Le changement change-t-il?

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Le changement change-t-il?

Chronique parue dans la revue Arts et Métiers de septembre 1980

 

Platon, dans son Timée, explique tout. C’était, nous disent les encyclopédies, vers 353 ou 352 avant notre ère. Le titre complet du Timée est: Timée, ou la Nature. Lisez le Timée, et (à condition toutefois d’être né au IVe siècle) vous saurez tout sur la nature.

Si vous avez le Timée dans votre bibliothèque, jetez-y un coup d’œil. Vous n’y trouverez, comme disait Voltaire, qu’un tissu de rêveries et de billevesées.

J’ai le Timée dans ma bibliothèque, et aussi le monumental Dictionnaire classique d’histoire naturelle en 17 volumes, rédigé vers les années 1820 par les plus éminents savants français, membres pour la plupart de l’Académie des sciences, Flourens, Geoffroy Saint-Hilaire, Jussieu, etc.[1]. À l’article Magnétisme, pages 25 et suivantes du volume 10, on explique les «récentes expériences» de «MM. Œrstedt, Ampère, Arago, Davy et Delarive», et page 28 l’on précise que ces savants «n’ont pas laissé beaucoup de choses positives à découvrir par la suite sur ce sujet naguère entièrement inconnu».

En 1826, les savants les plus compétents pensaient donc qu’il ne restait à peu près rien à découvrir sur le magnétisme. Cela fait sourire.

Quelques décennies passent, viennent Faraday, Maxwell, Kelvin, et vers la fin du siècle, celui-ci (Lord Kelvin lui-même) écrit à son tour que «dans ses grandes lignes, la physique est actuellement achevée».

On ne dit plus en 1980 que la physique est achevée. L’esprit a progressé. On a trouvé une autre façon de dire la même chose: on dit que l’on fera encore des découvertes en nombre indéterminé, mais que le cadre de ces découvertes ne peut plus être modifié. Pour ne citer que les morts illustres, Bohr a écrit et répété que la théorie quantique est une théorie complète, non point certes dans le sens qu’on ne pourrait plus rien ajouter à ce que l’on savait au moment où écrivait Bohr, mais, et c’est encore plus dogmatique, que la théorie quantique fournit le cadre définitif et indépassable de toutes les découvertes futures.

Le principal adversaire de ce point de vue n’est autre qu’Einstein lui-même qui refusa, jusqu’à sa mort, à la théorie quantique le statut de «théorie complète». On pourrait croire que ce que repoussait Einstein, c’était l’idée de «théorie complète». Pas du tout! Bien au contraire, Einstein a passé les cinquante dernières années de sa vie à chercher la véritable théorie complète, la fameuse «théorie unitaire», qu’il ne trouva pas, ni d’ailleurs personne depuis.

Il est vrai que «complet» et «unitaire» n’ont théoriquement pas la même signification. Mais la présomption philosophique est la même, c’est celle du cadre définitif. La presque totalité des physiciens actuels sont convaincus que ce cadre définitif existe, qu’on en connaît deux aspects (quanta et relativité), dont la filiation réciproque reste à découvrir, mais que rien, jamais, ne pourra le déborder.

Les physiciens ont-ils raison de croire à ce cadre définitif? Ce sont eux-mêmes qui répondront tôt ou tard à cette question. Personne ne peut le faire à leur place puisqu’il s’agit de leur problème, celui de leur compétence propre.

Le non-physicien, se remémorant l’histoire, ne peut se garder d’un certain doute. À quelque instant du passé que l’on se porte, les hommes ont toujours cru qu’ils connaissaient la fin des choses, ou presque la fin des choses. Toujours, quand quelque esprit inquiet objectait que l’histoire dément sans se lasser l’illusion du Timée, toujours, on a répondu avec d’irréfutables arguments que «cette fois ce n’était pas du tout la même chose».

***

Peut-être que «cette fois enfin ce n’est pas la même chose»! Chi lo sa? Il en est peut-être de cette question comme de la fin du monde, toujours annoncée pour demain par un prophète ou l’autre. Tous les prophètes se sont trompés, mais le dernier prophète aura raison.

Ce sont là réflexions appropriées à la célébration d’un bicentenaire. Quand on lit qu’Holbach ou Condorcet, on voit que comme Platon, ils savaient tout. Que savaient-ils? En science, un peu, quoique vraiment très peu. En technique, rien, rien du moins qui subsiste de nos jours. Je cherche en vain autour de moi un produit d’ingénierie connu il y a deux siècles. Le livre? En apparence, oui. Mais rien des procédés de fabrication du livre ne survit de ce temps si proche. Même mon fauteuil en faux rustique sort d’usine. Même mes chaussures, mes vêtements, ma chemise. Quelques vagues entités dues à la permanence du corps humain sont encore là, faussement reconnaissables.

***

Et l’histoire accélère. Seul le changement ne change pas, disait Cocteau. Cocteau a pu vivre assez pour reconnaître son erreur: même le changement change!

On lit beaucoup d’articles ces temps-ci sur la crise de l’enseignement. Nos enfants, paraît-il, ne savent plus rien. Mais en même temps nous lisons, ici, que 80% des matériaux usuels de l’an 2000 n’existent pas encore, là que 60% des métiers de cette même époque devront être inventés pendant les deux décennies qui nous en séparent. Nos enfants s’affaireront dans vingt ans à des travaux actuellement inconnus à 60% — si toutefois la précision de ce chiffre est autre chose qu’un trompe-l’œil. La crise de l’enseignement ne naîtrait-elle pas de l’obscure conscience que, de toute façon, ce qui servira plus tard aux écoliers de maintenant devra être appris en plus, quelle que soit l’ingéniosité de l’école? Que l’école, structure sociale restée presque inchangée depuis trois ou quatre millénaires[2], fonctionne sur le postulat périmé que le savoir du professeur pourvoit aux besoins de savoir de demain?

Dieu merci, cette hypothèse est prématurée. Il reste encore vrai que «les bases», comme on dit, ont la vie plus longue que les générations, pas trop de générations cependant, peut-être trois, ou deux!

Et au-delà des programmes dont une large part est promise à l’oubli, il y a l’esprit d’étude. J’ai presque tout oublié de mes études supérieures (la faculté, non l’école) et loin de regretter ce que j’ai oublié, je me félicite d’avoir alors appris tant de choses inutiles qui m’ont appris à apprendre. Des maîtres respectés et maintenant défunts m’ont pieusement transmis, avec un savoir largement désuet, l’outil qui m’a permis d’apprendre ce qu’ils ne savaient pas.

Longtemps encore l’école restera le lieu où l’on s’aiguise l’esprit, où l’on acquiert une méthode, un savoir-faire intellectuel et social.

Et qu’importe sur quoi, si l’on en sort épris du futur et apte à le prendre en mains. N’étant pas un ancien des Arts et Métiers, je peux dire avec simplicité que les Arts et Métiers rencontrés depuis la fin de mes propres études (en 1944…) m’ont beaucoup appris par un certain sérieux, une certaine patience, un certain esprit réaliste et concret qui leur appartient en propre. Ce n’est seulement pas un savoir. Pourtant cela s’apprend et survit aux bouleversements du savoir.

Aimé Michel

Notes:
(1) et édité par «Rey et Gravier, Quai des Augustin, n° 55», juin 1826 pour le volume dont il est ici question.

(2) On a retrouvé à Sumer des écoles à peu près identiques à notre «communale».

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