Le monde en marche – La société à l’épreuve
L’Invisible aux deux visages
Atlas – Air France n°79 – janvier 1973
Il faudrait être très ignorant de l’histoire pour voir dans les querelles religieuses actuelles un phénomène sans précédent né des progrès de la science et des révolutions politiques. En fait, aucun problème n’est peut-être plus ancien que celui de savoir si la religion remplit d’abord une fonction sociale ou bien une fonction intérieure et transcendante.
Les Mots et les Choses
On illustrerait facilement cette querelle à l’aide d’exemples pris dans l’histoire des Empires mésopotamiens et l’épopée de Gilgamesh, ou bien dans l’aventure d’Akhenaton, ce pharaon réformateur à peu près contemporain de Moïse, ou encore, plus près de nous, dans l’épopée des Mormons américains. En hommage à Diogène, j’emprunterai plutôt à la Grèce ancienne l’analyse de ce problème très ancien, me bornant à résumer une étude classique, celle de l’éminent spécialiste suédois Martin Persson Nilsson, qui passa toute sa vie à étudier la religion des Grecs.
Les mots religieux les plus significatifs des premiers textes grecs, en particulier des épopées homériques, sont hybris et némésis. Dans leur acception religieuse, on ne peut les traduire simplement par leur correspondant français, car alors ils ne signifient plus rien.
Hybris, dit le dictionnaire, veut dire en effet «injure», «outrage», «violence», et némésis (personnifiée dans la déesse du même nom) «indignation», «colère», «vengeance». Il est difficile à première vue de voir en quoi les idées violentes que véhiculent ces mots peuvent être le fondement d’un sentiment religieux, même si l’on admet que la civilisation homérique n’était pas spécialement pacifique.
Mais némésis vient d’un radical indo-européen nem évoquant une idée de distribution. Et il est frappant de voir quels mots ont été enfantés par ce radical vieux d’au moins quatre mille ans dans diverses langues de l’Europe ancienne. Je les cite suivant le Dictionnaire des racines indo-européennes de R. Grandsaignes d’Hauterive.
En grec d’abord: le verbe nemô «je distribue», puis «je fais paître». On voit que la plus ancienne distribution est celle du pâturage: et justement, nomê veut dire «pâturage»! Ces significations sont-elles très anciennes? Jugeons-en: de nomê vient nomas, nomados, «celui qui fait paître», le «nomade». Ces mots datent donc d’une époque où ce qu’on partageait d’abord, c’était le pâturage.
Un autre mot directement tiré de nem est le nom nomos, signifiant en grec archaïque «part de bois», puis «bois», aussi ancien que nomé. Ces mots témoignent d’un temps où la part vitale distribuée à chacun se définissait en premier lieu par le pâturage pour nourrir le troupeau, et par le bois du feu. Némésis, qui, en grec classique, signifie, on l’a vu, «colère», «vengeance», à d’abord eu pour sens le partage équitable, la justice distributive. Cette justice distributive fut presque tout de suite divinisée, et Némésis devint la déesse qui assure la justice du partage et venge le déni de justice: nous voilà enfin à l’idée de vengeance, mais à travers la divinisation d’un acte social, évolution qui aboutit finalement au mot nomos, qui veut dire tout simplement «loi».
Les Biens de ce monde…
Il est très clair qu’ici l’histoire des mots atteste d’abord le rôle social et même économique de la religion grecque archaïque. Les Grecs sont-ils une exception, un cas aberrant dans l’histoire du sentiment religieux? Non: chez les Latins, nem a donné nemus, qui signifie «bois sacré»: la divinisation, ici, est venue, elle aussi, mais à travers la chose distribuée, à savoir le bois.
En gaulois, la sacralisation est encore plus frappante, puisque nemô (toujours venant de nem, partage) veut dire «sanctuaire» et subsiste dans de nombreux noms de lieu dont nous avons oublié le sens: Nîmes (qui se disait Nemausus ou Nemausat), Nemours (également Nemausus), Méolans (Nemolana, c’est-à-dire «le replat du sanctuaire»), etc. Nos ancêtres identifiaient donc le sanctuaire avec le lieu du partage. Est-il possible d’exprimer plus clairement que pour eux, comme pour les Grecs et les Romains archaïques, la religion était garante d’un partage équitable des biens?
