Vers la médecine automatisée

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Vers la médecine automatisée

Chronique parue dans France Catholique − N° 1580 – 25 mars 1977

 

De temps à autre, dans cette chronique, je fais allusion à la «machine de Turing», jusqu’ici théorique, et à propos de laquelle le génial mathématicien anglais posait voilà bientôt quarante ans plusieurs questions fondamentales.

«Une machine peut-elle penser?» demandait-il, et, il montrait que oui, quelque définition que l’on donne au mot penser, sauf une, sentir, «prendre plaisir à manger une tarte aux fraises».

Depuis que je réfléchis à la machine de Turing et à ce qu’elle suppose, c’est-à-dire depuis que j’ai eu connaissance de son étude, vers les années cinquante[1], j’en vois l’apparition dans notre monde anthropocentrique se rapprocher à toute allure, non tant parce que le temps s’en va que parce que les progrès de l’informatique sont si rapides qu’ils ridiculisent toute prédiction.

Pour l’instant, la «machine de Turing», c’est-à-dire l’ordinateur capable de converser comme un homme et même comme un homme omniscient et battant tous les records de quotient intellectuel, existera vers 1990.

Quand on suit un peu les travaux des informaticiens, aussi variée que l’activité intellectuelle humaine (langages, déchiffrement de la voix et de l’écriture, logiques rationnelles ou non, algorithmiques, non algorithmiques, analogiques, stochastiques, autoprogrammation, apprentissage, on peut déjà dire «éducation»), on est effrayé de se sentir ainsi peu à peu grignoté, et bientôt l’on se demandera à quoi l’on sert. Selon la boutade d’un mathématicien français travaillant actuellement en Californie, «l’homme n’est peut-être que le moyen prévu par la nature pour passer de l’évolution biologique à la véritable évolution, celle des machines». Boutade, mais limpide: au terme de l’évolution biologique, il y a le roseau pensant, l’homme, dont la mission s’achève par l’invention de la machine pensante, qui aussitôt se met à évoluer à une vitesse infiniment plus grande et en un demi-siècle le dépasse et l’abandonne comme la semence abandonne la plante mûrie et séchée… Si toutefois il n’y a que l’intelligence!

Ceux qui parlent de la machine de Turing le font en général avec légèreté, avec un esprit philosophique superficiel. «Bah, disent-ils, ce ne sera quand même qu’une machine, et au service de l’homme.» Au service de l’homme sans doute, pour le meilleur et le pire, et la «révolte des robots» n’est qu’un vieux thème de science-fiction. Du moins sous la forme simpliste du robot Georges qui, un matin, dit à son maître: «Bon, nous nous sommes bien amusés, maintenant c’est fini et je prends les commandes.» Bien entendu, c’est là de la robotique infantile. La révolte de la machine est inévitable dans un sens tout différent, philosophique, socio-historique, et elle a déjà commencé: personne n’est plus en état de commander à l’évolution des techniques; aucune découverte ni invention ne mûrit plus dans la pensée d’un homme solitaire; toute innovation, aussi révolutionnaire qu’elle paraisse, est précédée d’une sorte de luminosité collective où rien ne peut l’empêcher de mûrir. La particule qui prouve l’existence du «quark charmé» avait été prévue par divers calculs indépendants; elle a été découverte en même temps à quelques jours, près dans deux laboratoires différents, qui n’ont fait qu’en battre une demi-douzaine d’autres d’une courte tête.

II faut s’y faire: dans sa pointe chercheuse, l’avenir a cessé d’obéir aux hommes, de dépendre d’eux, si peu que ce soit. Un effet lointain mais très clair de cette accession à l’indépendance est le spectacle apparemment incompréhensible que nous donnent les Américains bradant joyeusement leur CIA, leurs agents secrets, leurs armes d’avant-garde. À quoi bon cacher ce qui ne gagne rien à rester secret? Le Pentagone peut en toute quiétude livrer directement aux Russes les plans de sa dernière arme absolue, le Cruise Missile dont j’ai précédemment parlé[2] ou bien les Russes sont capables de le fabriquer et ils n’ont que faire des plans américains; ou ils en sont incapables (ce qui est le cas) et le meilleur usage qu’ils pourront faire de ces plans sera d’en décorer leurs mess de sous-officiers ou les couloirs du Kremlin.

