Le colloque du Haut-Clamart

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Le colloque du Haut-Clamart

Revue La Vie des Bêtes N°38 de septembre 1961

 

En décembre dernier, M. Pierre Guérin, de l’Institut d’Astrophysique de Paris, prononçait devant l’Union Rationaliste, une conférence qui fit sensation dans les milieux scientifiques. Cet éminent astronome affirmait, en effet, en se référant aux acquisitions les plus récentes de la psychologie animale et de l’astrophysique, que la raison humaine n’était pas forcément le sommet de l’esprit et qu’il pouvait exister dans l’espace sidéral, sur des planètes proches ou lointaines, des êtres dont l’intelligence dépasserait tellement la nôtre que, s’ils construisaient des machines pour venir nous voir, ces machines nous seraient incompréhensibles.

Parmi ses références, M. Pierre Guérin citait le dernier livre de notre ami Aimé Michel[1]. Nous avons demandé à Aimé Michel ce qu’il pensait de cette hypothèse. Il nous a répondu par le petit conte philosophique que nous publions aujourd’hui.

Le colloque du Haut-Clamart
Illustration R. Dallet

Perdu dans la cohue citadine, mais bien garanti d’elle par l’épaisseur bourgeoise des maisons, je partage le privilège d’un vaste parc avec une société de chats que je m’honore de fréquenter pour mon enseignement et mon édification. C’est une société très stricte, dont l’étiquette féodale gouverne tout un peuple de matous d’affaires gras et lustrés, de gredins faméliques, de prélats, de mères popotes, de matamores et de filles de joie. Elle compte même ses philosophes, nettement tributaires de l’école cynique, en dépit de l’étymologie. La moustache négligée, l’œil chassieux, la fourrure superbement mitée, ces sages ont découvert un style de vie voué à la méditation, entre l’automobile qui les garantit des intempéries (à l’ombre dessous, l’été, au chaud sur les capots, l’hiver) et les poubelles pourvoyeuses du minimum vital. La bagatelle elle-même ne les tourmente guère, les faveurs faciles des vieilles bréhaignes suffisant à leur assurer le repos de l’esprit.

C’est la conversation de deux d’entre eux que j’ai pu surprendre l’autre jour à la faveur d’un désœuvrement dominical. Le premier, un gris assez prospère, dormait au soleil sur son capot personnel, lorsqu’il y fut rejoint par un compère noir passablement crotté.

— Tiens, dit-il en ouvrant un œil, vous voilà? Et où donc étiez-vous ces jours-ci? Votre compagnie me manquait parmi cette canaille sans conversation.

— Serviteur, dit l’autre, en s’installant. J’étais absent, en effet. J’ai fait retraite dans une solitude du Haut-Clamart, parmi quelques collègues épris de science et de recueillement. Et bien que la matérielle soit de plus en plus difficile pour des gens de réflexion comme nous, je ne le regrette pas. Vous ne sauriez imaginer le bienfait qu’on en tire.

— Vous m’intéressez. Racontez-moi cela.

— Euh! dit le pèlerin. Vous croyez? Je rapporte de mon désert quelques idées surprenantes. Et je ne sais si je peux, comme cela, en public… Regardez cet indiscret qui nous observe.

— Qui, lui? Un homme? Vous plaisantez. Nous sommes entre chats, mon cher. Entre êtres doués de raison. Les chiens, les souris, les hommes, tout cela, pfuitt!

Et le gris cracha son mépris avec beaucoup de distinction.

— Justement, justement! Ne soyez pas si prompt. Je vous ai parlé d’idées surprenantes. Et parmi ces idées-là, il en est une qui intéresse l’imbécile dont vous parlez. Voyez-vous — et sa voix se fit confidentielle — nous avons été amenés, au cours de ce colloque du Haut-Clamart, à nous demander si nous avons véritablement, nous autres chats, le privilège de la raison.

Un silence réprobateur accueillit ces paroles.

— En effet, dit l’autre, voilà qui est surprenant. Mais parfaitement insensé, permettez-moi de vous le dire. Si la raison était aussi le partage d’une autre espèce, cela se saurait, Nous serions en contact avec elle. Avez-vous souvent pris langue avec un chien? Avec une souris? Ou avec (et ici un ricanement) un homme?

— Non. Jamais, je l’avoue. Mais ce n’est peut-être pas une preuve. Peut-être n’avons-nous pas su nous y prendre.

