Qu’est-ce que l’Europe?

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Qu’est-ce que l’Europe?

Arts et Métiers – Décembre 1991

par Aimé Michel

 

Les honnêtes gens ont toujours su, qu’en s’éloignant un peu de chez eux, ils trouvent des gens bizarres, parlant une langue incompréhensible: les Barbares.

Ainsi, fûmes-nous les Barbares des Romains, jusqu’à ce que, César nous ayant conquis jusqu’au Rhin, les Barbares fussent de l’autre côté du Rhin. Mais les Romains étaient les Barbares des Grecs, lesquels étaient les Barbares des Égyptiens (et inversement, d’ailleurs).

Vers la même époque, les Chinois, toujours en avance, découvraient au nord du Sin-Kiang, dans le bassin de Toufan, une sorte de Barbares particulièrement hideux: la peau décolorée, les cheveux rouges, les yeux bleus, de longs nez. Ils s’adonnaient à des pratiques méprisables telles que la boisson et la monogamie. Les temps, comme on sait, ont changé. Le critère du Barbare s’est beaucoup affiné, puisque aux dernières informations j’ai pu entendre se traiter de Barbares deux messieurs parlant la même langue, mais écrite avec deux alphabets. Si ces deux messieurs et leur peuple respectif, étaient restés illettrés, ils n’auraient jamais découvert leur différence.

Un cousinage oublié

Tandis que divers peuples du continent le plus civilisé s’entr’égorgent pour des raisons tellement excellentes qu’ils sont seuls à les comprendre, peut-être n’est-il pas déplacé de se rappeler comment, au cours des trois derniers siècles, ils ont redécouvert leur identité oubliée. Ce qui suit est tiré des récentes publications sur les indo-européens, et notamment de: James Patrick Mallory: In search of the Indo Europeans, Thames and Hudson, Londres 1989, et de nombreux vocabulaires de philologie, notamment: Xavier Delamarre: Le vocabulaire indo-européen, A. Maisonneuve, Paris 1984. Je n’ai pas tenu compte de théories marginales ne s’appuyant pas sur la linguistique, notamment: Colin Renfrew: L’énigme indo-européenne, Flammarion 1990 et Londres 1987. Renfrew est un éminent archéologue, inventeur d’une théorie linguistique rejetée par les linguistes (cf. Mallory, p. 275), mais qui fera peut-être progresser la discussion. Renfrew situe nos origines en Anatolie.

Le premier essai, un peu systématique, pour reconnaître les parentés et différences des langues, semble être l’Enquête historique sur les affinités et origines des langues d’Europe, de l’Irlandais James Parsons (1767). En comparant un millier des mots les plus courants, Parsons parvient à la conclusion que l’on peut distinguer sept grandes familles de langues: le celtique, le grec, l’italique, le germanique, le slave, l’iranien et l’indique. Coup d’essai, coup de maître, Parsons découvre ainsi que l’iranien et l’indique sont apparentés aux langues européennes. Il confirme sa découverte en étendant son enquête au turc, à l’hébreu, au malais et au chinois, qui ne présentent aucune ressemblance, ni entre eux, ni avec aucune langue européenne. Emporté par son élan, Parsons montre toutefois que l’Arche de Noé a dû atterrir en Arménie et que la langue originelle, d’où toutes les autres ont évolué, est (naturellement) l’irlandais.

Ce Parsons devait être un polyglotte très intuitif, s’il est vrai qu’il ne fut précédé dans ce type de recherche que par quelques lettrés, comme l’humaniste italien Joseph Scaliger (fin du XVIe, début du XVIIe siècle), qui n’avaient réussi à spécifier, ni les mots, ni les structures les plus caractéristiques, noms de chiffres et de nombres, formation des mots, articulation de la phrase.

Dans la plupart des livres de linguistique, j’ai retrouvé une citation, tenue pour historique et fondatrice, tirée d’une conférence du fondateur de la Royal Asiatic Society, William Jones (1796). Voici donc cette citation:

«Le sanskrit, quelle que soit son antiquité, est d’une structure admirable; plus parfait que le grec, plus riche que le latin, d’un raffinement plus exquis que l’un et l’autre, il présente cependant avec l’un et l’autre, à la fois dans les racines des mots et les formes grammaticales, des affinités si fortes que le hasard ne peut les expliquer et qu’aucun philosophe ne saurait examiner ces trois langues sans y reconnaître les produits d’une source unique qui, peut-être, n’existe plus. Les ressemblances du sanskrit avec le gothique et le celtique, quoique moins frappantes et troublées par le mélange avec un autre idiome, donnent à supposer que ces langues, auxquelles il faut ajouter le perse ancien, font aussi partie de la même famille.»

