Le gendarme et les fantômes
Article paru dans Planète N°28 de mai / juin 1966
27 ans d’enquêtes, 200 dossiers sur les maisons hantées. Le commandant Tizané nous ouvre ses étonnantes archives.
Les notes de la brigade du paranormal
Les maisons hantées, les fantômes, etc.? Pure superstition! Telle est l’opinion admise par tout homme de bon sens. Sur quoi est fondée cette opinion? Sur le bon sens, nous venons de le dire. Il est absurde de croire aux maisons hantées, puisque ça n’existe pas. Mais encore? Le bon sens était un guide excellent il y a cent ans, avant les quanta, la relativité et les espaces-temps à seize dimensions que nous proposent des théoriciens respectés de la physique. La science la plus orthodoxe s’obstinant à l’échauder, le bon sens de notre époque se prend à craindre l’eau chaude. Ses seules évidences ne lui suffisent plus. Il veut des preuves et des réfutations expérimentales et objectives, fondées sur les faits et non sur la spéculation. Mais comment imaginer une preuve ou une réfutation de la réalité des hantises et des fantômes? Il faudrait qu’un organisme officiel d’un scepticisme éprouvé consacre des milliers d’heures à enquêter sur tous les cas allégués de hantise: qu’il dispose de tous les moyens, y compris, bien entendu, ceux, imposants, des appareils policier et judiciaire; qu’il puisse convaincre les témoins prétendus que l’heure des joyeuses farces est passée et qu’il est temps pour les mauvais plaisants, simulateurs et monteurs de bobards de se mettre à table. Il faudrait que l’enquête dure au moins plusieurs dizaines d’années, de façon à ne laisser aucune échappatoire concevable au phénomène supposé et à ses supporters. Alors, sans doute, saurait-on à quoi s’en tenir. Mais une telle enquête est-elle imaginable? Elle l’est si bien qu’elle a été faite. Et c’est son dossier que nous présentons ici.
Par qui l’enquête a-t-elle été faite?
Par la gendarmerie, la police et la justice. Tout ce qui trouble l’ordre public est du ressort de la justice. Tous les faits allégués de maisons hantées ne troublent pas l’ordre public; mais, dès qu’il y a plainte ou rumeur, il y a enquête de la gendarmerie à la campagne ou de la police en ville. Si l’action se poursuit assez loin, il y a décision judiciaire ou jugement. Le dossier d’où nous extrayons les pièces qui suivent a été rassemblé par le commandant de gendarmerie Tizané.
Combien de temps l’enquête a-t-elle duré?
L’enquête est permanente, et se poursuit encore. Chaque fois qu’il y a enquête sur un fait précis, il y a procès-verbal. Chaque procès-verbal est gardé au moins dix ans dans les archives de la gendarmerie. S’il n’est plus utilisé, on le détruit au terme de ce délai. Mais les faits allégués de hantise étant très fréquents, atteignant facilement le nombre de dix par an en France, il y a toujours dans les archives un grand nombre de pièces concernant les faits de cette nature.
Comment les dossiers nous ont-ils été communiqués?
Répondre à cette question revient à présenter le commandant Émile Tizané. Cet officier, maintenant à la retraite, était connu depuis 1951, de tous ceux qu’intéressent les phénomènes paranormaux, comme l’auteur d’un livre[1] où les hantises étaient étudiées d’une façon extrêmement prudente et perspicace, uniquement à la lumière de documents de gendarmerie. Il y a quelques semaines, j’ai pu enfin faire sa connaissance, feuilleter ses dossiers, en discuter avec lui. Le travail réalisé par le commandant, alors lieutenant Tizané, depuis 1929, est tout simplement stupéfiant. Dans son bureau de Montpellier dorment environ deux cents dossiers complets d’affaires de hantise. Seule l’œuvre de Charles Fort peut être comparée à la sienne. Deux cents histoires impossibles sont rangées là, méthodiquement, sous forme de procès-verbaux, de décisions de parquet, d’ordres, de rapports. Aucune littérature, rien qui sente le journalisme ni le merveilleux prémédité. Ce sont les témoins qui déposent, des militaires qui rapportent ce qu’ils ont vu, des juges qui raisonnent et décident. Et l’on se rend compte qu’après tout Flaubert avait raison et qu’aucun style au monde ne dit mieux ce qu’il veut dire que le style administratif avec ses naïvetés, son vocabulaire restreint et sa syntaxe primitive.

