La preuve par l’Est

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La preuve par l’Est

Chronique parue dans la revue Arts et Métiers n°7 de novembre-décembre 1988

 

Perestroïka: Radio-Moscou annonce (20 septembre, 20 heures T.U.) que la restructuration en cours, la perestroïka, libérera (supprimera) dix-sept millions d’emplois en Union Soviétique avant la fin du siècle; que les travailleurs ainsi libérés seront enregistrés sur ordinateur de façon à pouvoir être redistribués à travers l’Union Soviétique; qu’en aucun cas ils ne perdront leur travail, car on s’efforce de créer des emplois nouveaux, «plus spécialement dans le commerce et les services»; qu’enfin ceux qui néanmoins se trouveraient temporairement sans travail seront pris en charge par la société soviétique.
En écoutant l’exposé de l’économiste de Radio-Moscou, une idée souvent exprimée dans ces colonnes me revient à l’esprit: que les lois réelles de l’économie sont inconnues (au sens de la connaissance scientifique) mais inexorables.
Paradoxe assurément: comment peut-on affirmer qu’une loi est inexorable et même qu’elle est en action quand on ne la connaît pas?
Il n’est pas vain de répondre à cette question, surtout en économie. Car si une loi effectivement inexorable peut être contestée pour la raison qu’on n’en a aucune connaissance scientifique, on court le risque d’être écrasé par elle inopinément.
Plutôt que cet énoncé abstrait, considérons quelques exemples: le vieillissement, le sida, ou simplement la pluie et le beau temps: il est certain que personne ne sait le temps qu’il fera dans trois semaines et qu’aucune loi scientifique actuellement imaginable ne saurait le prédire; cependant l’expérience ancienne nous avertit qu’il serait imprudent de conclure de cette ignorance que dans trois semaines il n’y aura plus ni pluie ni beau temps. De même, une expérience inexorable nous apprend que tout en ce bas monde est mortel, quoique les biologistes n’aient pas la moindre certitude sur les causes du vieillissement. La raison, mais une raison de bon sens impossible à fonder scientifiquement, nous apprend que tout projet fondé sur l’hypothèse qu’il n’y aura plus ni pluie ni beau temps dans trois semaines, ou bien que je suis immortel, est une folie.
La pluie et le beau temps en économie, c’est la constatation empirique que l’équilibre réciproque de l’offre par la demande est une loi inexorable.
Dans un précédent article, j’avais joué avec l’idée que cette loi inexorable peut être exprimée sous forme quantique: le produit de l’offre par la demande est toujours égal ou supérieur à une constante exprimable en valeur monétaire.

La chronique de Radio-Moscou prolonge ce jeu de la physique quantique considérée comme une métaphore de l’économie. En effet, en physique quantique l’inégalité de Heisenberg est statistique et sujette à des fluctuations dont on peut tirer des effets paradoxaux comme l’effet tunnel ou comme la monstrueuse fluctuation appelée Big Bang. Apparemment, ces fluctuations font surgir de rien des quantités plus ou moins grandes d’énergie. Mais la statistique vient aussitôt effacer cette fluctuation. Tout se passe comme si l’on pouvait emprunter de l’énergie au néant à condition de la restituer aussitôt (prière au lecteur de pardonner ce raccourci: ce n’est qu’une métaphore).

En économie, «l’expérimentation politique» semble elle aussi pouvoir faire surgir des quantités d’énergie parfois colossales en contradiction apparente avec la loi de l’offre et de la demande.
Cette loi ne serait donc pas inexorable.
Elle l’est. Elle l’est, hélas, et c’est historiquement la leçon des dix dernières années.
Mais faut-il dire « hélas »? Ou bien se féliciter de voir que « les faits sont têtus » et finalement rebelles aux rêveries des hommes?
Pour moi, j’avoue avoir dès longtemps fait mon choix: merci, ô lois inexorables, d’avoir depuis toujours brisé les Hitlers et les Stalines et effacé ces misérables fluctuations. J’ai plus confiance en la Nature, même inconnue, qu’aux systèmes sortant tout armés du front de quelques «penseurs» convaincus que je suis une page blanche où ils peuvent gribouiller à leur gré. Après Hitler viennent les sages de l’Allemagne fédérale, après Mao, Ten Hsiao Ping, après Staline, Gorbatchev. L’homme n’est pas une page blanche offerte aux tyrans.

