Ces drôles de guerres

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Ces drôles de guerres

Arts et Métiers – Septembre-Octobre 1982

par Aimé Michel

 

Malouines, Liban, guerres trompeuses.

Je tremble à la pensée des conclusions que sont peut-être (très probablement) en train d’en tirer de savants spécialistes, pour qui ces conflits à petite échelle (c’est ce qu’on dit de loin) n’ont à peu près rien à nous apprendre, les vrais modèles datant toujours de 1940-1945, avec leurs énormes masses. Modèles rectifiés, mais à peine, par les repérages, mesures, contre-mesures électroniques et infra-rouges, engins autoguidés.

N’ai-je pas entendu un amiral français expliquer que la situation de la Navy, si vulnérable aux Exocets, ne provenait que de son impuissance à créer un «vaste espace marin impénétrable»? Et cet augure de rêver tout haut, tandis que, mentalement, je calculais le prix de son rêve, aboutissant inéluctablement à exclure la France de la seule vraie puissance navale possible, d’après cette sommité galonnée. Car «l’espace marin impénétrable» comportait toujours un énorme porte-avions accompagné de ses nombreux et puissants auxiliaires, y compris diverses sortes de sous-marins, et j’en oublie: des milliers de milliards de francs, des années de travail, que dis-je, des dizaines d’années peut-être, pour un pays comme le nôtre.

À supposer qu’il accepte de ne plus guère travailler tout ce temps que pour la marine. Et à supposer que l’adversaire attende patiemment que nous soyons prêts à le battre…

D’ailleurs la sommité ne cachait pas qu’actuellement, pour une vraie guerre navale, seuls comptent les États-Unis et l’U.R.S.S…

Mais dans ce cas, Monsieur, à quoi servez-vous? et qu’attend-on, prenant au mot vos conjectures, pour vous recycler dans quelqu’utile travail civil?

En quoi le Liban et les Malouines sont-ils des guerres trompeuses? Ne retenons que le Liban. II y a ce qu’on voit: de foudroyantes manœuvres de chars et d’engins porteurs, des tonnerres d’artillerie, de petits groupes d’avions, souvent rasant le sol, et détruisant à distance avec une surprenante précision tous les moyens de l’adversaire. Explication entendue aussi sur nos ondes, par un de ces experts qui me font frémir: l’armée israélienne est surentraînée, son personnel est d’un niveau technique inégalé…

Si j’étais fou et amnésique, si je ne me rappelais les belles explications des percées allemandes sur notre front en mai 1940 «les divisions blindées se jettent sur nous, nous les laissons tout simplement passer, et nous refermons le piège derrière elles», et hélas, je les crus. Je les crus comme tous les Français jusqu’à ce qu’on commence à parler d’un certain colonel de Gaulle qui prétendait que cela, en réalité, se passait tout autrement. Si donc j’étais fou à lier, j’accepterais ces explications désastreuses, pieusement, mais non sans anxiété: alors, seuls les deux Super-Compères sont à même de s’intimider, et éventuellement de se défendre? Éventuellement sur nos cadavres?

Ou encore si je croyais au Père Noël, je m’imaginerais que l’armée a délégué sur les ondes quelques-uns de ses surdoués de l’action psychologique pour faire croire à l’adversaire potentiel que l’Armée française n’a rien appris depuis 40 ans: il sera bien attrapé, l’Adversaire Potentiel, la première fois qu’il fera mine de nous chatouiller, de découvrir que nos explications imbéciles étaient un rideau de fumée!

Hélas, hélas, hélas. Nos augures ne sont pas si madrés! Ce qu’ils disent, ils le pensent. Ils croient vraiment que les succès foudroyants de Tsahal s’expliquent par la compétence et l’entraînement, mais qu’après tout il n’y a là que des chars, des canons, bref une quincaillerie connue, et qu’il suffit de s’entraîner aussi bien et d’avoir de plus gros bataillons. Avec, admettons-le, assez de machines téléguidées dans les fourgons, mais rien de plus ou presque.

Or cela, ce n’est que la face visible de Tsahal. Pour en être convaincu, il suffit, oui, sans barbouzes ni James Bond, il suffit de voir comment les choses se sont passées, jour par jour: 4 et 5 juin, bombardements aériens, l’armée israélienne ne bouge pas; 6 juin l’attaque; le 9 (en trois jours), la voilà sur Beyrouth, à Khaldé. La suite, jusqu’au départ de l’O.L.P., appartient à la diplomatie: rien d’important ne se produit militairement, Israël se bornant à des bombardements et à divers préparatifs pas très faciles à comprendre autour de Beyrouth encerclé.

Mais on remarque: 1) que l’armée syrienne provoquée au combat, en tâte un peu et n’insiste pas; 2) que personne ne pousse la Syrie, ni ne vole à son secours, et notamment pas l’U.R.S.S., «fidèle alliée de la Syrie», experte en ponts aériens et détentrice d’arsenaux archi-combles. Donc, bilan de cette guerre qui paraît déjà longue dès la mi-juin: trois jours de vrai combat. Trois jours pour bouleverser toutes les données politiques mondiales, encercler Arafat et son état-major, réduire à rien, sans la combattre, la puissance militaire de la Syrie, déconcerter l’U.R.S.S., rendre à l’Égypte sa vraie place au sein du monde arabe. J’en passe. Est-ce compréhensible, si les données ne sont réellement que celles qu’on nous décrit avec la complaisance de celui qui sait?

