Le monde en marche – La société à l’épreuve
De l’homme querelleur à l’homme modifié
Atlas – Air France n°71 – mai 1972
Quand on fait à travers l’histoire le compte des motifs invoqués par les hommes pour se battre, on en vient à se demander si le seul et unique motif n’est pas en réalité le besoin de se battre.
Pendant des siècles, les Byzantins, par exemple, se battirent pour les couleurs de leurs champions aux jeux du cirque. Les uns tenaient pour le rouge, les autres pour le bleu (ou le vert). La querelle bicolore divisait verticalement la société de Constantinople tout entière.
II y avait chez les Rouges des patriciens et des esclaves, des ecclésiastiques et des soldats, des malfrats et des juges. Et chez les Bleus aussi. Les soirs de matches (qu’on appelait jeux), le sang coulait dans la ville et parfois les jours suivants, jusqu’aux extrémités de l’Empire. Des complots se tramaient dans l’ombre pour assassiner les partisans ou les champions du camp adverse. Le trône de l’empereur lui-même en fut parfois ébranlé.
Les temps ont-ils changé? Il ne s’en passe jamais beaucoup de nos jours sans qu’un match de football ne dégénère en émeute quelque part dans le monde. On a vu cela souvent en Italie méridionale, en Amérique du Sud et ailleurs.
Des explications introuvables
La mode est actuellement d’interpréter ces violences par l’économie et la politique. Marx a répandu l’idée, confusément acceptée, même chez ceux qui croient le récuser, que derrière les déguisements les plus subtils toute lutte est toujours un affrontement politique opposant des intérêts de classe, c’est-à-dire des intérêts économiques.
Dans le cas de Byzance, par exemple, on dit que si les riches et les pauvres étaient également répartis entre les deux couleurs, c’est que celles-ci traduisaient la rivalité de deux classes dominantes rivales se battant par clientèle interposée. D’autres historiens s’efforcent de montrer qu’en réalité la répartition des riches et des pauvres entre les deux couleurs n’était qu’apparente.
L’avantage de l’interprétation socio-économique, c’est qu’elle est impossible à réfuter. Toute situation y trouve en effet son explication, quelle qu’elle soit. C’est en quoi elle se différencie de la méthode expérimentale, qui n’admet la valeur d’une hypothèse que si — et dans la mesure où — elle permet d’imaginer une expérience pouvant aboutir à sa réfutation.
Si, actuellement, les sciences dites humaines sont encore contestées en tant que sciences tout court, ce n’est pas tant à cause de l’incertitude de leurs résultats (qui sont souvent bien établis) que parce que les spécialistes des sciences traditionnelles n’y retrouvent pas les fondements de leur méthode.
On comprendra mieux l’abîme qui les sépare en raisonnant sur des exemples.
L’épinoche et le psychanalyste
Il y a une vingtaine d’années, le biologiste hollandais Niko Tinbergen observait le manège nuptial du poisson de rivière appelé épinoche et découvrait que le comportement des deux partenaires était déterminé par des signaux visuels. Il en tirait une théorie dite des «déclencheurs» qui, pendant les deux décennies suivantes, permit de prévoir et d’expliquer une infinité de comportements animaux. Mais pas tous cependant. Pourquoi?
Selon un autre éminent biologiste, l’Anglais sir John Eccles, une théorie qui résiste quinze ans à la réfutation est une excellente théorie. II y a trois ans donc, Bernadette Muckensturm, une élève du professeur Chauvin, reprenait les expériences de Tinbergen avec une ingéniosité particulière. La théorie des «déclencheurs» était une théorie scientifique au sens ordinaire: autrement dit, elle permettait d’imaginer des expériences aboutissant à tester sa véracité par un verdict clair et net, c’est-à-dire aboutissant à un oui ou à un non également indiscutable.