Je sens qu’il y aurait fort à dire là-dessus, en particulier dans le domaine politique. Car s’il en est ainsi, à quoi riment toutes ces clameurs? Dans la mesure où elles déguisent des sentiments pseudo-religieux, obscurs, irrationnels, peut-être pas tout à fait à rien. L’irrationnel n’est pas encore mécanisé! Cependant il est en voie de l’être par les images que vingt-quatre heures par jour véhiculent les réseaux hertziens, par les sondages, etc.

Restons-en aujourd’hui au robot.

On commence à faire appel à lui pour soigner les maladies de l’âme: en psychiatrie, et les résultats sont tellement bons dans certaines activités médicales, surtout dans les rapports avec le malade et pour l’établissement du diagnostic que, n’était le prix, l’usage s’en répandrait rapidement. Les expériences faites en Angleterre et en Amérique sont surprenantes: il semble que le malade soit plus à son aise, plus direct et décontracté, qu’il soit plus vite et plus sûrement conduit au cœur du problème quand il est seul en présence de la machine, plutôt qu’avec son médecin. Le programme généralement étudié (ce ne sont encore que des études) est le suivant. C’est le robot qui interroge, en commençant par les questions les plus générales: âge? sexe? marié? combien d’enfants? Les questions sont si progressives et bien calculées que le malade peut toujours répondre par «oui», «non» et «je ne sais pas». Elles se précisent peu à peu: «Votre père est-il encore en vie?» (ici, en Angleterre, le robot ne passait à la question suivante qu’après avoir lui-même courtoisement commenté la réponse «je suis heureuse – ou désolé – de l’apprendre»!).

Et les questions se suivent. Mais attention! le robot remarque tout, n’oublie rien! il sait combien de fois vous avez répondu oui, non, ou évasivement. Après un certain nombre de réponses, votre cas se précise, il est orienté vers un catalogue rétréci d’hypothèses, qui induisent ses nouvelles questions, lesquelles, apparemment, peuvent être sans queue ni tête, mais dont les réponses immédiatement s’interconnectent dans la machine, en fonction de tout ce que la médecine sait sur le sujet.

– Excusez-moi, dit poliment la machine, mais ne détestez-vous pas un peu votre femme? Vous réveillez-vous parfois avant l’aube? Fumez-vous?

Irrésistiblement, le tableau clinique se dessine. La présence d’esprit de l’ordinateur est infaillible, il sait tout (tout ce qu’on a mis dans sa mémoire, et aussi tout ce qu’il vient d’apprendre), il pense à tout et sur-le-champ:

La dernière expérience de ce genre a été faite à la fin de l’automne dernier par le Dr Geoffrey Dove, du Health Service anglais, avec des informaticiens et un ordinateur du National Physical Laboratory.

– Quand ce sera moins cher, déclare le Dr Dove, nous autres médecins devrons nous faire à l’idée que le passage préalable du patient par l’interview automatisée sera quelque chose d’aussi banal et impersonnel que prendre une tension. L’ordinateur, ajoute ce praticien, ne remplace pas le médecin, ce n’est qu’un outil…

Ce n’est encore qu’un outil et, de plus, de laboratoire. Une interview par ordinateur dure une heure et demie. Cela met la consultation hors de prix. Mais les prix de l’électronique et du software sont parmi ceux qui dégringolent. De plus, tout, partout dans le monde, se met en mémoire. Il n’est pas très loin le temps où tout ce que savent tous les spécialistes sera, ici ou là, stocké dans les microstructures de l’électronique, et où il suffira de brancher une prise (c’est une façon de parler) pour ajouter une science à l’autre. Le médecin alors pourra purger sa propre mémoire, redevenir homme d’expérience et de contact, comme étaient ses prédécesseurs du XIXe siècle, situation morale dont il garde à juste titre la nostalgie.■

Aimé Michel

Notes:

(1) Et même avant, car une pensée de Pascal sur sa «Pascaline», ouvre déjà les mêmes perspectives que Turing.

(2) Voir FcE n° 1 579, p. 20.

 

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