Misraki–Samivel: la musique des âmes et celle des cimes
Chronique parue dans France Catholique − N° 1911 – 29 juillet 1983
Paul Misraki n’est pas seulement le célèbre auteur de «Tout va très bien, madame la marquise», mais un spirituel dont on découvrira l’étonnante conversion à la foi chrétienne dans son récent livre: «Ouvre-moi ta porte»; Samivel est un homme secret, qui ne nomme pas son Graal, bien qu’il en ait une sublime vision. Les cimes – et les abimes – le hantent. Ces deux hommes n’ont pas les honneurs du prix Lénine, comme le général Jaruzelski, ni même ceux de la critique. Mais l’intérêt. de leurs ouvrages n’a pas échappé à Aimé Michel.
Tout le monde ne peut décrocher son prix Lénine avec félicitations du jury, comme le brave général Jaruzelski. Prix Lénine de quoi, à propos? On ne nous l’a pas dit, sauf erreur. Peut-être de «littérature» pour le beau discours qu’il fit, non sans trac, devant le Pape? Ou bien «de la paix», pour avoir inventé l’état de guerre, entre un gouvernement et son peuple.
Bref. Il a son prix, et grand bien lui fasse.
Un qui devra se passer de prix Lénine, c’est Paul Misraki, le musicien mystique et philosophe, qui vient de raconter dans un merveilleux petit livre par quelles voies étonnantes et connues d’elle seule la grâce va chercher dans le monde ceux qu’elle a choisis.
Et même j’ose prédire à Paul Misraki qu’à part d’innombrables lecteurs, il n’intéressera personne dans les salons où l’on cause pour ne rien dire.
Le malheureux! Pensez! D’abord, il écrit très bien, clairement, et avec humour, ayant laissé au vestiaire toute langue de bois, sur le plus difficile des sujets: les métamorphoses d’une âme. Ensuite, et la presse le lui fait bien sentir, en observant un grand silence, de quel droit aurait-on une âme, et de quel droit en parlerait-on quand on a composé à l’âge du bachot la chanson du siècle que tout le monde a fredonnée une fois ou l’autre depuis deux ou trois générations[1]. Fut-il compositeur prodige, ne produisant de musique qu’à temps perdu, en se jouant, en se bornant à jeter d’un coup sur le papier ce qui chante dans la tête, un musicien, c’est un musicien, n’est-ce pas, et pourquoi se mettrait-on toujours dès le plus jeune âge à chercher cette lumière promise à tout homme venant au monde et à la trouver, qui plus est. C’est indécent et malappris. Tel est pourtant le sujet de son dernier livre au titre charmant et si drôlement trouvé[2].
Juif de pur lignage aussi loin qu’il retrouve sa trace dans le temps, élevé dans une atmosphère déjudaïsée de complet scepticisme, Misraki aurait dû, selon toute sagesse humaine, parcourir le monde en semant ses chansons, et ne penser qu’à elles. Comment il se mit à penser à Lui, c’est ce que je ne vous dirai pas, non seulement parce que le récit de sa conversion est un vrai roman, mais parce que je compte bien que vous le lirez.
Frappez et l’on vous ouvrira. Je me suis demandé pourquoi, toujours selon les lumières du monde, Koestler ne trouva jamais cette porte qu’il cherchait. Pourquoi devant Misraki cette porte s’est-elle ouverte? Ne sondons point les profondeurs surhumaines.
Sa lecture, pourtant, illustre au moins une injonction sans doute essentielle de celui qui en détient les clés: «Si vous n’êtes semblable à ces petits…» Dans sa quête, Misraki montre le même cœur d’enfant espiègle et pur de toute méchanceté que l’on trouve aussi dans sa musique. Même dans ses chagrins, qui furent grands, et qu’il éprouva dans toute leur cruauté, il garda je ne sais quelle joie ultime, la gratitude d’être qui est peut-être la vertu du Saint-Esprit, si le péché contre le Saint-Esprit est le refus de l’être.
C’est par des voies étonnantes que la Grâce va chercher ceux qu’elle a choisis
Je dis cela à cause de son livre (et de ses livres précédents). Et aussi parce que depuis le quart de siècle que je le connais, c’est bien la moindre des choses que je témoigne qu’il est tel qu’en ses livres, limpide, sincère, drôle, profond, le plus agréable des compagnons. S’il n’avait écrit, seuls ses amis le sauraient. Remercions-le d’écrire et de multiplier ainsi par le monde, avec talent, cette relation d’amitié avec une âme exceptionnelle.
