L’interféromètre et le philosophe

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L’interféromètre et le philosophe

Paru dans Arts et Métiers – Décembre 1980 (et repris dans le fanzine VOPALIEC SF vol. 26)

 

Aimé Michel

Les progrès accélérés de l’interféromètre et de l’ordinateur vont, au cours de ces prochaines années, faire entrer dans la science une des plus vieilles et lancinantes questions philosophiques = sommes-nous seuls?

Le soleil n’est qu’une étoile très banale. Il y en a des dizaines de milliards comme lui dans la galaxie. Les galaxies elles-mêmes sont innombrables. La présence de corps satellites orbitant autour de toute masse un peu importante est, elle aussi, un fait banal = non seulement le soleil a des planètes, mais la plupart des planètes ont des satellites, souvent nombreux.

Ainsi, pour ce qu’on en sait, la banalité dans l’univers devrait être la profusion de la vie, avec éventuellement la pensée à son sommet. La spéculation mais jusqu’ici la spéculation seule, inviterait donc à répondre à la question ci-dessus que non seulement nous ne sommes pas seuls, mais que rien n’est plus banal que l’apparition de la pensée en des points innombrables de l’espace. Le destin de l’humanité, son progrès ou sa disposition, auraient autant d’importance dans l’univers que la vie et la mort d’un hareng dans l’océan.
On sait que Giordano Bruno fut brûlé à Rome en 1600 pour avoir soutenu cette spéculation et quelques autres. Il ne faut pas brûler les gens qui spéculent. Les spéculations même les plus aberrantes, tant quelles ne se transforment pas en idéologie sont innocentes et peuvent produire des idées utiles. Il y a maint exemple, mais ce n’est pas aujourd’hui mon sujet.
Giordano Bruno eut le tort de proclamer que sa spéculation était la vérité. Il n’avait aucun moyen de le savoir.
C’est le moyen que vont avoir les astronomes.

Avec l’interféromètre, on va pouvoir étudier toute radiation, naturelle ou artificielle, émise par des corps très proches des étoiles et actuellement indiscernables de celles-ci. L’ordinateur permettra de mettre en évidence toute structure éventuelle émergeant du bruit de fond. À la limite et théoriquement (on en est loin!) on pourra dire non seulement si telle étoile a des planètes mais dans l’affirmative, si telle de ces planètes émet dans les bandes radio, TV, etc.! Et enfin, mais on n’ose guère y songer, on pourra recevoir ces émissions, si elles existent.
On n’ose guère y songer, mais enfin, cela est techniquement imaginable. Dans un délai point trop lointain, la spéculation fera place à l’expérience, et nul ne peut en prédire le verdict.
En attendant et tout en fignolant leurs appareils, les astronomes déblaient le terrain théorique, qui est vaste, en vue d’utiliser au mieux leur technologie. Certaines de leurs remarques sont très intéressantes et posent des questions nouvelles. En voici une qui me semble particulièrement frappante.

On a déjà pensé à divers projets, certes excessivement dispendieux, mais techniquement réalisables, qui nous permettraient d’envoyer dans l’espace des signaux tels que toute civilisation équivalente à la nôtre pourrait les détecter et les analyser. D’après les calculs de leurs auteurs, nous pourrions mener à bien de tels projets en y consacrant l’équivalent de toutes les dépenses militaires mondiales (ordre d’idées).

Il est hors de question que, dans sa présente situation politique, l’humanité s’échine à engouffrer de pareils budgets dans l’espoir de dire — «coucou, je suis là», à d’éventuels voisins de l’espace, ou au néant de l’espace.
Mais dès qu’on envisage cette idée, la logique des grands nombres met en marche ses inéluctables déductions.
S’il est vrai, en effet (ce que nous ignorons, mais c’est l’hypothèse requise pour avoir l’idée de lancer ces projets), si donc il est vrai que des civilisations équivalentes à la nôtre sont nombreuses dans l’espace, leur nombre est peut-être suffisant pour que toutes les situations «politiques» y existent, y compris une paix universelle propice à la réalisation du projet.
Dans cette situation d’«école», comme on dit, il y a donc dans le ciel, en ce moment même, des signaux que nous pouvons détecter et déchiffrer avec nos moyens actuels.
Et ceci répond à l’objection souvent opposée: faire des suppositions tellement gratuites, ce n’est pas sérieux. Car ces suppositions, au départ gratuites en effet (nous ne savons pas s’il existe d’autres planètes habitées, etc.) aboutissent à proposer des tests équivalents à n’importe quelle expérience astronomique de routine, à savoir la détection d’un signal ni plus ni moins difficile à étudier que tout autre signal que nous étudions déjà en radioastronomie.
Les grands nombres ont une autre conséquence: plus ces civilisations hypothétiques sont nombreuses, plus la probabilité de signaux faciles à détecter augmente.

