En regardant passer le train

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En regardant passer le train

Arts et Métiers – Décembre 1982

par Aimé Michel

 

L’analphabétisme, en cette fin de siècle, ce n’est plus de ne pas savoir lire. C’est de ne savoir rien faire. Le savoir-faire est devenu l’un des premiers chapitres du savoir.

Voilà qui est dur à entendre dans un pays où l’on a pendant des siècles enseigné que 1’«honnête homme ne se targue d’aucun savoir», et où un premier ministre (Paul Ramadier, qui d’ailleurs lisait Platon dans le texte), énonçait avec une belle assurance: «La recherche, c’est une mode, ça passera.»

Maintenant encore, dans les milieux dits «de culture», où règnent ceux qu’on appelle les intellectuels, on tient le savoir-faire pour la triste nécessité d’une époque dominée par l’argent et la consommation. Dans ces mêmes milieux, l’ingénieur n’est pas tenu pour un intellectuel. Cette conviction est si bien ancrée que si un ministre s’avise d’un nouveau savoir-faire, il va, s’il est bien luné, proposer une loi pour que des professeurs l’enseignent en classe avec livres et textes. Tout doit passer par le livre, dont l’auteur, lui, puisqu’il écrit, est un intellectuel. Quelque chose qui, par hasard, ne pourrait pas se réduire à des livres, ou à la rigueur à l’audiovisuel, n’est tout simplement pas imaginable.

Il est plaisant de discuter cette évidence avec un bel esprit, j’entends de la contester, de lui opposer modestement des anecdotes, avec prière d’interpréter.

Celle-ci, par exemple, qui n’étonnera pas un ingénieur A.M., et dont j’ai été témoin. Un navire de plaisance à moteur était en perdition: panne en haute mer par gros temps. Il contacte par radio le constructeur. Le metteur au point de ce type de moteur prend l’écoute.

— Pouvez-vous, demande-t-il, placer votre micro à tel endroit du moteur? Merci. À tel autre endroit? Merci. Et ainsi de suite. À quatre cents kilomètres de distance, le moteur fut ausculté — au sens propre, puisque écouter vient d’auscultare — la panne diagnostiquée, et le moteur réparé par le passager non mécanicien, sur les indications du mécanicien attentif à l’écouteur, les yeux fermés. Je prétends que ce mécanicien est, plus qu’un autre, «intellectuel».

Je me rappelais tout à l’heure ce tour de force, alors que le hasard d’une lecture mettait sous mes yeux une lettre écrite de Brienne à son père par le jeune Napoléon le 6 avril 1783 (il avait quatorze ans): «Si vous ne me donnez pas un minimum d’argent de poche pour tenir mon rang dans cette école militaire, disait-il en substance, alors (et je cite textuellement) «arrachez-moi à Brienne: donnez-moi, s’il le faut, un état (métier) mécanique».

Par un métier mécanique, précise-t-il, il entend «le premier poste dans une fabrique (usine)». Oui «arrachez-moi à Brienne», je suis prêt héroïquement à n’être que le premier dans une usine!

On me dira que c’était l’idée d’un enfant en 1783. Sans doute! Cela montre que le préjugé culturel français est ancien. L’enfant est l’écho d’un état d’esprit. D’ailleurs, Napoléon devenu membre de l’Académie des Sciences (et comme par hasard à la section mécanique!) dira que «les sciences sont un produit de l’âme, alors que l’art c’est l’âme même».

De quand date-t-il au juste, ce préjugé? L’ancienne noblesse pouvait, sans déchoir, prêter à usure (comme les Condés) ou faire la traite. Mais si un marquis, au lieu de vendre honnêtement des hommes, des femmes et des enfants, s’activait comme un vulgaire bourgeois à quelque commerce d’épices ou fabrique de tissus, il y perdait l’honneur. Je dis, toujours en France. Pas en Angleterre, ni en Hollande.