Il me faudra aussi refuser Impitoyablement le prix Lénine à un autre homme inclassable, qui se fit d’abord connaître, il y a des lustres, comme le peintre génial du monde de l’altitude: Samivel. Eh oui, Samivel qui, le premier, sut faire tenir dans le dénuement d’une aquarelle le mystère, la grandeur, la pureté, la puissance écrasante de la haute montagne.
Car, hélas pour lui, Samivel aussi est encombré d’une âme. Que ne s’est-il borné (si l’on peut dire) à son pinceau? On l’avait couronné de ces discours ténébreux et interchangeables par lesquels les spécialistes des discours consacrent l’artiste bien élevé, docile à se limiter à son art.
Samivel est malheureusement le plus indocile des hommes. À peine commençait-il d’être sacré aquarelliste génial qu’il se mit à écrire des livres et à faire des films avec le même talent. Ah non! Enfin, monsieur, qui êtes-vous? Même Maître Jacques a la courtoisie de changer de livrée en changeant de métier. Ne pouviez-vous au moins inventer quelques pseudonymes pour ne pas nous troubler?
Samivel n’aime pas les livrées et, depuis sa jeunesse, il n’a cessé de faire ce qui lui plaît. Avant la naissance des Zécolos, il se battait en solitaire pour la nature et ses droits, entre deux expéditions à l’Himalaya, en Islande, dans la Crête ancienne. C’est par un recueil de nouvelles qu’il vient, cette fois, manifester son inspiration épique et rebelle[3]. Je ne sais comment il s’y prend, mais là encore, dans ce cadre comprimé de la nouvelle, comme naguère dans sa peinture, il touche et fait toucher le grandiose, le prophétique, le menaçant. Il a vu l’avenir; il l’a visité, et ne l’a pas trouvé très engageant. Dans une de ses nouvelles, en fait une petite pièce en un acte, il met en scène deux pêcheurs à la ligne.
Au retour de ces îles perdues derrière l’horizon du temps
Tout se passe très calmement, on pêche en devisant, mais on entend aussi dans le fond un vacarme ininterrompu et étouffé. Peu à peu, à travers le paisible bavardage des deux pêcheurs, on comprend ce qu’est ce vacarme. C’est celui de l’apocalypse, à une certaine distance. Une Apocalypse tellement plausible qu’on en frémit.
Dans sa solitude, Samivel a scruté l’inscrutable, il a saisi le devenir de l’homme. Il n’est peut-être pas optimiste. Ou bien, comme les vrais visionnaires qui jamais ne proposent d’utopie, ne nous fait-il sentir ce qui menace que pour nous enseigner la sagesse de l’éviter?
Il nous fait voir l’angoissante ambiguïté du futur, éternel enjeu de la lutte entre les démons de l’homme et son besoin de grandeur et de dépassement.
D’un côté, sans doute, notre acharnement insensé à détruire ce que la Sagesse a enfanté depuis les profondeurs insondables du temps. Mais, de l’autre, comme dans la taciturne aventure des deux héros de Tourmente (p. 65), le besoin plus fort que la mort de voir cette Sagesse face à face.
Samivel est un homme secret. Il faut le deviner. Il est un maître d’enchantements comme les inventeurs oubliés de Merlin et d’Arthur. Il ne nomme pas son Graal, mais on sent bien qu’il en a la sublime vision. C’est ce Graal qu’il nous laisse entrevoir dans une œuvre nombreuse et qui déconcerte la critique. Comme les héros celtes, il a visité les îles perdues derrière l’horizon du temps, et ce qu’il en rapporte effraie, mais aussi exalte. L’avenir n’est certes pas un Bureau de bienfaisance pour assistés professionnels. Mais je ne sais pourquoi on aime davantage, après l’avoir lu, ce futur plein de menaces et de lumières.
Aimé Michel
Notes:
(1) Eh oui: Tout va très bien, Madame la Marquise, c’est lui.
(2) Paul Misraki: Ouvre-moi ta porte (Laffont).
(3) Samivel: Il y aura de l’eau pour les cygnes (Albin Michel).