Savoir technique – savoir social
Arts et Métiers – Juin-Juillet 1985
par Aimé Michel
Les cadres et chefs d’entreprise français voient souvent le processus d’évolution actuel comme une spirale ne conduisant nulle part: il faut investir, emprunter, se serrer la ceinture pour rembourser, et garder son sang-froid en piétinant tandis qu’apparaissent sur le marché des produits plus compétitifs.
Ce n’est pas tout. L’environnement, venu d’ailleurs, ou inspiré par une orientation générale venue d’ailleurs, est corrosif de notre culture et de nos mœurs. La vie se transforme dans un sens où tout ce qu’on appelait depuis toujours «douce France» se dissout. En est-on vraiment là? N’aurions-nous donc plus rien à dire que «Encore un petit moment s’il vous plait, Monsieur le bourreau»?
Ce n’est sans doute pas sans raison que tous les Français se sont récemment trouvés d’accord pour se rappeler leur histoire.
J’ai lu à cette occasion dans des journaux étrangers que «l’Histoire est une manie des Français».
C’est vrai, certes, mais qui d’autre que nous pourrait avoir cette manie là? À part la Chine, nous sommes le seul peuple ayant deux mille ans de souvenirs.
On constate que, bien des fois déjà, nous avons été affrontés à la situation actuelle, nous croyant irrémédiablement dépassés. Il s’est toujours trouvé que, d’une manière ou d’une autre, ayant traversé Charybde et Scylla, nous avons survécu. Ceci n’étant pas une chronique d’histoire, je me bornerai à énoncer qu’ayant souvent vu pire, nous nous en tirerons cette fois aussi. Mais pour cela, nous devons apprendre à scruter et à comprendre, comme Ulysse, et Charybde et Scylla. C’est-à-dire, présentement, les pays du Pacifique et les États-Unis.
Commençons par le Japon, pour y chercher l’après-Japon, c’est-à-dire l’avenir qui se dessine dans le Japon actuel.
Il y a Yamaha, Sony, etc., cela nous le savons.
Mais le correspondant de l’Economist à Tokyo (6 avril 1985) signale un phénomène économique nouveau: la prolifération, depuis quelques années, de petites entreprises appelées Benri-Ya, c’est-à-dire «boutiques utiles», que notre confrère britannique traduit plutôt par «don’t do-it your-self», boutiques «je me charge de tout ce qui vous embête».
Prendre soin d’un animal, tant à l’heure pour tel animal, par exemple 120 F l’heure pour un chien; faire vérifier que la porte de l’appartement vide est bien fermée = 400 F (c’est cher, mais voir plus loin); pense-bête téléphonique = 20 F; déménagement: 700 F pour deux heures; faire le ménage: 240 F pour deux heures.
Jusque-là, on ne voit guère la nouveauté, nous aussi avons de telles petites entreprises. Seulement ces petites entreprises japonaises se chargent vraiment de tout. Exemple: accompagner une vieille grand-mère au Brésil, 10’000 F, tout compris (billet, etc.). Le service demandé exige-t-il de la technicité? L’entreprise a un carnet d’étudiants, ingénieurs, avocats et autres, travaillant à la tâche, organisé semble-t-il comme un carnet de call girls. Le principe est double: 1) on fait n’importe quoi (dans les limites de la loi, ou du moins espérons-le), et 2) on ne dispose que d’un bureau avec téléphone, d’une camionnette et de quelques engins et ustensiles domestiques.
L’Economist explique la prolifération des Benri-Ya par l’enrichissement général. À quoi bon être riche s’il faut encore faire soi-même ce qui vous ennuie?
Mais ce n’est qu’un côté de la pratique: le patron du Benri-Ya aussi est riche. Il n’a aucun personnel hors de sa famille et gagne environ 700’000 F par an, tous frais déduits, après avoir distribué beaucoup d’argent à toutes sortes de personnels diversement qualifiés. D’après l’Economist, la croissance moyenne des Benri-Ya est de 40% par an, ce qui traduit une rapide transformation sociale, avec redistribution du travail et de l’argent et une dépendance inédite des compétences, puisqu’un ingénieur, par exemple, pourrait ne travailler que pour des Benri-Ya et n’avoir pas de vrai patron.
Ce phénomène économique encore limité est récent: le premier Benri-Ya date de 1978, il n’y en a en tout qu’environ 500 actuellement, et sans doute changeront-ils avec les ans. Du moins voit-on là un effet inattendu de l’accumulation de la richesse, forcée, par l’ennui de la vie moderne, à se redistribuer largement, notamment vers des citoyens sans qualification particulière.
Des statistiques américaines récemment publiées on peut tirer des conclusions de même signification, mais, évidemment, de portée plus large.
On savait déjà que, contrairement aux prévisions, la crise n’avait pas frappé aux États-Unis les emplois non spécialisés. En réalité, ceux-ci n’ont pas cessé de croître, même pendant les sombres années précédant 1982, et leur croissance se poursuit depuis. Autre fait remarquable (et de longtemps connu): dans les hautes technologies, la croissance du produit brut est plus rapide que celle de l’emploi. En d’autres termes ce secteur, très large, qui va de la biologie aux «industries en tique», manifeste logiquement sa formidable valeur ajoutée: il est normal que la matière grise croisse moins vite que sa propre production. Les capitaux qu’elle accapare et anime croissent plus vite que les capitaux des industries traditionnelles.