Deux siècles plus tard, après d’immenses enquêtes, les linguistes ont précisé cette vision de W. Jones sans y rien changer d’essentiel. On a seulement identifié en Europe un certain nombre de langues non indo-européennes: le basque, le magyar (hongrois), le finlandais, et on a retrouvé quelques langues disparues, l’étrusque, le ligure, le tartessien, l’ibère. Des langues indo-européennes ont également disparu en Europe, dont la plus importante est le celtique continental (gaulois). Ces langues ont emporté dans leur naufrage l’essentiel de cultures très riches, trésors de poésie dont ne restent que des traces: cycles épiques des chansons de gestes, Arthur et ses chevaliers, le Graal, les romans de chevalerie.

Le musée des langues

Les dictionnaires philologiques sont les musées des langues. Ils font rêver les amateurs de beaux objets anciens patinés par l’usage et les siècles.

Voici, par exemple, le mot latin vieo, viere, qui veut dire tresser. C’est en toute logique que le nom d’objet vimen signifie baguette flexible («que l’on peut tresser»), c’est-à-dire osier, baguette de saule. Ce son vi, signifiant souple et onduleux, se retrouve dans vipera (serpent), dans vitis (vigne), viburnum (viorne) et d’autres mots latins.

Mais, il n’est pas présent seulement dans le latin: on le retrouve, avec les mêmes sens, dans au moins dix familles de langues de l’Indus, où vetasás veut dire verge à l’Islande où vidhir signifie saule, en passant par le vieux perse, le grec, le vieux haut-allemand, le slovaque, l’irlandais ancien, le lituanien, etc., toujours signifiant osier, saule, verge. Ou bien, dans la forme verbale, tresser, enrouler (lituanien), envelopper (sanskrit, grec, vieux slave).

Le fait qu’il existe un mot signifiant tresser, aussi bien ce que l’on tresse, d’un bout à l’autre de l’Europe, et jusqu’en Inde, n’est pas sans signification: il nous apprend que, quand tous ces peuples n’en faisaient qu’un, parlant la même langue, on savait déjà tresser. Si l’on peut, par ce moyen et d’autres semblables, pressentir la date éventuellement la plus ancienne, n’y a-t-il pas d’autres mots permettant d’être plus précis?

Écartons d’abord de notre esprit une idée ou plutôt un soupçon: n’est-il pas aventuré de raisonner sur quelques mots? C’est un soupçon habituel en science et il est facile, par exemple, de rencontrer des gens qui, comme on me l’a dit parfois, tiennent tous les calculs des astronomes pour des fariboles pour des «raisons de bon sens» telles que: «comment peuvent-ils savoir la distance des étoiles? Quelqu’un est-il jamais allé bêtement mesurer?» Nous savons, par expérience, qu’il est inutile d’exposer les excellentes raisons des astronomes. Des esprits aussi distingués que le romancier Michel Tournier ont souvent répété que «quelque chose se ferme dans leur esprit avec le déclic d’une sûreté de coffre-fort chaque fois qu’on leur parle de nombres».

En philologie, les raisonnements qui ont conduit à la reconstruction du langage indo-européen commun disparu et à la date approximative où il était parlé ne se fondent pas sur quelques mots, mais sur la statistique.

Toutes les langues appartenant à cette famille partagent un fonds de mots usuels communs, non seulement reconnaissables, mais transformables les uns dans les autres, selon des règles fixes correspondant à la philologie propre de la langue. Ces règles sont si contraignantes que l’on peut souvent identifier les mots empruntés en les suivant de langue en langue. C’est ainsi que le mot latin carrus, char, inexplicable en philologie latine (il faudrait currus), s’éclaire si l’on admet (ce que l’archéologie confirme) que les Latins ont emprunté le char et son nom à leurs voisins celtiques du Nord. Le mot currus existe bien en latin, mais semble avoir désigné d’abord le train d’attelage de la charrue.

Vers la datation

Revenons à l’origine. On comprendra que, pour situer la date la plus ancienne de la langue mère, on ait cherché certains mots sensibles, manifestant un état de la technique susceptible d’être daté par l’archéologie.