Qui est le commandant Tizané?
Quant au commandant Émile Tizané lui-même, qui a consacré la patience de toute une vie à rassembler ces pièces, sans lui promises au pilon, il est exactement l’homme qu’il fallait pour une telle tâche. Né en 1901, il fait ses études à Montpellier, passe à Saumur, puis à l’École de gendarmerie de Versailles d’où il sort en 1929. Nommé à Grenoble, il est aussitôt confronté avec une affaire de hantise à Vienne, et ce qu’il voit décide de sa vocation. Il lui apparaît, en effet, que cette affaire ne peut trouver son interprétation en elle-même, qu’elle exigerait une comparaison méthodique avec toutes les affaires similaires connues. II sera donc l’homme qui rassemblera les dossiers de ces affaires. Opiniâtre, méthodique, méfiant, infatigable, il écrit à ses collègues, aux greffes des tribunaux, et surtout n’hésite jamais à aller voir sur place. Son objectif n’a rien à voir avec la parapsychologie. Il est d’ordre strictement professionnel: fort d’une expérience et d’une documentation bientôt sans égales au monde, il constate que dans ce qu’il appelle la petite hantise (expression que j’expliquerai plus loin), il y a délit et possibilité de crime au sens pénal du terme; que là où il y a délit, il incombe à la gendarmerie de découvrir le coupable; et, de constatation en constatation, que l’absence d’une authentique science de la petite hantise peut être une grave source d’erreurs judiciaires comparables par leurs causes et leur mécanisme aux erreurs que l’ignorance et la superstition inspiraient aux tribunaux du Moyen Âge. Cette science, le commandant Tizané en a jeté les fondements concrets en rassemblant pendant plus d’un quart de siècle, de 1929 à 1956, le corpus des hantises examinées par la gendarmerie, la police et la justice. Du point de vue expérimental, son travail est achevé. II a pu me dire (et je suis de son avis après l’examen de ses dossiers) que l’ensemble des observations recueillies couvre intégralement le phénomène étudié. Le commandant Tizané est le Tycho-Brahé[2] de la petite hantise. Il est même un peu plus que cela, car il a pu déjà dégager les principales structures du phénomène sur le plan parapsychologique. C’est seulement sur le plan physique que ce phénomène garde (mais là, intégralement) son mystère. Comme cet aspect du problème relève de la physique, le commandant Tizané a délibérément mis fin à ses investigations depuis maintenant neuf ans. II estime qu’il y a un relais à prendre dans les méthodes d’investigation, et que ce qui reste à faire est du ressort d’une science différente. Cet homme sage, dont la carrière s’écoula dans la fréquentation des faits les plus étranges et les plus inquiétants, vit maintenant une retraite de philosophe. Sa seule passion est la pêche à la ligne. II a trois enfants. L’aîné a fait Polytechnique, le second est chimiste, le troisième, pharmacien: trois scientifiques.
Qu’est-ce que la Petite hantise?
L’expression est de Tizané, qui tient, avec raison, à imposer sa spécificité. On peut la définir par la production, en un lieu, de phénomènes inexplicables liés à la présence d’un sujet. En voici un cas entièrement tiré des dossiers de la gendarmerie. Tenu par ses engagements, le commandant Tizané ne nous avait communiqué aucun nom propre. Mais il nous a été facile de les rétablir grâce à la presse qui avait relaté l’affaire à sa manière en citant nommément toutes les personnes impliquées (voir notamment l’Industriel de Louviers, du samedi 8 mars 1930).
L’exemple de la pharmacie de Louviers
La Pharmacie hantée de Saint-Georges-du-Vièvre (Eure). Gendarmerie nationale. 3e Légion, Section de Pont-Audemer, Brigade de Saint-Georges-du-Vièvre.
