Le Grand Mardouk: comment peut-on être savant et sans angoisse?

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Le Grand Mardouk: comment peut-on être savant et sans angoisse?

Chronique parue dans France Catholique − N° 1257 – 15 janvier 1971

 

[…] Il chargea Nibiriou (le Zodiaque) de les mesurer tous, afin que nul ne soit ni trop long ni trop court… Il ordonna à la lune de marquer le temps. […] «Au début du mois, quand tu t’élèveras au-dessus de la terre, Tu brilleras pendant six jours comme un croissant en arc. Puis comme un demi-disque le septième jour», etc.

Et caetera: les choses se passent ainsi parce que tel est le bon plaisir de Mardouk. L’idée de chercher au-delà de l’observation une réalité objectivement représentable n’apparait nulle part dans ce long poème, et, hors leurs chiffres merveilleusement scrupuleux, ni Kidinnou, ni Bérose, ni aucun astronome mésopotamien ne se préoccupèrent apparemment jamais d’en savoir davantage.

De Bérose au prix Nobel

Quand Bérose s’exila à Cos, chez les Grecs, ceux-ci essayèrent de comprendre de quoi il parlait. Vitruve nous a laissé ce qu’il crut apparemment être un résumé de son enseignement et quoique l’ayant lu et relu dans diverses traductions, je veux être pendu si j’y comprends goutte. Cet aveu me coûte d’autant moins que les gloses les plus satisfaites ne m’ont guère paru plus limpides: les glossateurs n’ont pas mieux compris que moi, c’est clair, ni d’ailleurs que Vitruve, ni sans doute que le Grec copié par Vitruve. C’est apparemment que Bérose n’éprouvait nul besoin de représenter l’objet de sa science.

On voit certes bien, en lisant Vitruve, que pour l’astronome babylonien, la lune avait une face blanche et une face bleue. On voit aussi que les phases s’expliquaient par un bizarre mouvement de rotation de l’astre sur lui-même tandis qu’il survole la terre. On voit bien enfin que cela explique tout. Le seul ennui, c’est qu’on ne peut pas le représenter. Si la terre est plate, comment la lune se couche-t-elle? Où disparait-elle à ce moment-là? D’où vient-elle quand elle se lève? De cela, Bérose ne se soucie pas.

Et pourquoi s’en soucierait-il, dès lors que son système est suffisant pour appuyer ses calculs et que ses calculs permettent de prévoir avec une merveilleuse précision? Je crois entendre la réponse excédée de Bérose aux astronomes grecs accourus à Cos pour s’initier à ses méthodes: «Où va la lune? D’où vient-elle quand on ne la voit pas? Mais tout cela, cher collègue, c’est de la métaphysique! Quelle idée vous faites-vous donc de la science? La science, c’est ce qui se voit. Pour le reste, et si la science ne vous suffit pas, adressez-vous au Grand Mardouk.»

Nul ne peut plus dire si Bérose et Kidinnou croyaient vraiment au Grand Mardouk. Mais s’ils n’y croyaient pas, si le dieu n’était pour eux qu’une clause de style, alors c’est par pure docilité scolaire, et je dirai par distraction, que nous nous obstinons à répéter que la science moderne a commencé avec les Grecs. La façon de concevoir les choses d’un Archimède ou d’un Hipparque, c’est celle d’une science qui a commencé à mourir au début de ce siècle avec Planck, Born, Dirac, Heisenberg. Rien ne ressemble plus à une tablette d’éphémérides babyloniennes que les tableaux pour lesquels Heisenberg représentait vers 1925, ses «carrés infinis». Heisenberg se proposait de calculer la suite des valeurs que peut prendre l’énergie d’un atome et les probabilités de passage d’une de ces valeurs à une autre. Il avait alors 24 ans et travaillait avec Max Born dont la philosophie scientifique pouvait s’exprimer ainsi: «Il faut prendre les phénomènes tels qu’on les mesure; le problème n’est pas de comprendre, mais de calculer.» Heisenberg renonça à comprendre, aligna les éléments de ses tableaux… et obtint ce qu’il cherchait, avec le prix Nobel en prime.

À peu près au même moment, l’Anglais Dirac déclarait que «la nouvelle mécanique, c’était l’ancienne, mais calculée avec une algèbre non commutative», c’est-à-dire une algèbre où 2 x 3 ne donnent pas le même résultat que 3 x 2. Moyennant quoi Dirac obtint lui aussi le Nobel en prévoyant une foule de phénomènes inconnus à l’époque, et notamment la plupart de ces particules dont les journaux nous annoncent périodiquement que l’on vient encore d’en découvrir une dans quelque chambre à bulles. Si ce n’est pas là de la science babylonienne, je demande que l’on m’explique ce que c’est.

Une mort exagérée

Il est vrai qu’il y a le Grand Mardouk. On ne trouve aucune référence au Grand Mardouk dans les comptes rendus de l’Académie des sciences, ni dans la Physical Review. Mais si l’on examine à quoi servait le Grand Mardouk dans la science babylonienne, on se prend à réfléchir. En fait, il tenait lieu de réponse à toute question gênante, j’entends pour le savant babylonien. Par exemple, il subtilisait à point les astres à leur coucher et les redisposait infatigablement à l’orient à l’heure prévue par le calcul. Sans lui, Ki eût été contraint d’imaginer la rotondité de la terre, entre autres choses inconfortables. Le Grand Mardouk permettait de ne pas penser. Il permettait de ne se poser aucun problème au-delà du calcul. Eh bien! tout compte fait, je me demande si les bruits concernant le décès de cet antique personnage ne sont pas quelque peu exagérés, comme disait Mark Twain en parlant de l’annonce de sa propre mort par les journaux. À mon avis, jamais la santé du Grand Mardouk ne fut si florissante. Sinon, comment pourrait-on être un savant en 1971 et effacer de son âme toute angoisse, tout désir d’en savoir plus sur l’homme et l’univers que ce que nous en montrent nos sens, tout espoir de dépasser un jour le monde clos des nombres.

Non seulement la science ne nous guérit pas de cette angoisse bienfaisante, éternel moteur du progrès humain, mais elle nous invite à l’approfondir. Le Grand Mardouk n’assoupit que ceux qui dorment.■

Aimé Michel

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