Ainsi, a-t-on remarqué une racine ak, ou aik qui, d’une langue à l’autre, peut signifier pierre pointue, hache, ou meule à aiguiser. Comment un même mot peut-il passer de l’un à l’autre de ces sens? Sans doute y eut-il un moment où ce que l’on aiguise (la hache) et ce sur quoi l’on aiguisait étaient de même nature, c’est-à-dire de la pierre. La confusion devenait impossible, dès que la hache fut devenue métallique.

On est donc obligé de remonter avant les premiers métaux, c’est-à-dire à la pierre polie. Cependant, il existe aussi, dans le domaine des mêmes langues, une racine ayes signifiant cuivre ou bronze (ces deux racines ont survécu jusqu’au français moderne respectivement dans acier et dans airain). On voit ainsi que ces vieux mots renvoient à une époque où les haches étaient en pierre, mais où l’on commençait à percevoir les propriétés du métal.

Des raisonnements identiques sur d’autres racines signifiant joug, essieu, roue, char, confirment ces conjectures. L’époque ainsi définie correspond à un certain niveau culturel que l’archéologue retrouve dans ses fouilles, et qui varie, en gros, du sixième au troisième millénaires selon les régions de l’Europe, les dates les plus anciennes étant à l’Est, entre Volga et mer Noire, et les plus récentes sur la bordure Atlantique, dans les îles Britanniques et la Scandinavie.

Où étaient les premiers européens?

Ce qui nous conduit à la question du lieu où fut parlée cette langue unique d’où procèdent toutes les autres.

Il faut, ici, examiner les mots suggérant un paysage, c’est-à-dire les noms d’arbres et d’animaux.

Noms d’arbres communs: le peuplier, le bouleau, le pommier, l’érable, l’aulne, le noisetier, le noyer, le tilleul, le charme, le merisier, le frêne, le chêne, le hêtre.

Noms d’animaux: le loup, le castor, le hérisson, le lynx, l’élan, le cerf, le lièvre, le cheval (domestique ou non), le chevreuil, le porc domestique, le sanglier, le saumon ou la truite saumonée, le mouton, et un mot désignant le petit bétail (mouton ou chèvre).

Tous ces mots évoquent un paysage tempéré de forêts feuillues, de prairies et de rivières.

Sur la carte, les savants pointent leurs préférences contradictoires, n’importe où entre la France et l’Oural et la Volga. Le plus récent bilan (Mallory, p. 144) fait état d’une dizaine d’hypothèses ayant généralement leur intersection au nord de la mer Noire. «Au total, dit Xavier Delamarre, le grand nombre de dénominations reconstructibles (par la philologie) atteste que les indo-européens vivaient dans des régions très boisées telles qu’il en existe encore en Europe orientale et septentrionale.» La steppe, qui s’étend au-delà, ne fait pas l’affaire, d’autant qu’il survit un mot désignant la mer — ou peut-être une étendue d’eau moindre, mais savait-on, à ces époques reculées, faire la différence entre une vraie mer et la «mer» Caspienne?

Résurrection de l’Europe

Je n’ai fait ici que résumer un certain nombre de lectures sur le sujet permettant de voir où s’arrêtent les certitudes des savants vers 1990. Tous les Européens actuels, sauf les Finnois, les Hongrois et les Basques, descendent d’un peuple unique, parlant la même langue. (La langue n’est pas le seul critère d’une culture. L’Europe a été façonnée aussi par le christianisme, d’origine sémitique, comme on le sait. On sait moins que le yiddish est une langue indo-européenne, appartenant à la famille germanique. Résumé: sauf en un petit coin de l’Europe non encore identifié, nous sommes tous des envahisseurs. Les seuls «vrais» Européens sont peut-être les Basques!) ayant vécu autour du cinquième millénaire avant J-C. en Europe moyenne, probablement au nord de la mer Noire.

La langue unique s’est diversifiée avec la dispersion de ce peuple aux confins de notre continent et, au-delà,vers le Sud-Est (la Perse et l’Inde) et jusqu’au nord de la Chine.

Mais, c’est toujours un même peuple, ainsi que nous le confirme chaque jour la télévision quand elle nous montre une foule à Zagreb, à Belgrade, à Paris, à Moscou.

Ces foules poussent des cris de guerre, mais ont même visage.■

Aimé Michel

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