Eh bien (beaucoup de lecteurs de cette revue le savent sans doute), ces raisonnements ont été pris au sérieux, essentiellement aux États-Unis et en U.R.S.S. L’épluchage de tels éventuels signaux a commencé, et le résultat est très intéressant: jusqu’ici, il est entièrement négatif. Aucun signal.
Le nombre des résultats, tous négatifs, est déjà suffisant pour avoir fortement impressionné des astronomes qui jusqu’à une date récente croyaient, comme Giodrano Bruno, à l‘«infini des mondes et des vies»[1].
Par exemple, le Russe Schklovski, auteur avec l’Américain Sagan, d’un livre sur «la vie intelligente dans l’univers». Schklovski en est maintenant à chercher une explication à ce nouveau mystère: pourquoi l’homme est-il si rare, et peut être unique, dans l’univers?

Remarquons toutefois que, si l’on s’en tient aux faits, cette question est prématurée. Les hommes n’ont pas encore tenté d’envoyer dans l’espace des signaux détectables par toute civilisation équivalente à la nôtre. La vraie question n’est donc peut-être pas celle de Schklovski. Peut-être devons-nous nous demander plutôt: pourquoi n’enverrons-nous jamais de signaux du genre de ceux que nous avons jusqu’ici vainement cherchés?
En effet, le raisonnement par les grands nombres exposé plus haut comporte une hypothèse implicite, cachée: à savoir, qu’une civilisation plus avancée que la nôtre (enfin parvenue à la paix universelle, par exemple) doive obligatoirement désirer se faire connaître des civilisations de notre niveau technologique et moral. On peut tout aussi vraisemblablement supposer que de telles civilisations ne désirent communiquer qu’entre elles, par des moyens inconnus de nous, et qu’elles évitent de communiquer quoi que ce soit aux espèces encore occupées à s’entretuer.
Peut-être que, quand nous saurons communiquer, nous aurons d’excellentes raisons de ne plus désirer aucun contact avec des barbares du type XXe siècle terrestre.
Ces spéculations amusent l’esprit, et peut-être aussi le conduisent vers des idées neuves.

Mais redescendons sur terre: premièrement, il y a plus de cinquante ans que nous émettons dans un vaste spectre, deuxièmement, l’interféromètre et l’ordinateur permettront bientôt de déceler, venant éventuellement d’ailleurs, ce que depuis un demi-siècle nous émettons d’ici.
Voilà la situation renversée: car cela, c’est sûr, sauf suicide planétaire. Alors nous saurons si nous sommes seuls, ou bien si Giordano Bruno était un prophète.

Aimé Michel

Notes:

[1] C’est le titre d’un livre de Bruno.

*****

Commentaire de VOPALIEC SF:

Dans sa lettre nous donnant l’autorisation de publier son article, Aimé Michel ajoute ce post-scriptum:
«Puisque vous vous intéressez à ce sujet, pourquoi ne pas lancer parmi vos lecteurs la discussion du PARADOXE DE FERMI: «Pourquoi ne sont-ils pas là?»
Formulé par Fermi cinq ans avant Kenneth Arnold. Sous-entendu: «Le ciel devrait grouiller d’Extra-terrestres: pourquoi être?» repris du Paradoxe d’Olben: «Le ciel devrait être blanc d’étoiles et de température infinie. Pourquoi être?» (La réponse était l’expansion de l’univers, trop simple pour être devinée du temps d’Olben).»

Le sujet est donc lancé: Pourquoi le ciel ne grouille-t-il pas d’Extra-terrestres? Nous attendons l’avis des lecteurs intéressés.

 

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