On peut se demander si l’aveuglement fatal de Napoléon à l’égard des Anglais, «ces boutiquiers», ne consista pas simplement en ceci qu’il se trompa de révolution. Pendant qu’il courait sur le ventre de l’Europe, les Anglais ouvraient leurs yeux au monde nouveau de l’industrie et du commerce et inventaient les idées de la révolution industrielle. Leurs fils spirituels, depuis, n’ont pas cessé de tenir le monde.

Deux ou trois siècles plus tôt, Léonard de Vinci était traité en prince, y compris par le roi de France, François Ier. C’est donc entre François Ier et le XVIIIe siècle que les arts «mécaniques» perdirent leur lustre.

Pourquoi le duc de Saint-Simon, si méprisant pour toute activité «bourgeoise» et par conséquent «vile», écrit-il, et avec la hauteur qu’on sait? En quoi la relation patiente et détaillée des mille sornettes d’une Cour royale est-elle une plus digne activité que celle d’un Roberval et d’un Vaucauson?

Il y a là un mystère.

Mais le plus mystérieux n’est pas que Saint-Simon et Napoléon aient eu de telles idées, c’est qu’elles persistent à la fin du XXe siècle. C’est qu’elles empoisonnent encore notre enseignement, mettant toujours au plus haut des activités humaines celles de la spéculation et de la fantaisie, plaçant en amont de tout savoir celui qui s’enseigne par le livre, et où la main ne participe pas. Il faut toujours et en toutes choses commencer par le livre et le théorique, et si possible s’y tenir.

Je suis une fois tombé sur cette expression: «scientifically illiterate». On peut traduire mot à mot, mais curieusement le concept disparaît. En lisant «scientifiquement illettré», on comprend que celui qu’on qualifie ainsi s’est rendu illettré par quelque moyen ou méthode scientifiques.

Il y a donc un trou noir, ou une tache aveugle dans notre catalogue de concepts hexagonaux. Comment faire comprendre d’un mot que dans la culture, désormais, il y a le savoir-faire? Et même que le savoir-faire aurait peut-être un certain droit, dans un environnement intégralement artificiel, à briguer une place d’honneur?

Il faut noter aussi, en passant, la résonance peu flatteuse du mot «artificiel». Du diable si j’en sais le pourquoi. L’artifice est le propre de l’homme, comme le rire. On l’oppose à la Nature, à ses charmes etc., mais l’homme ne fait-il pas partie de la Nature? Un homme sans artifice serait nu et muet, puisque toute langue est artificielle. Cela existe, mais chez les limaces.

Le savoir-faire détient un droit très simple à la primauté culturelle, puisqu’il n’existe aucune culture possible sans vecteur artificiel. Beaucoup de grandes cultures historiques doivent leur existence à une seule invention, souvent très simple. Sans même parler de la boussole et de l’imprimerie, pensons au fer à cheval, qui a permis le galop sur des routes pavées et multiplié ainsi la dimension maximale des États unifiés. Ou à l’avant-train tournant, qui a transformé le commerce continental et par là l’interpénétration à distance des techniques.

Dire il y a cent ans que l’invention du fer à cheval a créé et détruit des empires aurait pu passer pour un paradoxe.

Les événements de cet été, et surtout la très brève bataille du Liban, qui en trois jours a indirectement remis en question la primauté de l’armée rouge en Europe, permettent de mesurer combien l’Histoire est faite par la technique.

Certes, écrire cela dans une revue d’ingénieurs A.M., c’est arriver par le dernier train. Qu’importe l’horaire? Le train est une très belle mécanique, l’une des sources de l’épopée que nous appelons Western. Culture très respectable, qui croit au progrès de l’homme et l’enseigne aux enfants. Nous somme en train de vivre cent autres westerns, tous nés d’une technique. Cela vaut bien Platon, et n’empêche personne de le lire et de le méditer, avec l’indispensable grain de sel cependant.■

Aimé Michel

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