Une foi de remplacement

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Une foi de remplacement

Chronique parue dans France Catholique N° 1375 – 20 avril 1973

 

J’ai rapporté dans de précédentes chroniques ce que les psychologues pensent de la psychanalyse: ils n’en pensent pas grand-chose, attendu qu’aucun d’entre eux ne tient la psychanalyse pour une science. C’est seulement, comme le dit J.O. Whittaker, un «petit métier» (a small profession), et toute son importance – c’est encore Whittaker qui parle – vient de ce qu’elle est pratiquée par certains thérapeutes n’ayant fait aucune étude de psychologie.

Mais laissons là une bonne fois tout ce qui, dans la psychanalyse, relève de la thérapeutique. Il suffit de suivre les procès de guérisseurs pour se convaincre que toutes les thérapeutiques, même les plus aberrantes, peuvent exciper de cas de guérison, de cas «cliniques». Il y a celles qui recommandent de ne se nourrir que de chou, celles qui conseillent d’avaler chaque matin une bonne cuillerée d’argile, celle pour qui l’oignon est une panacée, et ainsi de suite. Quand on traîne devant les tribunaux les auteurs de ces beaux systèmes, le prétoire est envahi de miraculés indignés qui viennent raconter comment ils ont été guéris par l’oignon, l’argile, le chou. Si Œdipe, le stade anal et le Super Ego n’avaient guéri personne, c’est alors qu’il y aurait un problème scientifique de la psychanalyse.

Le monde homérique des psychanalystes

Je voudrais aujourd’hui citer longuement celui qui est considéré par les savants comme le plus éminent théoricien de la recevabilité scientifique, le philosophe anglais (d’origine autrichienne) sir Karl R. Popper. «Popper, écrit le prix Nobel de Biologie, sir John Eccles, a fait à la philosophie de la méthode scientifique une contribution fondamentale en formulant… les critères qui établissent si un concept et les observations relatives à ce concept sont ou non de nature scientifique[1].» Il serait facile (et fastidieux) de remplir plusieurs chroniques avec des citations signées de prix Nobel et rendant ce même hommage à Popper. On peut donc tenir celui-ci pour un porte-parole respecté des savants de toute discipline en ce qui concerne la recevabilité scientifique d’une théorie, d’une idée, d’un fait.

Or, Popper a analysé avec la plus grande clarté le cas de la psychanalyse en plusieurs passages de son œuvre, mais principalement dans un cours célèbre donné à Cambridge en 1953 et où il compare les théories d’Einstein, celles de Marx et celles de Freud et d’Adler. Il y montre que les théories d’Einstein (qu’elles soient finalement confirmées ou réfutées, peu importe) sont de nature scientifique et que celles de Marx l’étaient au moins en intention (c’est-à-dire avant de devenir des sortes d’écritures sacrées). Écoutons la suite:

«Les deux théories psychanalytiques[2] sont d’une nature différente. Elles sont simplement intestables, irréfutables[3]. Il n’existe aucun comportement humain concevable qui puisse être en contradiction avec elles… Cela signifie que les “observations cliniques” par lesquelles les psychanalystes croient naïvement confirmer leurs théories sont équivalentes aux confirmations que les astrologues tirent de l’exercice de leur art. Il n’existe pour l’épopée freudienne de l’Ego, du Super Ego et de l’Id pas plus de statut scientifique que pour le florilège anecdotique tiré de l’Olympe par Homère. Ces théories peuvent décrire certains faits, mais à la façon des mythes[4]

Ici, une note précise la valeur scientifique des «observations cliniques»:

«Comme les autres observations, dit Popper, les observations cliniques sont des interprétations à la lumière d’une théorie; et pour cette seule raison elles semblent confirmer les théories à la lumière desquelles on les interprète. Mais la vraie confirmation peut être obtenue seulement d’observations entreprises comme des tests, c’est-à-dire dans un but de réfutation; et dans ce but, des critères de réfutation doivent d’abord être établis: on doit d’abord préciser quelles situations observables signifient, si on les observe, que la théorie est réfutée. Mais quelle sorte de réaction clinique pourrait réfuter de façon convaincante pour l’analyste non seulement tel diagnostic particulier, mais la psychanalyse elle-même? De tels critères ont-ils jamais été discutés et acceptés par les psychanalystes?[5]» Popper se demande alors d’où vient la séduction irrésistible qu’un système si contraire à tout esprit scientifique exerce sur tant de gens intelligents. De sa puissance d’explication, répond-il.

Ces théories semblent avoir la puissance d’expliquer tout ce qui se produit dans le domaine dont elles traitent. Leur étude semble avoir l’effet d’une conversion intellectuelle, d’une révélation qui ouvre vos yeux à une vérité nouvelle cachée aux non-initiés. Dès que vos yeux sont ouverts, vous ne trouvez plus que des confirmations: le monde est plein de vérifications de la théorie. Tout ce qui se produit vient la confirmer. Ainsi la vérité est manifeste et les sceptiques sont évidemment des gens qui ne veulent pas voir la vérité manifeste… et la refusent à cause de leurs répressions qui n’ont pas encore été psychanalysées et qui demandent à être soignées.

«Tout cas concevable, a écrit Popper, peut trouver son interprétation freudienne ou adlérienne, indifféremment. Voici par exemple deux cas bien différents de comportement humain: un homme pousse un enfant dans l’eau, un homme sacrifie sa vie pour sauver l’enfant. Chacun de ces cas peut être expliqué aussi facilement en termes freudiens et en termes adlériens. Pour Freud, le premier homme souffrira de répression (disons, de quelque composante de son complexe d’Œdipe), alors que le second accomplira sa sublimation. Pour Adler, le premier souffrait d’un complexe d’infériorité (il voulait se prouver à lui-même qu’il était capable de commettre un crime), et le deuxième aussi (il voulait se prouver à lui-même qu’il oserait sauver l’enfant). Il est impossible d’imaginer un quelconque comportement humain qui résiste à l’interprétation des deux théories[6]

Rationalistes de l’hypothétique

Or, souligne Popper, accepter cela, c’est se satisfaire avec du vent. Rien n’est plus antiscientifique qu’une telle attitude. La vraie science est risquée, elle n’avance rien qui ne puisse être contrôlé et réfuté en cas d’erreur.

Resterait à dire pourquoi nos contemporains peuvent se proclamer rationalistes ou matérialistes et en même temps adhérer à des croyances incontrôlables plutôt que de reconnaître qu’ils ne savent pas.

Popper, qui n’est pas un psychologue, se désintéresse de ce problème. Il se borne à montrer que, à l’égard de la science, astrologie et psychanalyse sont équivalentes. Je me demande quant à moi si l’adhésion à un système irrationnel permettant d’infinies rationalisations n’est pas historiquement l’inévitable refuge de la foi après qu’on a annoncé la mort de Dieu.■

Aimé Michel

Notes:

(1) Sir John Eccles: Facing Reality (Heidelberg, 1970) p. 103.
(2) C’est-à-dire les théories de Freud et d’Adler.
(3) Dans le vocabulaire scientifique adopté depuis Popper, le mot réfutable signifie: qui se prête à un contrôle permettant la vérification ou le rejet. Une théorie irréfutable est donc, par nature, non scientifique, puisqu’il n’existe aucun moyen de savoir si elle est fausse.
(4) K. R. Popper: Conjectures and Refutation (Londres, édition de 1969), p. 37.
(5) Comme c’est le cas dans toutes les sciences (note d’A. Michel).
(6) Popper, ibidem, p. 35.

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