Procès-verbal n° 29 du 10 février 1930
Ce jour d’hui, 29 janvier 1930, à 15 heures[3]. Nous soussignés Dumortier Marcel, Luyckx Marcel et Martin Paul, gendarmes à pied, revêtus de notre uniforme et conformément aux ordres de nos chefs; en tournée et porteurs d’une réquisition de M. le Procureur de la République en date du 27 janvier 1930, n°394/3e Section, reçue de la Brigade le 29 janvier 1930… Le 31 janvier, les gendarmes Dumortier et Martin, de service à la résidence, ont reçu les déclarations suivantes: GOURLIN, Aimé, 58 ans, pharmacien à Saint-Georges-du-Vièvre, entendu chez lui à 11 heures: «Il est exact que des faits anormaux se sont passés chez moi du 10 au 28 décembre 1929, ayant recommencé le 3 janvier après une trêve de six jours. «Mardi 10 décembre 1929, dans le laboratoire, un tuyau de poêle est tombé. Je me suis efforcé de le remettre, sans succès. Je l’ai posé sur un meuble voisin et, par trois fois, le tuyau est tombé à terre sans que je puisse m’expliquer comment. Mercredi 11, des boîtes de pastilles et de cachets qui se trouvaient sur la planche voisine du tuyau sont tombées devant la bonne quand elle sortait de la salle. J’ai pensé que c’était dû à un claquement de la porte, mais elles sont tombées ensuite plusieurs fois. Jeudi 12, vers huit heures, comme la veille, deux bocaux sont tombés à une demi-heure d’intervalle, toujours dans la même pièce. Vendredi, sur la même planche que la veille, 5 ou 6 bocaux sont tombés au cours de la journée. J’ai rangé ceux qui restaient, sauf un qui se trouvait dans un renfoncement. Vers 20 heures, ce bocal était avancé de 40 centimètres et se trouvait en équilibre sur le bord de la planche… Mardi 17, vers 17 heures, dans la pharmacie où la bonne, Andrée Foutel, faisait le ménage, un bocal de deux litres est tombé derrière mon dos et celui de la bonne. Plusieurs petits bocaux de poudre sont tombés également, la bonne étant toujours dans la pièce mais du côté opposé…[4] Jeudi 19, dans le laboratoire, un bocal de 2 litres contenant 2 kilos de naphtaline et pesant lui-même 2 kilos a contourné un meuble pour venir se briser à 2 ou 3 mètres du point où il aurait dû normalement tomber. Un litre vide posé par terre a sauté, est retombé sur place avec un fracas épouvantable. Un petit bocal de camphre en poudre qui était par terre a traversé deux pièces pour aller se briser contre une porte à 5 ou 6 mètres de son point de départ. Un petit bocal posé sur une planche derrière une pile de sacs a sauté par-dessus pour aller se briser au milieu de la pièce. Tous ces faits paraissaient viser la bonne qui travaillait dans la pièce à côté[5]. Le vendredi 20, vers cinq heures, un bocal vint se briser près de la porte de la salle où tout le monde était réuni. Lundi 23, toujours entre 5 et 9 heures, j’ai surveillé mes bocaux, et je me suis aperçu qu’il en manquait un de deux litres. Je l’ai cherché dans toute la maison et l’ai retrouvé sur une planchette du laboratoire: il avait franchi 7 à 8 mètres. Mardi 24, entre 5 et 9 heures, une vingtaine de bouteilles vides sont tombées ensemble, avec un grand fracas: 10 ou 12 ont cassé. Vers 20 heures, un bocal est tombé dans la pharmacie pendant que la bonne remontait de la cave à l’autre bout de la maison. Jeudi 26, deux entonnoirs sont sortis d’un placard et se sont brisés. Un mortier en marbre de 20 kilos s’est renversé de son socle. Dans la pharmacie, un bocal de 5 litres a franchi 4 ou 5 mètres, pour venir se briser au milieu de la pièce avec un tel fracas que, de l’autre côté de la rue, les voisins sont accourus pour voir ce qui a passait. Le soir, un mortier et un pilon sont sortis d’un placard bien verrouillé. Le vendredi 27, un mortier est tombé d’un placard et s’est cassé. J’ai rangé des bocaux dans une caisse dans l’espoir de les préserver et j’ai posé dessus un sac de lactina de 5 kilos. Dans l’après-midi, le sac s’est soulevé pour laisser passer un bocal qui s’est cassé au milieu de la pièce. Samedi 4 janvier, le mortier de 20 kilos qui avait été renversé l’autre semaine et posé par terre a sauté et a retombé en faisant un grand bruit et en cassant un pavé. Dimanche 5, le matin, 2 entonnoirs en verre sautent d’un placard et se brisent. Lundi 6, trois assiettes