Voyons maintenant hybris qui, en grec classique, veut dire «outrage». Dans Homère, remarque Nilsson, le mot hybris introduit généralement l’expression hyper moron, qui signifie «au-delà de la part assignée», «au-delà du droit». Hybris hyper moron, c’est l’accaparement, l’usurpation: l’hybris viole la némésis.
Ainsi les concepts religieux les plus anciens des civilisations indo-européennes occidentales sont exactement ceux-là même que proclament les mouvements religieux contemporains dits «progressistes». Loin d’être une sorte de maladie moderne de la religion, les progressismes réalisent une résurgence historique tout à fait remarquable par sa clarté.
Il a toujours existé une forme du sentiment religieux qui s’efforce de fonder la justice sociale sur le sacré, ou, si l’on préfère, de diviniser la distribution des biens de ce monde.
Est-ce à dire qu’historiquement la religion, c’est la distribution des biens sanctionnée par le sacré? Point du tout.
…et ceux de l’autre
Car les plus anciens documents historiques attestent aussi une religion tout opposée à celle-là, radicalement indifférente aux biens de ce monde, uniquement tournée vers l’intérieur et le transcendant.
Écoutons M. P. Nilsson: «La philosophie qui traite des réalités inaccessibles aux sens a été fondée par Platon qui, au-delà du monde changeant et périssable des choses, chercha celui des formes éternelles et incorruptibles. Or Platon adhérait fortement à la religion ancienne et ne se considérait pas comme un réformateur religieux, mais comme un philosophe, un passionné de vérité, un savant. Et c’est ainsi qu’il fut considéré par ses contemporains et ses premiers successeurs[1].»
Ainsi, ce que Nilsson appelle le transcendantalisme de Platon (c’est-à-dire sa foi que les vraies réalités sont les réalités invisibles) était tenu par lui-même et par ses contemporains non comme une innovation philosophique, mais bien comme l’expression simplement rationalisée et laïcisée de ce qu’enseignait depuis toujours la religion grecque. Ce n’est plus vers Homère qu’il faut se tourner pour en trouver le témoignage, mais vers ceux qui ont donné sa plus ancienne expression à un mythe fameux, celui d’Orphée, et en particulier vers Pindare.
«Le corps, dit-il, obéit à la puissance de la mort, mais l’âme subsiste, qui seule vient des dieux. L’âme sommeille, tandis que le corps s’agite, mais quand le corps s’endort elle s’éveille et montre le futur dans les rêves.»
Le sens de ce passage est que, puisque les songes sont envoyés par les dieux et que l’âme est divine, elle doit, pour accéder à l’expérience du divin, se libérer de son confinement corporel.
Ailleurs, Pindare parle de ces hommes extraordinaires dont l’âme prend son essor tandis que leur corps repose en extase. Ces hommes extraordinaires, ou du moins certains d’entre eux, étaient les initiés aux mystères orphiques. Nilsson souligne combien leur vie ressemblait à celle des ascètes de toutes les religions ultérieures: «Ils étaient végétariens, écrit-il, et considéraient comme un crime de faire périr les animaux, fût-ce pour les sacrifices. […] La raison probable de cette prohibition doit être cherchée dans leur croyance à la transmigration des âmes. […] Pindare explique quelque part qu’au bout de neuf ans, Perséphone renvoie vers la lumière du soleil ceux qui ont expié leurs fautes et que d’eux naissent de grands rois, des hommes puissants et sages. On comprend, dans un autre passage, que les âmes qui pèchent dans l’autre monde sont renvoyées dans celui-ci pour y être punies, exactement comme les péchés commis dans ce monde-ci sont expiés dans l’autre.»
Si l’on se rappelle qu’au même moment, les druides gaulois, les sages de l’Inde et ceux de la Perse avaient des enseignements très semblables, on doit bien admettre que les hommes ont toujours eu deux façons de considérer le monde invisible, l’une «progressiste» ou «politique», visant à bâtir ici-bas la Cité des dieux, l’autre «ascétique» et mystique, affirmant que le Royaume n’est pas de ce monde.
Les remises en cause de notre temps, loin d’annoncer la fin des religions, ne font qu’attester leur permanence dans le cœur et l’esprit de l’homme.■
Aimé Michel
Note:
1. M. P. Nilsson: Greek Piety (Norton éditeur, New York, 1969, p. 124.