Vieillir, ce mystère

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Vieillir, ce mystère

Chronique parue dans France Catholique − N° 1242 – 2 octobre 1970

 

Gordon Rattray Taylor, l’excellent chroniqueur de la revue scientifique anglaise Science, racontait récemment qu’étant jeune homme, il rendit un jour visite à une vieille dame de 108 ans. Après avoir bavardé un moment, dit-il, elle éclata soudain en sanglots.

– Pourquoi ne puis-je mourir? s’exclama-t-elle. Pourquoi Dieu ne me rappelle-t-il pas à lui?… Je ne fais plus rien en ce monde, que passer mon temps allongée ici dans ce lit à prier pour que vienne la mort[1].

Au «pourquoi» de la vieille dame anglaise recrue de jours, la science n’a toujours rien à répondre, malgré d’infinies recherches sur les causes possibles du vieillissement et de la mort. Metchnikov, qui fut l’un des disciples de Pasteur et consacra toute la fin de sa vie à réfléchir à cette énigme, pensait que le vieillissement provient d’un lent empoisonnement par les toxines digestives. Mais l’arbre, pourquoi meurt-il comme l’homme? Il nous semble naturel que ce que nous appelons la vie, commence par la fraîcheur de l’enfance et finisse par la décrépitude de la vieillesse. Cela nous parait relever d’une sorte de nécessité métaphysique. Mais, enfin, qu’est-ce qui vieillit? N’est-ce pas le corps et lui seul? La fatale horloge qui mesure notre décadence n’est-elle pas comme tout ce qui naît de ce monde mortel, faite de protons, de neutrons et d’électrons, et justiciable des lois de la physique et d’elle seule?

Ce que la physique fait et défait

Les physiciens nous apprennent que l’univers lui-même, comme un vaste corps, vieillit. Ils appellent cela l’entropie. L’entropie mesure les dégradations irréversibles. Mais nous savons, depuis le grand physicien Léon Brillouin, qu’il peut exister une entropie négative, une néguentropie, capable de remonter localement les processus de dégradation universelle et de les tenir un instant en échec. C’est cet instant que l’on appelle la vie. La formule de Brillouin donne une expression mathématique exacte des relations qui lient l’entropie avec la néguentropie et l’information. Peu importe qu’il s’agisse d’une formule terriblement abstraite et difficile à saisir dans sa profondeur: le fait intéressant est qu’elle exprime une réalité physique. Aussi incompréhensible et mystérieuse que soit l’incarnation de notre pensée dans un corps qui naît, grandit, se dégrade et meurt. Et il le fait en conformité avec les lois de la physique. Mais dès lors, ce que la physique fait et défait, pourquoi la physique ne le domestiquerait-elle pas? Pourquoi ne découvririons-nous pas en laboratoire les causes du vieillissement et, les ayant découvertes, pourquoi ne les maîtriserions-nous pas?

J’ai écrit plus haut que, sur ces questions, la science n’a jusqu’ici rien trouvé à dire. En fait, le contraire serait plus juste: les hypothèses sont trop nombreuses, on ne sait pas laquelle est bonne, ni même si l’une d’entre elles l’est. La plus généralement avancée est, en ce moment, celle du docteur Nathan Shock, chef du service de gérontologie de l’Institut national de Bethesda, aux États-Unis. Selon lui, nous vieillissons parce que nos cellules meurent. Certaines peuvent se régénérer (par exemple celles du sang), mais d’autres pas.

Entre 30 et 90 ans, le nombre de fibres de nos faisceaux nerveux diminuerait d’un quart. Le poids moyen du cerveau tombe de 1’375 à 1’300 grammes. Le nombre des néphrons (cellules actives du rein) diminue de moitié. Les papilles nerveuses (gustatives) de la langue tombent au tiers: l’expression «n’avoir plus goût à la vie» se réfère peut-être à cette perte obscurément sentie. Même les fibres nerveuses survivantes perdent de leur efficacité. La vitesse de l’influx nerveux baisse de 15% ou davantage (ce qui, entre autres choses, explique le ralentissement des réflexes, si funeste aux vieillards dans notre environnement de machines). Les muscles perdent 30% de leur poids et de leur vigueur. La quantité de sang pompée par le cœur baisse de moitié, d’où fatigue du rein et des autres organes, d’où digestion plus lente et plus difficile, d’où régénération par le sommeil et le repos compromise. La chute la plus spectaculaire s’observe peut-être dans le système respiratoire, puisque selon certains spécialistes, l’efficacité des poumons baisserait de moitié entre 20 et 75 ans.

Mais ces faits dûment enregistrés n’expliquent rien. Les cellules mourant et celles qui restent accablées d’un travail qui, lui, reste le même, se fatiguent davantage: fort bien (si l’on peut dire). Mais pourquoi meurent-elles, ces cellules? Là encore, on ne dispose que d’hypothèses.

Pour le biochimiste finlandais John Bjorksten, leur trépas résulterait d’un encrassement au niveau de la biologie moléculaire: c’est juste au-dessus de l’infiniment petit que le flux inexorable du temps paralyserait, peu à peu, notre structure vivante en y répandant des molécules de déchets encrassant peu à peu son mécanisme. Taylor compare ces «pigments de vieillesse» à des gouttes de colle se figeant dans le mécanisme d’une montre.

Mais à Bjorksten, on oppose des faits troublants. Pourquoi la taille des végétaux les rajeunit-elle? Pourquoi un rosier dont on coupe les fleurs produit-il de nouvelles pousses et de nouvelles fleurs? L’accomplissement d’une fonction essentielle à la survie de l’espèce — ici la production de la graine — s’accompagnerait-il d’une condamnation de l’individu devenu inutile quand son rôle est joué, ou au contraire l’inaccomplissement de cette fonction déclencherait-il la production d’une «hormone d’immortalité»? Fantastique question, digne des rêves du docteur Faust!

Voici une autre de ces hypothèses, avancée sous forme de boutade par le biologiste écossais Waddington: la sénescence résulterait d’un rajeunissement abusif de la cellule chez l’embryon, remarque Waddington, il semble que toute cellule qui, pour une raison quelconque, dévie si peu que ce soit de la normalité, soit aussitôt frappée de mort à cause de sa faiblesse à se restaurer et éliminée. Cette faiblesse disparaîtrait peu à peu avec le temps, si bien que le corps se peuplerait peu à peu de cellules admirablement aptes à survivre individuellement, quoique anormales et nuisibles à la collectivité. En somme, la mort sanctionnerait (très immoralement) le passage des cellules du régime totalitaire à la démocratie. Ce n’est plus Faust, c’est Machiavel.

Bien entendu, rien de tout cela n’est à prendre au comptant. Le foisonnement des hypothèses est le double signe de notre ignorance et de l’activité des savants. La biologie du vieillissement nous montre la pensée scientifique en action, jouant avec les idées et les faits le jeu infiniment patient de la méthode expérimentale, on imagine, on essaie, on rejette. Mais par son objet, cette recherche ne ressemble à aucune autre. À travers l’universelle entropie, le mystère de la mort conjugue en un problème unique la destinée du monde et la nôtre.■

Aimé Michel

Note: 

(1) Gordon R. Taylor, la Révolution biologique, Robert Laffont, 1969, p. 62.

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