Le Théorème de Bell (Arts et Métiers)

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Le Théorème de Bell (Arts et Métiers)

Chronique parue dans la revue Arts et Métiers de janvier-février 1980

 

Ma basse-cour est peuplée:

1) de coqs, parmi lesquels des poulets;

2) de poules, parmi lesquelles des poulettes.

De plus, cette volaille grosse et petite est aléatoirement blanche ou noire.

1er Théorème: le nombre des poulets est toujours inférieur ou égal au nombre des coqs noirs augmenté du nombre de petites volailles blanches.

Démonstration: Considérons un poulet quelconque. S’il est noir, il appartient au groupe plus nombreux des coqs noirs (qui comprend les poulets noirs); s’il est blanc, il appartient au groupe plus nombreux des petites volailles blanches (qui, outre les poulets, compte aussi les poulettes). C.Q.F.D.

Quelle est cette curieuse démonstration, et à quoi sert-elle?

C’est le fameux théorème de J.S. Bell, dont le physicien H.P. Stapp, de Berkeley, dit qu’il s’agit de «la plus profonde découverte de la science». Stapp n’a pas dit «la plus profonde découverte de ces dernières années» ou même «du XXe siècle», mais «de la science». À quoi sert ce théorème? À introduire un deuxième théorème qui n’est que la forme statistique et scientifiquement utilisable du premier.

2e Théorème de Bell: Dans une basse-cour assez nombreuse pour que jouent les lois des grands nombres, je prélève trois échantillons et je dis: le nombre de poulets du premier échantillon est toujours inférieur ou égal au nombre de coqs noirs du deuxième échantillon augmenté du nombre des petites volailles blanches du troisième échantillon.

La démonstration coule de source. Mais la forme statistique nous introduit dans une manière de raisonner qui est proprement celle de la physique moderne. Naturellement, on ne va plus parler de poulets.

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J’ai emprunté (en le modifiant un peu pour le rendre amusant) l’exposé du théorème de Bell au livre admirable que vient de publier le Pr Bernard d’Espagnat: À la recherche du réel[1].

Admirable, car en réalité le théorème, tel qu’il a été publié par son auteur en 1964[2] est d’une approche difficile. C’est un raisonnement mathématique sur les propriétés des systèmes de mesure tels qu’on est obligé de les pratiquer en physique quantique. D’Espagnat a réussi le formidable tour de force intellectuel de réduire le raisonnement de Bell à sa quintessence logique, de l’exposer, puis de le prouver sans faire appel à la moindre équation. Il ne s’agit pas d’une vulgarisation. Fait peut-être sans précédent, un raisonnement physique d’une profondeur extraordinaire est ainsi présenté, sans aucun déguisement, ni tour de passe-passe analogique, puis démontré de même.

Voyons maintenant, toujours sur les traces de d’Espagnat, les conséquences du théorème de Bell.

*****

Ce théorème fait une prévision. Il la fait par seule référence à la logique, une logique parfaitement limpide. Citons d’Espagnat «en physique, les cas de corrélation stricte entre systèmes ne sont pas rares. Si ces systèmes s’écartent ensuite naturellement l’un de l’autre — en gardant leur propriété — on pourra, comme ci-dessus, mesurer sur l’un une propriété a et sur l’autre une propriété b (…). Si, dans ces conditions, on s’arrange pour produire un très grand nombre de tels couples de systèmes, si, sur un grand nombre de ces couples, on mesure a et b comme ci-dessus décrite, si sur d’autres, en même nombre, on mesure a et c et sur d’autres enfin, en même nombre toujours, on mesure c et b, alors on devra s’attendre à ce que l’analogue du théorème b soit vérifiée…».

Tout cela, n’est-ce pas? est parfaitement évident. Il est impossible qu’il en soit autrement.

Mais comme dit encore d’Espagnat, «voici le point essentiel»: quand on fait l’expérience sur des couples de systèmes microphysiques (par exemple des couples de protons réalisant un «état de spin nul»), l’expérience contredit le théorème de Bell, cependant aussi évident que 2×2 = 4[3].

Comment expliquer cette violation?

Les physiciens n’ont pas beaucoup d’hypothèses à proposer. En fait, ils n’en ont qu’une: quand je compte mes poulets, le fait même de les compter interagit à distance avec les autres numérations. Pour donner une image, c’est comme si le fait de compter ici mes poulets avait là-bas pour effet de transformer les coqs en poulets. C’est ce que les physiciens français appellent la non-séparabilité, les anglo-saxons non-localité: deux systèmes ayant une fois interagi se comportent ensuite comme un seul système, quelle que soit la «distance» survenue entre eux. On est obligé d’écrire «distance» entre guillemets, puisque dans ce cas la distance ne joue plus, n’a plus aucun effet.

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D’Espagnat examine si, prouvée jusqu’ici dans tous les cas où l’on a pu la mettre à l’épreuve, la non-séparabilité est une propriété universelle en physique. Prudemment en donnant ses raisons[4], il répond par l’affirmative: le concept de «distance» n’est qu’une illusion. On comprend dès lors le jugement de Stapp. Toute notre vision du monde en est changée.

Évidemment la question que se pose aussitôt l’ingénieur est celle d’éventuelles technologies tirées d’une nouveauté tellement fondamentale. D’Espagnat est formel: la non-séparabilité n’a que des conséquences philosophiques, elle ne saurait servir strictement à rien (p. 43).

Il est peut être amusant de remarquer que c’est toujours ce que disent les grands découvreurs, dont le prototype est Hertz déclarant que les ondes qui portent son nom n’étaient qu’une découverte théorique sans aucune application possible.

Mats il est vrai que plus une découverte est fondamentale, plus long est le temps qui s’écoule avant ses premières applications. Il faut d’abord qu’une autre famille d’esprits y pénètre, celle des inventeurs. Le livre passionnant de d’Espagnat, que chacun se doit de lire, hâtera sûrement cette maturation. En attendant les applications (si cette fois encore il doit y en avoir), il introduit l’esprit dans un monde de réflexion nouveau, et même révolutionnaire. Le théorème de Bell oblige à des reconsidérations d’une profondeur qu’on ne fait encore qu’entrevoir. Il est l’acte de naissance d’une nouvelle physique.

Aimé Michel

Notes:

(1) B. d’Espagnat: À la recherche du réel (Gauthier Villars, Paris 1979).

(2) J.S. Bell: Physics, 1, 195, (1964).

(3) Inutile de préciser que Bell n’a énoncé son théorème que pour mettre en évidence cette incroyable violation, qu’il avait prévue: c’est cela la découverte, c’est cette violation conforme à la physique quantique, mais logiquement déroutante.

(4) Raisons admises par tous les physiciens actuels, sauf erreur. Un certain nombre avaient même prédit cette non-séparabilité (à commencer par Einstein, qui toutefois en faisait une objection aux principes fondamentaux de la physique quantique). Voir notamment les publications de M. Olivier Costa de Beauregard depuis une dizaine d’années aux comptes rendus de l’Académie des Sciences.

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