait dans l’héritage antique. C’est une trouvaille moderne, comme bientôt celles d’égalité et de bonheur mûries dans les rêves et les douleurs du Moyen Âge, annoncées par le martyre de Hus, de Jeanne d’Arc, de Savonarole, de Giordano Bruno, clamées enfin dans les cachots et sur les bûchers, et qui ne doivent rien à Rome ni à Athènes. L’Europe de ces hommes ressuscita sans doute en effet ce qu’il y avait en Rome d’éternel, mais comme le papillon ressuscite la chenille, en lui donnant des ailes. La question est de savoir si des ailes invisibles ne sont pas en train de pousser dans les profondeurs de notre civilisation matérialiste et technicienne et, si oui, quelles sont-elles.
Autre objection: il n’est plus dans le pouvoir de personne de détruire la civilisation moderne comme les Barbares détruisirent Rome, à moins d’exterminer l’espèce humaine tout entière. Que la planète soit rasée à l’exception de la Papouasie, même chez les Papous il restera des universités, des ingénieurs, des usines, des bibliothèques, des écoles, et tout continuera avec les seuls Papous.
C’est vrai aussi. Mais qui parle de détruire? La métamorphose efface plus que toute destruction, qui laisse au moins un cadavre. Où est le cadavre de la chenille quand s’envole le papillon? C’est par une illusion dérisoire, c’est par un comique aveuglement de la pensée que l’on croit au mariage éternel de la société de type occidental (capitaliste ou socialiste) avec la technologie moderne. On peut imaginer vingt types de sociétés complètement différentes et où la science et la technologie ne se développeraient pas moins, faisant aussi bon ménage avec je ne sais quelles mystiques ou magies, par exemple, qu’avec les petites manies quotidiennes de nos contemporains, lesquelles ne sont pas moins arbitraires et interchangeables que n’importe quelles autres modes dont l’histoire nous fournit l’inépuisable répertoire. L’homme peut être n’importe quoi, ange ou bête, ange et bête, ni ange ni bête, nazi, cathare, spartiate, sybarite, mormon, romain, ou Dieu sait quoi qui reste à inventer. La question est de savoir si la société occidentale extérieurement si ordonnée, si uniforme dans son mode de vie et de pensée que presque rien ne distingue plus ses villes, ses hommes, ses meubles, ses livres, ses monuments, et jusqu’à ses tics, ne cherche pas obscurément dans l’étalage de son obsessionnelle unanimité un exorcisme contre le vertige glacé qui envahit chacun de ses hommes et de ses femmes lorsqu’il éteint sa lampe, le soir, et qu’avant de s’endormir il retrouve la solitude où celui qu’il n’est pas encore s’efforce, dans la douleur, de naître.
Je dis que la question se pose, et peu importe qu’on la récuse avec bruit. Les événements, on l’a vu, se chargent de récuser cette récusation. C’est là l’explication des révolutions inexplicables. «Que voulez-vous exactement?» a-t-on demandé aux étudiants, et ils n’ont su que répondre[5]. Mais loin que l’incohérence des graffitis de la Sorbonne (et de Madrid, et de Berkeley) n’exprime rien, je tiens que rien de clair ne pourrait l’être davantage. C’est l’incohérence de l’Apocalypse, obscure sans doute, mais qui n’en annonçait pas moins l’effacement de Rome. C’est le balbutiement du dormeur en proie aux songes, comme les cauchemars du monde antique s’expriment dans les ténèbres de l’Apocalypse. Un jour le dormeur s’éveilla, et Rome n’était plus.■
Aimé Michel.
Notes:
[1] Pierre Grimal: La Civilisation romaine (Arthaud 1960).
[2] Lucien Musset: Les Invasions, tome premier: les Vagues germaniques (P.U.F., 1965).
[3] P. Courcelle: Histoire littéraire, nos 106 et 107.
[4] Louis Bertrand: Saint Augustin (Arthème Fayard. 1913).
[5] Alain Ayache: Les Citations de la révolution de mai (J.-J. Pauvert).