— Allons donc! Et, tenez, puisqu’il s’agit de raison, raisonnons un peu. Qu’est-ce que la raison? Un moyen universel d’accès aux phénomènes. Pour qu’il existe des «raisons» autres que la nôtre, il faudrait qu’il y eût des phénomènes auxquels nous n’ayons pas accès de quelque manière. Citez m’en un, je vous prie?

— Votre raisonnement pèche par la base, j’ai le regret de vous le dire. Car si un tel phénomène existait, je ne pourrais, par définition, en avoir aucune idée. Mes yeux seuls le verraient, et non point mon esprit. Il ne porterait aucun nom dans notre langage. Pour nous, il serait comme s’il n’existait pas.

— À la bonne heure! Il n’aurait donc aucune différence avec un phénomène n’ayant réellement aucune existence. Pourquoi alors supposer son existence?

— Parce que notre vie toute entière baigne dans l’incompréhensible. Par exemple, nous ne savons ni pourquoi nous naissons et mourons, ni pourquoi il y a des chiens et des souris, ni pourquoi l’homme se donne tant de mal pour aller chercher si loin des aliments insipides au lieu de fouiller dans les poubelles ou de guetter les souris.

— C’est parce qu’il est une bête dépourvue de raison, précisément.

— Admettons. Ou, du moins, supposons-le un instant. Il n’empêche que ce monde privé de raison s’impose si bien à nous que nous finissons par en crever. Nous subissons donc de façon fort désagréable des phénomènes auxquels nous ne comprenons rien, et que nous sommes même incapables de nommer. Quel nom donnez-vous, par exemple, à la folie qui pousse les chiens à faire tant de choses dépourvues de sens?

— J’entends bien: il y a des choses que nous ne comprenons pas encore. Mais nous finirons par les comprendre. Et avec notre raison, qui est la seule au monde, puisque je n’en vois point d’autre.

Ici les deux matous s’étirèrent longuement, baillèrent et feignirent une toilette dérisoire, à laquelle il était évident qu’ils ne croyaient guère. Puis le congressiste du Haut-Clamart reprit la parole:

— Vous venez d’admettre, dit-il, qu’il existe des phénomènes que nous ne comprenons pas encore. J’admets de mon côté que nous n’avons pas, nous autres chats, d’autre outil de connaissance que la raison. Tout appel à je ne sais quel illuminisme irrationnel n’est bien, je le proclame, qu’un vain jappement et, comme tel, tout juste bon pour les chiens.

Et les deux philosophes crachèrent avec ensemble.

— Mais, poursuivit-il, je voudrais ici vous faire part d’un rapport présenté à notre congrès par un de mes très vieux amis, propriétaire d’un vaste domaine appelé Muséum d’Histoire Naturelle, pour l’entretien duquel il a fait l’acquisition d’un homme appelé Raymond Furon. Il y a dans ce Muséum, nous a révélé notre collègue, de bien étranges choses, rassemblées là, Dieu sait pourquoi, par les hommes eux-mêmes (si sujets, vous le savez, à la vaine agitation). Et notamment une incroyable quantité d’ossements parfaitement immangeables, mais dont l’étude a conduit notre collègue à des conclusions bien troublantes. Croyez-moi, si vous voulez, mais, selon lui, ces ossements prouveraient que tous les êtres vivants ont la même origine; qu’ils descendent les uns des autres par voie de génération et d’évolution; et que ce que nous appelons la raison est apparu par une voie en quelque sorte progressive, l’esprit ne cessant à travers les âges, de s’élever, si j’ose m’exprimer de façon si primaire, au-dessus de la matière.

— Ah bah! Voilà qui est intéressant. Je ne suis pas «a priori» contre une telle conception. Elle a la séduction des belles synthèses.

— Vous vous méprenez. Il ne s’agit pas de conception. Les faits apportés par notre collègue sont probants. Il s’agit bel et bien d’une certitude.

— Tant mieux! Il est certes répugnant de penser que nous sommes les cousins du chien, de l’homme et du rat. Mais nous autres philosophes sommes au-dessus de cela.

— Vous me paraissez admettre bien facilement les implications de cette découverte. Car, enfin, si la raison est apparue par voie progressive, vous devez bien comprendre que le sommet de la raison doit se trouver au sommet de l’évolution, c’est-à-dire chez le dernier venu. Chez l’être le plus récent. Chez celui qui a triomphé de tous les autres.