Pensons plutôt à certains détails plus anciens qui nous ont intrigués, parfois, mais sans réellement attirer l’attention des augures.

— 27 juin 1976: détournement de l’avion d’Air France sur Entebbé; 3 juillet (six jours à peine): coup de main réussi sur Entebbé. Six jours pour «improviser» un tel coup? Mais ils ont le diable au corps, ces Israéliens?

— À titre de comparaison, le 24 avril 1980, échec de la tentative américaine sur l’Iran pour délivrer les otages. Et ne pas oublier ce radio-amateur israélien qui fut le premier à découvrir son échec, alors que même l’Amérique ne savait rien.

— Bizarre, ou pour mieux dire incompréhensible voyage de Béghin aux États-Unis, pendant dix jours, au milieu de la guerre du Liban. S’assurer des sentiments d’un vieil ami, c’est intéressant, mais finalement qu’est-ce qui est en jeu? N’est-ce pas le déroulement et la conclusion d’une bataille? C’est comme si Joffre s’en était allé prendre des nouvelles de Lloyd George pendant la Bataille de la Marne. Touchant, mais, je le maintiens: bizarre. Seule explication: la bataille est terminée.

À notre tour, comme les belligérants directs et indirects de cette guerre singulière, nous devons admettre que l’armée israélienne n’est que la face visible de la puissance israélienne. Sa face invisible, parmi d’autres choses inconnues, c’est une sophistication sans égale au monde de l’instrument électronique et des automatismes, qui permet de ne rien ignorer de la situation, des intentions, des conversations téléphoniques et radio de l’adversaire, des codes de combat et de télécommande et d’une façon générale, du voisin — peut-être dans un rayon de plusieurs milliers de kilomètres. De le tromper, de le surprendre. C’est l’utilisation de toutes les possibilités de la physique pour le combat à distance sans visibilité. Voir l’adversaire aveuglé par la nuit, vieille ruse animale, notamment des oiseaux nocturnes, chauve-souris, serpents chassant à l’infra-rouge, leurres théoriques et vingt autres malices que sans doute ceux qui comme moi furent dans le maquis il y a quarante ans et firent ensuite des études scientifiques ne cessent, depuis, de ruminer, se jurant de n’être plus jamais occupés, ni par l’étranger, ni par une fraction intérieure, comme cela se voit maintenant en Pologne, comme on l’était en France «nono» par une petite milice de voyous.

Ce n’est jamais une armée laissée à elle-même, fut-elle valeureuse, qui évite, et dans le pire des cas gagne une guerre. Jamais.

L’armée est une Administration ordinaire, plus la discipline et l’esprit de sacrifice. Quiconque escompte que l’armée d’elle-même se renouvellera est perdu. Même si elle le veut, elle ne pourra jamais que réfléchir aux aspects militaires de la guerre, qui sont à la fois fondamentaux et mineurs.

Éviter, conduire et gagner les guerres, ou plutôt les vastes crises dont la guerre est l’épisode sanglant à éviter, c’est affaire politique. C’est la volonté politique seule qui opère les métamorphoses capables de sauver la paix — ou de gagner la guerre, au pire.

La paix — et la menace qui la défend — c’est l’effort de tout un pays, et d’abord de sa fécondité novatrice[1]. Il y aurait infiniment à dire là-dessus, et notamment ceci, que j’énoncerai pour conclure, sans le développer cette fois: il se trouve (c’est, pourrait-on dire, un cadeau des redoutables circonstances présentes) il se trouve, dis-je, que la rénovation de l’armée, en Occident, ne se différencierait pas de la rénovation industrielle. Ce serait la même rénovation, tous budgets unis. L’effort commun du plus riche et du plus novateur des continents le sortirait en même temps de la crise, de ce qui lui reste de pauvreté, et de la faiblesse qui éteint sa voix dans le tumulte des armes.■

Aimé Michel

Note:

(1) Est-il vraisemblable qu’Israël n’ait pas eu envie d’entendre et d’étudier les conversations téléphoniques de Yacer Arafat (par exemple)? Est-il vraisemblable, s’il en a eu envie, qu’il n’y soit pas parvenu? Est-il vraisemblable que le fantastique retournement politique observé résulte seulement d’une campagne militaire de trois jours? Ne s’avère-t-il pas, après coup, qu’une foule d’impondérables (ou ce qu’on appelait ainsi naguère) se sont trouvés jouer soudain en connivence, pour tirer, de cette brève guerre, des conséquences inimaginables dix jours avant? Ou bien Israël a découvert le N° de téléphone du Père Noël, ou bien il s’est chargé d’être son propre Père Noël.

 

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