Impossible futurologie

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Impossible futurologie

Chronique parue dans France Catholique − N°1448 − 13 septembre 1974

 

L’enseignement le plus clair de la récente conférence de Bucarest, c’est que la futurologie est d’abord l’art de nous expliquer, chiffres et calculs à l’appui, pourquoi la futurologie est impossible.

Quelle sera la population du globe dans cinquante ou cent ans? Quelles seront les sources d’énergie? Comment seront-elles réparties? Les pays riches auront-ils exterminé les pays pauvres, ou bien l’inverse? Aurons-nous la paix organisée? Le chaos? À toutes les questions qui viennent à l’esprit on peut trouver, dans les rapports d’experts, à peu près toutes les réponses. Sauf, à la vérité, les réponses optimistes. Ce qui différencie surtout les experts, c’est leur degré de pessimisme.

Je voudrais ajouter un peu à l’incertitude de la futurologie en montrant que, de toute façon, rien ne se passera comme prévu, ni même comme simplement envisagé, et que c’est là notre seule certitude.

1. Il est évident que le futur inconnu ne peut être prévu qu’à partir du présent connu. Or, le présent connu se périme de plus en plus vite. Dans une publication scientifique quelconque, prise au hasard en n’importe quelle branche, si l’on consulte les références bibliographiques données en note et qui ont donc servi à l’auteur de base de travail, on constate presque toujours que pas une référence sur dix ne date de plus de dix ans.

Les Chinois démographes

Plus la science ou la technique considérée évoluent vite, et plus (c’est évident!) les références anciennes sont rares. Je viens de refaire l’expérience avec la plus récente publication de… l’Institut du futur (Institut déjà connu de nos lecteurs). Elle date de juillet 1974 et cite dix travaux antérieurs. Sur ces dix, le plus ancien date de 1966: tous les autres sont postérieurs à 1970! Trois, sont de 1971, quatre de 1972, deux de 1973[1].

Les futurologues qui s’amusent (c’est le mot) à faire des prévisions à long terme, portant disons sur plus de vingt ans, écrivent tout simplement des textes que personne ne lira plus dans dix ans, qui ne vaudront plus même un regard. Tout ce qu’on peut leur souhaiter, c’est que cela leur permette d’obtenir des crédits pour se livrer à des activités plus sérieuses.

2. On peut, certes, nourrir l’illusion qu’au moins certains paramètres de l’évolution ultérieure des choses sont suffisamment stables dans leur propre évolution pour permettre une réflexion utile. Parmi ces paramètres, le plus souvent cité est la démographie. Mais je n’ai probablement pas été le seul à être frappé par les commentaires chinois aux chiffres avancés par les experts réunis à Bucarest.

D’après les Chinois, à qui l’on peut accorder une certaine expérience des problèmes démographiques, l’alarmisme des experts reflète surtout la peur des pays techniquement avancés de voir l’évolution démographique menacer des conditions économiques dont ils sont les actuels bénéficiaires. Si l’on compare les évaluations des experts et les commentaires chinois, sur quoi finalement les trouve-t-on d’accord? Sur un seul point: que l’évolution démographique actuelle, si elle se poursuit, obligera des partages plus équitables, et qu’il y aura donc des confrontations politiques.

Je cherche en vain un moment de l’histoire où l’on fut à l’abri de cette «menace»! Toute l’histoire depuis Sumer n’est qu’une suite de confrontations politiques portant sur des «partages plus équitables». Si nous espérons que les événements changeront poliment de nature pour nos beaux yeux et parce que nous sommes là, autant croire au Père Noël! De toute façon, la prévision de ces événements relève de la politique, et non plus de la science et de la technique. Et la prévision politique n’est pas rationalisable. On trouve toujours des prophètes qui ont eu raison. Mais on les trouve après coup.

Il n’existe aucun test pour reconnaître les vrais des faux prophètes. Le plus connu des futurologues, Herman Kahn, ne cesse de perdre de son lustre à mesure que les années, en passant, confrontent les événements réels à ceux qu’il avait prédits.

Chimériques prédictions

3. Ce qui surtout devrait rendre prudent (et sceptique!) c’est que même les prophéties confirmées par l’histoire se révèlent finalement dénuées d’intérêt. Elles ne sont importantes que quand on les fait. Quand l’événement se produit, il passe inaperçu, parce que d’autres problèmes, imprévus ceux-là, ont envahi toute la scène. Je me rappelle avoir lu, il y a quelque vingt ans, un calcul de Jules Mach sur la future saturation des rues et des routes par les véhicules à essence. Cette saturation a failli se produire, mais notre souci serait plutôt maintenant de savoir comment on arrivera encore dans quelques années à faire rouler le minimum indispensable de véhicules à essence.

4. Je crois qu’il existe deux sortes de futurologies: celle qui travaille à créer les instruments permettant de maîtriser l’imprévu quand il se produit, et celle qui prétend prévoir cet imprévu. Cette dernière est une chimère. Jacques Bergier a, une fois, appliqué aux données statistiques de 1890 les méthodes par lesquelles on nous brosse en 1974 de vivants tableaux de l’an 2000. Il a pu ainsi brosser, à son tour, le non moins vivant tableau d’un Paris dominé par une forêt de cheminées d’usines hautes de trois kilomètres et peuplé d’environ neuf millions de chevaux.

Tristes cadeaux

L’an 2000 arrivera sans qu’on le pousse, puis passera de même à la même vitesse que les autres. Plutôt que de rêver à ce qu’il sera, tâchons de faire maintenant le moins de sottises possible. La maîtrise du futur, c’est d’abord de savoir l’accueillir avec ses inconnues. Chaque fois que des prophètes ont voulu nous précalculer leurs imaginaires paradis, c’est de l’enfer qu’ils nous ont fait cadeau.

Aimé Michel

Notes:

[1] Group Communications Through Computers (Institute for the Future, Menlo Park, California 94025).

http://www.france-catholique.fr/ 

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