sont tombées dans le laboratoire. Pour préserver les autres, je les transportai dans la cuisine, mais, dix minutes plus tard, les autres sautaient pendant que la bonne était dans la pièce à côté avec la famille. Un peu plus tard, 5 litres sortent du buffet pour aller se casser au milieu de la pièce. Mardi 7, 36 manifestations. Comme dégâts, 3 bols, 1 mortier, 2 entonnoirs. Un galet est tombé par terre. Je l’ai ramassé et remis en place. Je suis rentré dans la pharmacie et immédiatement le galet est projeté avec violence dans la porte de la pharmacie. J’ai supprimé le galet et alors tous les objets qui étaient dans le laboratoire, chapeau, chaussures, parapluie, sac à main, journaux, etc., sautent tous plusieurs fois, particulièrement mon chapeau. Un escabeau posé contre un placard pour l’empêcher de s’ouvrir vient s’échouer à l’autre bout de la pièce. Une chaise posée contre le buffet a été projetée en l’air, et la bonne, qui se trouvait dans la pièce voisine, l’a vue monter à 2 mètres de hauteur. Mon gendre Leroux Robert a remis en place une boîte de guimauve et le chapeau, en disant: «On va voir s’«il» va les remettre par terre.» Immédiatement, le chapeau lui arrive sur les talons. Cinq minutes après, la boîte est venue rouler à ses pieds dans la salle. Mon fils Alphonse est venu et a voulu emmener la bonne, puisque cela paraissait toujours s’acharner sur elle. Deux minutes avant son départ, la famille qui était réunie dans la pharmacie a vu arriver d’un bond le fameux chapeau. Je l’ai raccroché et, d’un nouveau bond, le chapeau est venu raser au passage la figure de mon fils Alphonse. Depuis le départ de la bonne, aucun incident n’a eu lieu et le calme est rétabli.»
Le défilé des témoins
Comme tous ceux dont le métier est de recueillir des témoignages, le gendarme, par principe, n’en croit aucun, surtout isolé. Voilà un pharmacien et sa famille qui racontent des histoires invraisemblables. Pourquoi les racontent-ils? Parce que le procureur de la République a ordonné une enquête. Pourquoi l’a-t-il demandée? Ici, nous devons résumer rapidement les faits. Nous sommes, ne l’oublions pas, en pleine campagne, dans un pays (l’Eure) où les sorciers et les «jeteux» de sort trouvent encore, en 1930, une créance quasi universelle. Quand les premiers phénomènes se produisent, le pharmacien cherche une explication logique. Il n’en trouve pas. Sa famille, avec qui il en parle, non plus. En revanche, ils remarquent que tout se passe comme si «quelqu’un» voulait rendre la jeune Andrée Foutel suspecte à son patron. Certes, celui-ci sait que les phénomènes les plus étonnants ne peuvent pas avoir été produits par la bonne, qui n’a pas le pouvoir de faire traverser une porte verrouillée à un mortier et à un pilon, surtout à distance. Mais, d’autre part, quand elle sort de la maison, il ne se passe rien. Conclusion du pharmacien normand: quelqu’un a ensorcelé sa servante. Qui? D’après la rumeur publique, la jeune Andrée s’est disputée avec une autre jeune fille du village, Mlle S. B., 20 ans, laquelle aurait été vue lisant des livres de magie. Notre pharmacien (dont la boutique, ne l’oublions pas, est quotidiennement mise à sac) se dit que peut-être, après tout, et bien que ce soit incroyable… II se le dit, il en parle à ses proches, cela se sait et, finalement, Mlle S. B., se voyant désignée comme sorcière par l’opinion publique, plainte pour diffamation. Telle est l’origine légale de l’affaire. Revenons alors à nos gendarmes. Ils vont interroger le pharmacien et recueillent la déposition ci-dessus. Fichtre! Des objets qui se déplacent seuls, qui franchissent des portes fermées, qui soulèvent des couvercles lourdement lestés! Le pharmacien, sa famille et la jeune Andrée n’auraient-ils pas rêvé ou inventé tout cela dans quelque ténébreux dessein, tel, par exemple, que ridiculiser la maréchaussée? II faut d’autres témoins. Ici, je consulte mon Dictionnaire des communes[6] et, à Saint-Georges-du-Vièvre, je trouve ceci: Village de 222 logements; la commune compte 648 habitants, le village 345. C’est donc un tout petit village. Tout le monde se connaît, et les gendarmes connaissent tout le monde. Discrètement, ils enquêtent. Qu’ont vu les clients de la pharmacie Gourlin?