Tout cela donc est logique. Mais voici la conséquence, qui confirme l’observation anecdotique de l’Economist au Japon: c’est la croissance ininterrompue des services dans les «secteurs non qualifiés à taux à rotation rapide». On voit croître aux États-Unis un secteur de l’emploi non structuré, comme au Japon celui des Benri-Ya (ce dernier ne pouvant, bien sûr, être cité que comme un petit exemple).
Il faut être attentif à tous les signes, surtout quand ils confirment une certaine logique.
Il y a dix ans, devant l’explosion des activités hautement techniques, le secteur des emplois non spécialisés était promis au plus sombre avenir. On se demandait plus ou moins ouvertement si la sélection pour la compétence, ajoutée à la robotisation, n’allait pas se traduire par une cruelle exclusion de tout une partie de l’humanité hors du champ de la production — donc de la jouissance — des richesses. On voyait déjà naître une nouvelle société oligarchique au milieu de sa caste de parias affamés et inutiles. «Que va-t-on faire de ces gens là?» C’est une phrase que j’ai entendue, et sans doute aussi bien des lecteurs.
Le chômage a d’abord paru confirmer ces conjonctures simplistes. Mais même une lecture rapide des demandes d’emploi dans un journal ou à l’A.N.P.E. montre que le non-emploi est un phénomène compliqué. Tous les chômeurs ne sont pas, loin de là, non spécialisés. Il faut renoncer à cette illusion. Une large part des jeunes sans emploi ont appris un métier.
Alors que se passe-t-il? Pourquoi, en Europe, cet apparent démenti de ce qu’on observe aux États-Unis et au Japon? Serions-nous dépassés par la situation, inaptes à la modernité?
La croissance des emplois non spécialisés dans les pays plus «avancés» que nous est un fait au plus haut point digne d’attention.
On a pu dire que les chômeurs européens (environ 19 millions d’habitants) étaient en train de devenir le treizième pays de la communauté. Que serait donc ce curieux pays laissé pour compte, sélectionné dans les douze autres et curieusement le plus jeune, et potentiellement le plus actif? S’il avait autant d’argent à dépenser et à gagner que les autres, la balance de l’Europe serait équilibrée et l’angoisse, dont je parlais dans les premières lignes de cet article, disparaîtrait comme par enchantement. Il suffît, pour s’en rendre compte, de soupeser le poids économique de ce treizième pays que nous entretenons, qui ne produit rien, et coûte donc deux fois la valeur de son travail.
Je ne crois pas que l’Europe, que la France, soient en si peu de temps devenues inaptes à la modernité qu’elles ont inventée.
Je crois, au contraire, que l’inertie provisoire de l’Europe et spécialement de la France naît de leur densité culturelle. Où que l’on soit dans nos pays, il suffit de quelques heures de voiture pour changer de civilisation. Non seulement la France n’est pas l’Italie, mais la Savoie n’est pas le Périgord, ni le Piémont la Toscane. Pour un chômeur lorrain, déménager vers une autre province est un arrachement. Est-ce un handicap à la modernité? Des économistes le pensent. D’après eux, si nous avions la même passion du déménagement que les Américains, tout ou presque s’arrangerait. Cependant, les Japonais ont le déménagement en horreur. Je doute que ce phénomène, si étranger à nos mœurs, soit une richesse à envier et le secret de la reprise.
Une autre hypothèse me semble plus vraisemblable: c’est qu’après avoir redécouvert à toute allure la vérité du concept d’entreprise, naguère encore synonyme de bagne, nous sommes mis en demeure de changer tout aussi vite le contenu de ce concept.
La trilogie Direction/Cadre/Personnel, encore tenue naguère pour un carcan rigide et inhumain, peut recouvrir des réalités sociales innombrables. Carcan, elle l’est restée pendant toute l’ère industrielle, qui a vu se développer sa contestation politique la plus violente, puis l’échec de ce type de contestation. N’est-il pas remarquable que l’apogée de cette contestation, Mai 68 (en France), puisse aussi dater le commencement de la révolution informatique, éclosion d’un nouveau modèle de communication, de relation, de production de richesse? Cela a un sens qui (je crois) commence à se laisser entrevoir: la production de la richesse est de moins en moins locale; tout producteur de richesse agit au loin, et de plus en plus loin; la valeur ajoutée d’un travail est d’autant plus grande que ses sources sont plus diverses, plus humanisées, plus dispersées dans l’espace, voire le temps (exploitation des banques de données); le travail humain répétitif disparait, l’organisation taylorienne enfantant automatiquement le robot: cf. les restructurations récentes de Fiat et de Peugeot, pour ne parler que de l’automobile; or c’est la répétitivité qui avait donné sa forme à la société industrielle — ville industrielle, région industrielle, mais aussi syndicalisme, foi dans l’action politique comme facteur de changement. Ne voyons-nous pas la métamorphose rapide de cet état de choses?
Je ne propose là, c’est vrai, que des intuitions, et dont les limites ne m’échappent pas. Mais les idées claires commencent par des intuitions. Il me semble que l’apparent déclin de l’Europe, et singulièrement de la France, correspond à la disparition, plus rapide ici qu’ailleurs, d’une forme de travail condamnée par le progrès. Ce déclin pourrait être en réalité une avance. Un moment pourrait venir où la diversité de l’Europe, et singulièrement de la France, produira la diversité de l’invention. Les exemples que j’ai donnés attestent qu’au-delà de la compétence technique, condition nécessaire à la modernité, s’impose un savoir d’un autre ordre, d’essence sociale.
C’est ce savoir-là que traduit la survie collective et qu’on voit à l’œuvre dans l’histoire.■
Aimé Michel