Au cœur de l’inconnu

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Au cœur de l’inconnu

Chronique parue dans France Catholique N° 1545 et 1546 – 23 et 30 juillet 1976

 

Dans sa première célébration du bicentenaire, le président Ford a défini d’une formule ce qu’il considère comme la mission historique particulière du peuple américain. Cette formule, en forme de triptyque, est presque intraduisible. Elle sera pourtant allée au fond du cœur de tous ses concitoyens, y compris les enfants, tant elle exprime bien l’essence de l’âme américaine. Et qu’elle soit difficile à traduire nous fait toucher du doigt l’originalité presque sans précédent de l’Amérique dans l’histoire de l’humanité.

Voici cette formule: «Notre pays, a dit Ford, ne doit jamais cesser d’être un endroit où les hommes et les femmes try the untried, test the impossible, and take uncertain paths into the unknown», c’est-à-dire à peu près «essaient l’inessayé, mettent l’impossible à l’épreuve et prennent des chemins risqués vers le cœur de l’inconnu».

La fin dernière de chaque homme n’étant pas de ce monde, en revanche les peuples, eux, accomplissent ici-bas leur destinée. Je trouve donc admirable la formule de M. Ford. Pour dire le fond de ma pensée, il me semble qu’on n’avait jamais exprimé avec tant de netteté et de naïve profondeur en quoi consiste le génie de l’espèce humaine tout entière. On répète sans cesse (avec beaucoup d’injustice) que M. Ford n’est pas très intelligent. Mais comme l’écrivait récemment un journaliste américain, avec un humour gentil, en réalité «il n’est pas si bête que cela». Cet honnête homme a souvent la finesse du cœur, et en l’occurrence il a parfaitement senti et dit la singularité propre de son étonnant pays.

Au moment même où il prononçait ces paroles, à l’autre bout de l’Amérique, les savants du Jet Propulsion Laboratory (JPL), en bras de chemise, montraient tranquillement au public les photos du sol de la planète Mars prises et transmises à travers plus de cent millions de kilomètres par l’engin Viking, gravitant docilement autour de l’astre selon les instructions transmises de Californie.

− C’est curieux, disaient-ils, ce que nous voyons là est très inattendu. Regardez cette ligne sinueuse courant à travers la région de Chrysé, où nous sommes en train de repérer un bon coin pour atterrir: comme vous le voyez par le jeu des ombres, il s’agit du bord d’un relief tout érodé, c’est un plateau dont la partie basse a été rongée, partout à la même altitude, par quelque chose. Qu’est-ce qui ronge à altitude constante? La mer. Il y a eu des océans sur Mars, il y a eu de vastes et profondes étendues d’eau, et regardez ici, à gauche, et là, plus haut: ce sont des lits de fleuves et leurs affluents. Tout cela est desséché, mais pas depuis longtemps, puisque maintenant Mars est presque constamment traversée d’immenses tempêtes de sable.

«Si les océans et les fleuves martiens avaient disparu depuis des temps très anciens, l’érosion éolienne et les masses de poussière auraient tout nivelé et comblé, on ne verrait plus rien. Quel bouleversement a soudain métamorphosé une planète qui voilà peut-être quelques millions d’années à peine ressemblait à la Terre comme une sœur en miniature? Viking nous le dira peut-être avant peu, puisque nous le faisons atterrir le 17 juillet.»

Viking: deux milliards de francs lourds engagés sans rechigner dans un de ces «chemins au cœur de l’inconnu» dont parlait Ford. Si cet appareil de 4 tonnes, prodige de technologie compacte découvre sur Mars des pistes prometteuses, n’en doutons pas: les Américains débarqueront avant peu eux-mêmes sur Mars pour voir directement de quoi il s’agit.

Laissons là Viking pour l’instant. Le cœur de l’inconnu, il n’est pas forcément dans l’univers matériel. Au même moment aussi, une revue scientifique américaine[1] publiait des résultats qui vont faire plaisir à André Frossard[2] et à beaucoup d’autres.

Tous nos lecteurs se doivent de lire et de méditer le dernier livre de Frossard, récit d’une foudroyante expérience mystique. La simplicité, le talent littéraire, la modestie, la bonhomie de l’auteur étaient nécessaires pour que notre médiocrité ne fût pas effarouchée par tant de lumière.

Au cours des pages, parfois, le bon Frossard, sans se fâcher (lui qui sait si bien planter la banderille), rapporte les «objections» qu’on lui a opposées, du genre: «Ne seriez-vous pas un peu tombé sur la tête?», ou bien: «Votre prétendue vision ne serait-elle pas tout simplement la solution subite d’une crise inconsciente?» (bienheureux les bigots de la psychanalyse, car leur sera toujours épargné de rien voir). Et Frossard de répondre, toujours souriant.

L’article scientifique dont je parle lui fournira quelques arguments. Il s’agit d’une recherche sociologique sur la personnalité des mystiques réalisée par le National Opinion Research Center (NORC), selon les méthodes du sondage et de la psychologie statistique.

La question posée pour définir le mystique était la suivante: «Vous est-il arrivé d’éprouver (to feel) que vous étiez en étroit contact (very close to) avec une puissante force spirituelle qui semblait vous arracher hors de vous-même?» Ce sont les individus ayant répondu «oui» qui furent étudiés, au nombre de quatre cent quatre-vingt-dix.

Première constatation, ce nombre: «l’expérience extatique est largement répandue dans la population». Mais les faits les plus intéressants concernent les traits de personnalité: «Il n’a été découvert aucun fait confirmant l’image selon laquelle le mystique serait quelqu’un qui cherche à fuir la réalité ou présentant des symptômes schizophréniques. Contrairement aux “psychiques” (c’est-à-dire aux personnes alléguant des expériences de télépathie, de prémonition, etc.), les mystiques sont en majorité de sexe masculin; ils ont en majorité une éducation supérieure à la moyenne; ils tendent vers des situations supérieures à la moyenne (more successful economically); ils sont moins racistes; ils obtiennent des scores plus élevés aux tests de bien-être psychologique; la proportion des mystiques est beaucoup plus élevée chez les noirs que chez les blancs; les relations d’enfance des (futurs) mystique avec leurs parents sont différentes chez les noirs et chez les blancs.»

Le test utilisé pour évaluer le «bien-être psychologique» était le «balance affect scale» de Bradburn. Bradburn lui même commentant les résultats, déclare qu’il ne connaît aucun trait psychologique montrant une corrélation plus étroite que le mysticisme et le bien-être psychologique.

Messieurs les théologiens, athées et autres crétins, qui portent au mystique un mépris «scientifique» sont des ignorants. C’est ce que je ne cesse de répéter.■

Aimé Michel

Notes:

(1) Studies in Religion and Ethnicity Series, n° 90-013. Sage publications, Londres, p. 88.

(2) André Frossard, Il y a un autre monde (Fayard).

 

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