Procès-verbal du 18 février 1930, N° 46
LHERMITTE (Alphonse), 55 ans, menuisier à St.-Georges: «Le 27 décembre 1929, dans l’après-midi, je me trouvais chez M. Gourlin occupé à prendre les mesures d’un casier. La porte du laboratoire était ouverte, et il ne s’y trouvait personne. Tout à coup, j’ai entendu un bruit formidable. Je suis allé dans cette pièce avec M. Gourlin et nous avons constaté qu’un mortier de 20 kilos se trouvait par terre, à 1 m 50 environ de son socle qui était resté debout. «Lecture faite, persiste et signe.» HOMO (Marie), veuve SIMON, 64 ans, propriétaire à Saint-Georges, entendue chez elle: «Un après-midi du mois de décembre, je me trouvais chez M. Gourlin, où je cousais en compagnie de Mme Gourlin. Tout à coup, nous avons entendu du bruit dans le laboratoire. Nous y étant rendues, nous avons vu un mortier pesant environ 20 kilos qui était tombé de son socle. Un autre après-midi…» (etc.: deux autres témoignages confirmant les faits rapportés plus haut). L’épisode du mortier de 20 kilos se descellant et tombant de son socle dans une pièce déserte est donc corroboré par au moins quatre témoignages. Mais feuilletons encore ce procès-verbal n° 46. Mme DESHAYES (Henri), 54 ans, couturière à Saint-Georges: «Tous les jeudis, je vais coudre chez M. Gourlin. J’ai eu l’occasion d’être témoin des faits anormaux qui se sont passés chez lui en décembre et janvier derniers. Un jeudi, j’ai vu les portes du placard, fermées à l’aide d’un loquet, s’ouvrir brusquement et des bocaux, entonnoirs, mortiers en verre tomber par terre et se briser. Un autre jeudi, j’ai vu deux bouteilles qui se trouvaient sur une planche du laboratoire tomber et se briser. J’ai vu aussi des bocaux qui se trouvaient debout par terre se renverser sur le sol sans se briser. Dans la pharmacie, j’ai vu aussi trois bocaux se placer sur le bord de la planche. Ils ont été repoussés contre le mur par M. Gourlin et, quelques instants après, un autre bocal est tombé d’une planche voisine et s’est cassé, cependant que nous étions certains qu’aucun bocaux (sic) ne se trouvait sur le bord de la planche quand M. Gourlin a replacé les autres bocaux. » Pendant cette journée, il s’est produit 22 cas. Ces faits anormaux se sont produits sans l’intervention d’aucune personne. » Lecture faite, persiste et signe.» M. HERVIEN (Victor), 51 ans, doyen (c’est-à-dire curé) à Saint-Georges, entendu au presbytère à 18h30. «Le dimanche 12 janvier 1930, j’ai été témoin des faits anormaux qui se sont passés chez M. Gourlin. J’ai entendu, étant dans la salle, une chaise se déplacer et se projeter contre une porte. J’ai vu le chapeau de M. Gourlin qui était accroché au porte-manteau du laboratoire venir presque à mes pieds. Une canne qui était suspendue au porte-manteau a été projetée à distance. Un tiroir de buffet rempli de fourchettes et de cuillères et situé contre un mur du laboratoire a été projeté et renversé par terre. Ce même jour, j’ai entendu divers objets tomber d’un placard bien fermé situé dans le laboratoire. Tous les faits énumérés se sont passés dans le laboratoire, tandis que la bonne se trouvait enfermée seule dans la cuisine et qu’il ne se trouvait personne dans le laboratoire. » Lecture faite, persiste et signe.» Mais, dira-t-on, les gendarmes eux-mêmes, qu’ont-ils vu? Dans ce cas particulier, rien, puisque l’affaire était terminée (par suite départ de la jeune Andrée Foutel) quand plainte de Mlle S. B. déclencha l’enquête. Ils ne virent rien et ne purent jamais trouver le «délinquant». Mlle S. B. retrouva sa bonne réputation, la pharmacie son calme, et le pharmacien en fut pour ses innombrables bocaux, flacons, entonnoirs et mortiers brisés (une petite fortune). L’affaire fut classée et l’on ne parla plus de Saint-Georges-du-Vièvre, petit village normand. Cependant, dans de nombreuses autres affaires, les gendarmes eux-mêmes furent (et continuent d’être) témoins des inexplicables phénomènes.

