Progrès n’égale pas forcément croissance

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Progrès n’égale pas forcément croissance

Arts et Métiers – Mai 1983

par Aimé Michel

 

Peu de lectures sont plus tristement réjouissantes en 1983 que celles des traités d’économie parus en 1972-1973.

Déflation: peu employée de nos jours (sic). Ensemble de mesures brutales destinées à lutter contre l’inflation et le déséquilibre extérieur (restrictions draconiennes de crédit, éventuellement ponction monétaire directe, compression énergique des dépenses publiques pouvant aller jusqu’à la réduction des traitements des fonctionnaires, forte majoration des impôts). Ces mesures visaient (sic.)… et cherchaient même dans le passé (re-sic) à provoquer une baisse des prix. Etc. «Les politiques de régulation conjoncturelles sont aujourd’hui plus éclairées», ajoutait cet expert avec un mépris distingué. Punition: étant toujours de ces grands commis de l’État que le monde nous envie, il se creuse maintenant la cervelle pour réussir en 1983 ce machin «peu employé de nos jours», si bien remplacé par les voies «éclairées» de la «régulation conjoncturelle»[1]. Rions.

Mais après avoir ri, il faut payer, comme disait Mazarin.

Suis-je prêt à payer? Oui, je le suis.

Cher? Oui, et même très cher, tant est grand mon désir de nous revoir caracolant à la tête des nations. Sur ce point, je suis sûr que les Français sont très largement d’accord.

Mais un vieux souvenir vient me troubler. Jadis, j’ai travaillé aux Ondes Courtes de ce qui s’appelle maintenant Radio France internationale. À cause des fuseaux horaires, les Ondes Courtes travaillent la nuit, et chacun sait que les équipes de nuit, plus fatiguées, se compensent par l’esprit de famille. Le silence de la ville ranime l’âme villageoise. Avec moi travaillait (à autre chose) une vieille dame venue là d’une lointaine province. Elle ne se lassait pas de me raconter le rêve de sa vie, le rêve qui lui donnait le courage de venir travailler la nuit sous ce ciel inclément: ce rêve, chaque nuit embelli d’ornements nouveaux, c’était d’avoir un bel enterrement. Pour ce bel enterrement, elle pratiquait une impitoyable politique personnelle de déflation. Sur les trois heures du matin, nous descendions à un certain bistrot pour nous donner du cœur. Je l’écoutais avec admiration. Puisse-t-elle l’avoir eu, cette chère vieille compagne de nuit, son bel enterrement!

Ce souvenir me trouble, car si je suis prêt comme elle à tous les sacrifices pour un beau rêve, je préférerais que ce ne fût pas le sien.

Nous achetons trop et ne vendons pas assez. Que faire? Nous pouvons d’abord emprunter en faisant des vœux pour qu’un gros lingot d’or, tombé du ciel, nous tire bientôt de cette péripétie. C’est ce qu’a fait la Pologne de Gierek. Jusqu’ici, pourtant, ce n’est jamais un lingot qui dans ce cas tombe du ciel. Prions pour la Pologne, et pour Gierek, qui a disparu.

On peut aussi se serrer la ceinture et acheter moins. On aura un budget équilibré mais pauvre.

Pauvreté n’est pas vice. Mais dans un monde en évolution accélérée, on ne peut maintenir un équilibre, même pauvre, qu’en gardant ses marchés, c’est-à-dire en évoluant avec eux. Et pour évoluer, il faut investir. L’équilibre économique est un équilibre instable. Comme la bicyclette, il doit rouler, ou tomber. Rouler, c’est investir.

Depuis des années, les économistes français se complaisent à citer (ironiquement) la croissance nulle de l’Amérique et son chômage élevé. J’ai maintes fois, ici même, souligné l’inanité de ces deux prétendus indicateurs de malaise économique:

1° On peut avoir une croissance nulle et néanmoins changer rapidement. Car…

2° Si un taux de chômage élevé est atteint par une durée moyenne de chômage brève, cela cache un changement structurel rapide du travail. Si par exemple, comme c’est le cas, les 10% de chômeurs américains ne le restent qu’en moyenne trois mois, cela signifie que 40% des travailleurs américains changent de travail chaque année (12 mois divisés par 3 = 4, et 4 fois 10 font 40). Quarante pour cent de changement par an? Ils sont donc fous, ces Américains? Citons l’excellent article de L. Lammers «Le protectionnisme inutile»[2].

«Les États-Unis cherchent à présent à se dégager aussi vite et aussi totalement que possible des pressions et des exigences de leurs partenaires commerciaux… (Leur réponse), c’est le fantastique effort réalisé en matière de technologies et de mise au point de services (…). Le redémarrage de l’économie américaine ne se réalisera pas à travers les secteurs traditionnels, mais par les services (…). Dans ces domaines, l’avance américaine est incomparable… et imparable. Résultat: ce secteur représente déjà 65% du P.N.B. américain et emploie 70% de la population active».

Les «services», comme on sait, ce sont les banques, la consultance, l’informatique, les télécommunications, l’information, l’audiovisuel, la programmation, et d’une façon générale les biens abstraits (sauf les plus anciens comme les transports et le cinéma). Les filiales étrangères des sociétés américaines de services ont réalisé en 1981, d’après Lammers, à peu près cent milliards de revenu, en augmentation de quarante milliards sur 1980. Calculons cela au taux de ce maudit dollar qui ne cesse de nous distancer, et demandons-nous s’il est si étonnant qu’il nous distance.

L’argent va à l’argent. Si nous voulons l’attirer chez nous, il faut trouver un moyen de restructurer notre travail, moyen aussi adapté à la France ou plutôt à l’Europe que la mutation de l’industrie vers les services est adaptée à l’Amérique.

J’entendais Milton Friedman au début d’avril sur la Voix de l’Amérique. Selon lui, la «reprise» américaine ne peut plus être stoppée par un choc pétrolier pour la raison simple que cette reprise se fait essentiellement dans des domaines non-énergétiques. L’industrie américaine peut encore souffrir, notamment par la concurrence japonaise. Mais «l’industrie s’enfonce dans le passé» et les Américains l’abandonnent progressivement à d’autres (au Tiers-Monde «qui marche») dans ses activités moins complexes.

Et nous? Glisserons-nous vers le Tiers-Monde, fût-il «en marche»? Ne pouvons-nous échapper à la concurrence des ventres creux?

Il me semble que la France (et d’ailleurs l’Europe) reste des mieux placées si l’on considère les compétences. Le tout est peut-être de «libérer notre matière grise». Comment? Je crois que l’actuel tohu-bohu nous l’apprendra.■

Aimé Michel

Notes:

(1) Paix à cet honnête homme, qu’il serait maladroit de distraire de son travail. Puisse-t-il réussir! Donc, pas de référence.

(2) Énergies, 11 mars 1983, page 3 et suivantes (Énergies 26, rue Cadet, 75009 Paris).

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