Pendant son récent voyage à travers la Sibérie, Gorbatchev a beaucoup parlé et tous ses discours passaient chaque soir sur Radio-Moscou. Du moins pour le verbe, la glaznost (transparence) est une réalité. Nous avons pu mesurer la fantastique divergence installée au cours des décennies entre l’Union Soviétique et le monde occidental. J’en demande pardon au lecteur informé, mais personnellement je ne savais rien de tout ce que Gorbatchev et ses commentateurs ont expliqué au cours de ce voyage et que je vais résumer.
Il y a dans la société soviétique trois pouvoirs qui sont, non pas le législatif, l’exécutif et le judiciaire, ni le K.G.B., l’armée et le Parti, mais le Parti et son administration, le Gouvernement et son administration, enfin les Soviets (Assemblées des régions et républiques et Soviet suprême).
Ces pouvoirs ne sont pas spécialisés chacun dans un type d’activité (comme chez nous le législatif, etc.): chacun les recouvre toutes. Mais, est-il dit, en fait le vrai pouvoir appartient au Parti qui intervient souverainement dans les deux autres. Comment alors le Parti est-il constitué? Il se constitue lui-même dans une cooptation entièrement arbitraire et incontrôlée, dit Gorbatchev, et c’est pourquoi la réforme institutionnelle en cours d’élaboration prévoit que chaque échelon du Parti devra être désigné au scrutin secret à plusieurs candidats pour chaque poste (c’est une part de la perestroïka).
Mais si le Parti et son Administration sont souverains sur le Gouvernement et son Administration, à quoi servent-ils respectivement?
Réponse: l’un des deux ne sert à rien et sera progressivement supprimé. Je n’ai pas très bien compris si c’est l’un des deux intégralement, ou bien un peu des deux, car parfois la dénonciation des « adversaires de la perestroïka » désigne nommément « les apparatchiki », donc semble-t-il le Parti, mais d’autres déclarations célèbrent « l’héritage sacré de Lénine ».
L’auditeur occidental (ou du moins l’ignorant que je suis) se demande quand même si les deux structures du Parti et du Gouvernement ne se partagent pas au moins un peu les tâches. Aussi surprenant que cela puisse paraître, d’autres précisions données semblent bien impliquer le complot double emploi, aggravé par l’intrusion du Parti dans le Gouvernement.
Par exemple, nous savions bien que, le système soviétique étant intégralement planifié, on pouvait conjecturer un grand nombre de fonctionnaires, mais quand même! J’avoue avoir appris (peut-être est-ce connu des spécialistes depuis des lustres) que le nombre de ministères dépasse neuf cents (900). Ai-je mal entendu? Ce chiffre a été répété plusieurs fois. « Nous avons déjà supprimé dix pour cent de ces neuf cents ministères, précise Gorbatchev. Le personnel a été réorienté vers des tâches productives ». Dix pour cent: quatre-vingt-dix ministères supprimés! Et pourtant, vu de France, on n’observe rien de particulier dans l’activité de l’immense État. Il y avait donc bien double emploi.
Autre indication: on peut entendre plusieurs fois par semaine sur Radio-Moscou que la plupart des dix-sept millions de postes en voie de suppression sont des postes d’administration. Il ne s’agit donc pas de « dégraisser » des entreprises mais bien de supprimer des doubles emplois dans le système.
On reste rêveur (du moins moi qui ne suis pas soviétologue). D’autant plus que ce tremblement de terre n’est qu’un aspect de la perestroïka. Le plus important et le plus ambitieux concerne les mécanismes économiques dont il faut « restaurer le libre jeu », c’est-à-dire la responsabilité de l’entreprise et la liberté de marché. Gorbatchev a même parlé d’un projet visant à installer sur la côte pacifique une sorte de Hong Kong soviétique avec extraterritorialité des capitaux, projet dont on prévoit une grande « puissance d’entraînement » sur l’économie environnante.