Pendant vingt ans, toutes les expériences imaginées à partir de l’hypothèse de Tinbergen avaient abouti à des confirmations. Bernadette Muckensturm imagina des expériences auxquelles personne n’avait pensé. Et, cette fois, le verdict fut non.
Cela produisit un affreux remue-ménage chez les naturalistes, mais le résultat expérimental était formel et nul n’en discuta la signification: la théorie des déclencheurs était donc parfois en défaut.
Voici maintenant un exemple opposé.

Duel between the red and the tricolor flag: a paint-brush would not do the job here…
En 1946, le psychanalyste américain Jule Eisenbud publiait dans le Psychoanalytic Quarterly un très long article où, en se fondant sur un ensemble d’observations, il avançait l’hypothèse que la télépathie joue un rôle essentiel dans la cure psychanalytique. La transmission de pensée est un phénomène quotidien et constant entre le malade et son médecin, de même qu’avec son entourage. Ces transmissions de pensées seraient inconscientes et se révéleraient essentiellement par le rêve[1].
Cet article fit un bruit considérable. Au cours des années suivantes, une polémique très violente s’engagea autour de l’hypothèse d’Eisenbud. Y prirent part un grand nombre parmi les plus célèbres psychanalystes de langue anglaise (G. Pederson-Krag, Nandor Fodor, Albert Ellis, W. H. Gillespie, Sidney Rabin, etc.). En 1953, un énorme livre collectif fut publié sur l’ensemble du problème[2]. D’autres discussions eurent lieu depuis, qui durent encore.
Le fait frappant qui ressort de toute cette querelle est que tous les faits avancés par les différents auteurs sont interprétés par chacun d’eux de façon contradictoire, chacun y voyant la confirmation de son idée personnelle. Les auteurs en désaccord ne sont parvenus qu’à un seul résultat, celui de se brouiller entre eux. Lequel a raison? Il est impossible de le savoir. Quand vingt personnes lisent successivement leurs articles, elles se partagent elles aussi en avis contradictoires sans parvenir à se convaincre mutuellement.
Décadence des «sciences humaines»
Une telle situation est inconcevable en toute autre science. Quand deux physiciens sont en désaccord, ils savent que ce désaccord, ou bien n’est pas de nature scientifique (par exemple, ils peuvent avoir des interprétations philosophiques différentes), ou bien sera tranché par l’expérience. Aussi sont-ils portés à contester le nom de science aux recherches appelées «sciences humaines». Mais il est remarquable que le champ de ces sciences contestées ne cesse d’être envahi par des sciences expérimentales qui leur coupent pour ainsi dire l’herbe sous le pied. C’est ainsi que, sans cesser d’attirer de nombreux esprits, du moins pour l’instant, la psychanalyse est actuellement «doublée» par la psychologie expérimentale et la physiologie.

Tandis que, par exemple, les «antipsychiatres» continuent de se demander si la schizophrénie est ou non une maladie, les physiologistes découvrent que le cerveau du schizophrène n’a pas une activité électrique (dûment enregistrée et mesurée) semblable à celle des cerveaux normaux.
De même, alors que les psychanalistes continuent de discuter contradictoirement sur les rêves, des biologistes comme Jouvet, Dreyfus-Brisac ou Scheibel enregistrent les activités du cerveau pendant le rêve et découvrent, entre autres choses, que notre cerveau «rêve», même quand nous sommes parfaitement éveillés.
Finalement, la science expérimentale est en train d’investir l’homme aux dépens des «sciences humaines». Même la pensée de l’homme devient objet de laboratoire. Un savant américain a déjà proposé de modifier notre psychisme pour rendre l’homme plus sociable, moins agressif. Et nul ne se demande si l’homme modifié est préférable à l’homme querelleur.
Aimé Michel
Notes:
(1) J. Eisenbud: «Telepathy and Problems of Psychoanalysls» (The Psychoanalytic Quarterly 15, p. 32-87, 1946).
(2) Dix-sept auteurs: Psychoanalysis and the Occult (International Universities Press, New York, 1953).