Rentrée, rentrée…

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Rentrée, rentrée…

Arts et Métiers – Novembre 1981

par Aimé Michel

 

Voilà nos enfants «rentrés». Rentrés où, et pour faire quoi, voilà la question. Les statistiques de l’université de qui je dépends m’apprennent que 30% seulement des étudiants inscrits pour le D.E.U.G. de mathématiques réussissent à la fin de la première année, et que 40% de ces 30% sont acceptés la deuxième année.

Un déchet de 88%, c’est acceptable si ce déchet n’en est pas un, si c’est seulement l’amorce d’une réorientation. Je ne plaide pas ici pour ces «pauvres enfants qui, ayant quand même obtenu le bac C, se retrouvent devant le néant après avoir perdu une année de plus en faculté». Je lis dans des papiers syndicaux que cette sélection est «inhumaine et injuste». Elle ne l’est que si le travail aboutissant à l’échec n’aboutit qu’à l’échec. En vérité, les mots «inhumain», «injuste», n’ont ici pas de sens. Ceux qui l’emploient dans ce cas particulier semblent ignorer que le but valable n’est pas du tout l’obtention d’un diplôme, si le diplôme ne devait que reculer et rendre plus inextricable l’inévitable classement, ou engagement, ou sélection, dans le monde du travail adulte.

Il est très curieux qu’en 68 (temps déjà si lointain!) les leaders de la contestation estudiantine aient tant vitupéré le mandarinat pour aboutir, quelques années plus tard, à sacraliser le symbole suprême du système mandarinal, le diplôme. C’est une banalité de rappeler que le fonctionnement de toute société se moque des diplômes et ne retient que les compétences. Même dans la Chine ancienne, qui poussa jusqu’à l’absurde le système des diplômes, l’empereur se gardait bien de distribuer des places à tous les diplômés. Les diplômés formaient une réserve affamée dans laquelle il puisait selon les besoins. En attendant, le diplômé se débrouillait comme il pouvait. Et bien entendu, cette situation engendrait un autre système, celui du pot de vin. Car, d’une manière ou d’une autre, la sélection (ou disons le classement) finit par trancher dans le vif.

On rêve d’un système où, par exemple en fin de première année d’un D.E.U.G., tout le monde serait reçu, mais à des filières différentes. Certes le recalé actuel trouvera toujours, s’il se remue un peu, une voie plus ou moins conforme à ce qu’il a appris. L’échec n’en est pas moins un rejet, comme si l’étudiant n’avait jamais rien appris. Combien en connaissons-nous de ces jeunes gens ayant poursuivi cahin-caha jusqu’à mi-chemin du diplôme sacré, et qui se retrouvent sans aucun métier, amers de n’avoir pas même eu le temps d’apprendre quelque chose d’utile! Peut-on imaginer mieux pour fabriquer du casseur, de l’aigri, du déclassé rêvant à l’effondrement d’une société qui n’a pas su l’utiliser?

Je sais bien qu’un tel système a été souvent médité par nos réformateurs, je n’ignore pas que sa réalisation supposerait de profonds changements dans notre psychologie collective. L’idée simple que ce qui est bon pour la collectivité n’est pas forcément mauvais pour l’individu, sonne chez nous comme une menace totalitaire, comme un viol de la personnalité. Pourtant la question est de savoir ce qui détruit plus sûrement les droits élémentaires de l’homme, d’être accueilli par la société, même médiocrement, ou d’être rejeté dans le non social?

D’autant plus que, tout homme mûr en a fait l’expérience, la vie est un long reclassement où chacun, plus ou moins vite, se retrouve à peu près à sa place. Encore faut-il n’être pas rejeté dès le début de toute place, comme jadis les ilotes de Sparte. Je ne compare pas notre jeunesse aux malheureux ilotes de Sparte! Je regrette seulement que la mentalité régnante en France veuille qu’on étudie, non pour devenir utile à ses concitoyens, mais avec l’espoir de les dominer de quelque façon. Une filière qui ne conduit pas à la domination supposée est unanimement dépréciée, notamment par les parents, surtout par eux. Si les français réalisaient sur leurs enfants leurs désirs secrets et même proclamés, tous les jeunes gens sortiraient de l’E.N.A. ou de Polytechnique. Il est singulier que nous ne voyions pas l’absurdité d’un tel fantasme.

J’ai tenu souvent ce discours, et l’on m’a parfois objecté qu’en parlant ainsi on «démobilisait la jeunesse». Certes, me disait-on, tout le monde ne peut sortir de l’X ou de l’E.N.A., mais pourquoi tout le monde n’aurait-il pas le droit d’essayer?

Il faut n’avoir guère eu de contact avec la jeunesse actuelle pour ne pas sentir à quel point elle a cessé de penser ainsi. À quel point l’idée d’une compétition pour être général plutôt que capitaine ou même deuxième classe a cessé d’être universellement stimulante dans la société d’abondance où la jeunesse a grandi.

Premièrement, il y a et il y aura toujours des jeunes gens pour assurer le recrutement aux niveaux supérieurs.

Deuxièmement, c’est plutôt dans les milieux de compétences intermédiaires que la société française montre ses faiblesses. J’ai eu depuis un an des contacts instructifs avec les Japonais, ces «hommes miracles». Ce qui est stupéfiant chez eux, c’est la qualité des compétences intermédiaires (et la conscience civile de toutes les classes).

Troisièmement, les rêves de la plupart de nos enfants se définissent de moins en moins en termes d’échelon social, de domination, d’appartenance à une classe, et de plus en plus en termes de culture. Cela peut sembler surprenant alors qu’une puissante rumeur déplore l’«ignorance crasse» de la jeunesse moyenne: «ils ne savent plus l’orthographe ni la littérature, ni l’histoire, ils parlent de façon barbare et avec un vocabulaire de 300 mots», etc. C’est vrai, quoiqu’exagéré, mais cette culture défaillante, c’était notre culture à nous. Essayez donc de discuter avec eux de disques ou de cinéma. «Sous culture»?. On l’a dit, mais on l’a toujours dit. Du reste là n’est pas la question. Le fait à intégrer, c’est que la situation élevée, dans une société qui satisfait tous les besoins matériels à tous ses niveaux, n’est plus perçue comme un stimulant. Le rêve d’aller faire des fromages de chèvre en Lozère a une signification profonde sous son irréalisme. Il symbolise le rejet de la compétition sociale, l’aspiration à une société sans compétition, où les «bonnes places» ne sont pas perçues comme telles, ou même elles ne sont plus perçues du tout. Demandez à vos enfants ce que fait le père de tel ou tel «copain». Souvent ils n’en savent rien. Souvent même ils vous diront qu’il collectionne les timbres, qu’il bricole en hi-fi, etc., car c’est cela qui est perçu comme vraie activité.

Bien entendu cette vision nous apparaît comme tragiquement illusoire, à nous qui savons qu’on n’a rien sans se battre et que l’abondance actuelle, y compris avec son chômage professionnalisé, n’est qu’une improbable fluctuation de la géographie (il y a le tiers monde) et de l’histoire (nous avons connu la pauvreté, qui peut ressurgir soudainement). Mais tout illusoire qu’elle est, nous devrions en tenir compte comme d’une réalité, puisqu’elle inspire largement la psychologie de la jeunesse. Si l’éducation nationale n’était devenue une sorte de monstrueuse locomotive haut-le-pied, elle devrait conduire non point quelques-uns vers la réussite, mais chacun quelque part. Le paradoxe est que pour la première fois ce serait là ce qu’attend d’elle la jeunesse.■

Aimé Michel

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