Si tout cela ne signifie pas un retour aux « lois inexorables » de l’économie, je ne sais ce que parler veut dire.
Ce retour est-il synonyme de « révisionnisme », d’abolition du socialisme? Question à laquelle il est toujours répondu que «pas du tout»: la perestroïka est au contraire, dit-on, l’application fidèle des principes léninistes à un état de l’économie fondamentalement différent de celui de 1917. L’époque précédant la perestroïka, caractérisée, dit-on encore, par la non-application de ces nécessaires réformes léninistes, est flétrie sous le nom de « période de la stagnation ».
Cette auto-interprétation de l’histoire économique soviétique a peut-être de quoi rendre perplexe mais ne manque pas d’une certaine logique, même méditée en Occident.
Staline, condamné avec horreur et dont les victimes seront honorées d’un monument commémoratif, c’est l’homme qui, abusant de son pouvoir, a eu la mégalomanie de croire qu’il pouvait arbitrairement changer les « lois inexorables »; ses successeurs sont également condamnés, non pour s’être crus plus forts que les lois de l’économie, mais pour n’en avoir pas rétabli le libre cours.
Poursuivant sur la même voie (mais toujours avec perplexité) on pourrait même avancer une interprétation des succès japonais comme une savante combinaison de la loi numéro un de l’économie (offre x demande ≥ constante monétaire) avec la loi numéro un des arts martiaux (retournement à son profit de la puissance adverse).
Ces spéculations à l’écoute de ce qui se passe à l’Est doivent être prises avec un grain de sel. Derrière les mots, qu’y a-t-il? Une grande économie jusqu’ici intégralement planifiée qui essaie de se déplanifier, dix-sept millions de fonctionnaires au sens large transférés aux entreprises, la reconnaissance que les lois de l’économie, même inconnues, ne peuvent être tournées. Et beaucoup d’incertitude, j’entends beaucoup d’incertitude en matière économique. J’en citerai pour conclure une illustration.
Le 21 septembre, Radio-Moscou résumait une discussion en cours, ayant, comme on va le voir, la loi n°1 pour objet.
Les deux thèses opposées partent de la même constatation: seuls Moscou, Leningrad et une autre ville dont j’ai oublié le nom sont correctement ravitaillées en viande et en œufs; or les Soviétiques gagnent chaque année 400 milliards de roubles qu’ils ne peuvent dépenser; comment supprimer ce paradoxe très mal perçu par la population?
Première thèse: il suffit de doubler ou tripler les prix des denrées essentielles. L’argent non dépensé sera drainé vers l’agriculture, qui, stimulée, répandra en abondance les produits agricoles partout.
Deuxième thèse: actuellement l’État subventionne les prix agricoles à concurrence des deux tiers. Transférons ces subventions aux salaires et libérons les prix. Le même résultat sera obtenu.
Aucune de ces deux thèses ne s’est encore imposée. Et elles affirment appliquer des idées et règles léninistes aux problèmes actuels. Soit.
Mais on n’y reconnaît pas moins le souci de supprimer les violences faites à la loi de l’offre et de la demande. Cette loi est peut-être immorale et injuste. Hélas, c’est un fait maintenant avéré que toute tentative de créer une économie en ignorant et défiant cette loi n’aboutit qu’à la rendre plus pesante, injuste et cruelle. À méditer.

Aimé Michel

RÉFÉRENCE:
Émissions en français de Radio-Moscou l’après-midi et en soirée sur 9710 kilohertz. D’autres longueurs d’ondes (indiquées par R.M.) peuvent être mieux reçues selon les régions.

 

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