— Parfaitement. Le chat.

— Euh! dit le pèlerin du Haut-Clamart.

Et il entreprit, avec sa patte arrière gauche, de gratter sous l’aisselle avant droite une puce qui dut se trouver cruellement déçue de voir ainsi troubler, sans raison apparente, un établissement très ancien et qui semblait de tout repos.

— Que voulez-vous dire avec ce «euh»? dit l’autre soudain méfiant.

— Ce que je veux dire est assez dur à avaler. Le rapport de notre collègue est malheureusement d’une parfaite clarté. Le sommet de l’évolution, ce n’est pas le chat.

— Ce n’est pas le chat?

— Ce n’est pas le chat.

— Mais alors, ce dernier venu, il est mort? L’évolution aurait fait une fausse-couche?

— Il n’est pas mort. C’est cet imbécile, là, sur le banc, qui fait semblant de ne pas nous écouter.

— L’homme? Pas possible! Lui, le sommet de l’évolution? Vous plaisantez, cher collègue. Vous me décevez beaucoup. Ces facéties ne sont pas de notre âge. Permettez-moi de vous rappeler à un minimum de dignité.

Et les deux philosophes, saisis par la majesté du mot, se levèrent ensemble, comme un seul chat, et méditèrent longuement en silence sur la dignité. Puis ils se rassirent.

— Malheureusement, reprit le congressiste d’un air accablé, toute erreur est à écarter. C’est ainsi. Si l’homme nous semble parfaitement idiot, c’est assurément qu’il l’est à notre niveau, celui de la raison féline. Mais nous devons désormais nous demander si cette absurdité apparente n’est pas la simple traduction, à notre niveau, d’un comportement qui pourrait être rationnel à un niveau supérieur, le sien, hélas!

«Remarquez, ajouta-t-il après un instant, que cette situation n’est pas moins accablante pour lui que pour nous, au fond. Il y avait à notre colloque un autre sage dont les propos nous ont tout autant intéressé. Il était mandaté, lui, par la Communauté des Jardins de l’Observatoire (un endroit bien calme jadis, vous vous en souvenez. Mais les temps ont changé: on y est maintenant dérangé par des fusillades nocturnes, si bien que la Communauté envisage de se débarrasser du gérant, un nommé André Danjon). Quoi qu’il en soit, selon ce sage, il ne serait pas impossible que l’homme lui-même fût le chat de quelqu’un, bien qu’il répugne encore à son orgueil de l’admettre. Il semble d’ailleurs que nos collègues de l’Observatoire en sachent plus qu’ils n’en disent. L’intéressant pour nous est que, si la primauté terrestre venait à être contestée, nous ne serions plus dans le coup, si vous me passez cette trivialité. Nous pouvons désormais nous en laver les pattes. Ce n’est plus notre affaire, mais celle de l’imbécile du banc et de ses semblables.»

«Mais c’est assez bavardé, cher collègue. Vous prendrez bien quelque chose?»

Et les deux matous, après m’avoir toisé d’un air goguenard, s’en furent calmement vers la plus proche poubelle. Quelle impertinence, croyez-vous? Prétendre que nous serions-nous aussi le chat de quelqu’un, où diable prendre cette idée saugrenue[2]? Et d’abord, ce quelqu’un, où serait-il?[3] Qui l’aurait vu?[4]

Dieu merci, nos rationalistes ont prouvé qu’il n’existe rien au-delà de la raison. La raison humaine, s’entend, pas la raison féline. Nous pouvons dormir sur nos deux oreilles, puisque ces messieurs nous assurent que nous sommes le nombril du monde.

Bonne nuit, donc, en dépit des chats raisonneurs. Et faites de beaux rêves.

Aimé Michel

Notes:

(1) «Mystérieux Objets Célestes», Arthaud, éditeur.

(2) Les chats d’Aimé Michel semblent avoir, entre autres choses, étudié Charles Fort: «À mon avis, nous sommes du Bien immobilier. Quelque chose possède cette terre, et en détourne les autres.» (Charles Fort: Le Livre des Damnés, chapitre 12). — Note de l’éditeur.

(3) D’après M. Pierre Guérin, de l’Institut d’Astrophysique, les étoiles pourvues de planètes habitables se chiffreraient par milliards. — Note de l’éditeur.

(4) Il est évident qu’Aimé Michel n’a jamais entendu parler de Soucoupes volantes. On s’en doutait. —- Note de l’éditeur.

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