L’exemple de la maison Aucher
Frontenay-Rohan-Rohan (Deux-Sèvres), novembre 1943. Dans ce petit bourg (quelques 1200 habitants), il n’est question que des étranges événements dont la maison de la famille Aucher est le théâtre[7]. Légion du Poitou, Compagnie des Deux-Sèvres, Brigade de Frontenay-Rohan-Rohan.
Procès-verbal n° 321, du 24 novembre 1943
Nous soussignés Folope Maurice et Billon André, gendarmes, à la résidence de Frontenay R.-R., etc. Monsieur Henri Aucher nous a déclaré: «… J’ai prié ma petite fille de se recoucher dans le lit, moi-même et ma femme restant près du feu. Dès qu’elle a été alitée tout habillée, les couvertures se sont roulées autour d’elle et le tout (sic) est tombé à terre… Elle m’a dit qu’elle avait ressenti qu’on l’emportait. Mon manteau s’est mis à se promener dans la cuisine[8]», puis il est revenu tomber à proximité du lit.» Madame Aucher (Alexandrine): «À ce moment, je me suis levée avec ma petite fille. Les draps se sont tendus et raidis pour redevenir mous. Le rideau qui cache le lit s’est allongé de 25 centimètres pour venir toucher le sol. J’ai voulu saisir ce rideau, mais j’ai senti qu’il était dur comme du bois. J’ai eu peur…» Incroyable, bien sûr, et bon pour les benêts. Mais le lendemain matin à 8 heures, le gendarme Billon André se rend à la maison Aucher.
Procès-verbal n° 321, page 2
Billon André, gendarme à Frontenay-Rohan-Rohan: «En sortant, je me suis arrêté sur le seuil de la porte en regardant à l’intérieur. À cet instant, une boîte métallique déposée auparavant sur la table au milieu de la pièce a été projetée à 50 cm environ de mes pieds. La fille et la grand-mère n’ont fait aucun geste ni mouvement. Nous avons rendu compte de ces faits à notre commandant de Section.»
Même procès-verbal, page 4
(Ici, un témoignage très remarquable.) M. Aucher va à la gendarmerie se plaindre que sa fille ne peut s’asseoir sur une chaise sans que celle-ci se soulève du sol et projette la fillette à la renverse. Le gendarme Folope Maurice, qui, lui non plus, ne croit pas un mot de cette histoire, se rend chez M. Aucher. «Nous nous sommes rendus à son domicile. Le gendarme Folope a parfaitement constaté que la jeune Aucher s’étant assise sur une chaise, les 4 pieds de cette dernière et les deux siens se soulèvent ensemble du sol, en la projetant hors de son siège, comme si des mains invisibles avaient saisi la chaise. Ce phénomène s’est répété 4 fois.» Le 26, tout recommence: «Le gendarme Folope a parfaitement vu une chaussure de femme qui, de l’étagère où elle était déposée (2 m 50 du sol environ), est allée choir sur le lit. Ce gendarme a vu la trajectoire, mais n’a pas vu le départ. La jeune Aucher se trouvait à l’opposé du lieu de départ. Immédiatement, nous avons ouvert la porte. Ce même gendarme a vu un couteau venir se piquer dans le plancher sous la table, un sécateur et un petit rouleau de fil de fer tomber près du lit. À leur chute, ni le sécateur ni le rouleau de fil de fer n’ont eu un mouvement de glissement ou de rebondissement. Le point de départ ni la trajectoire de ces objets n’ont été vus.» N’est-ce pas fantasmagorie pure[9]? Car ce que voient à plusieurs reprises ces gendarmes, c’est l’apparition en un point, sans trajectoire d’arrivée, d’un objet qui n’y était pas une fraction seconde plus tôt. Fantasmagorie, certes, au regard de ce que nos yeux sont accoutumés à voir. Si le bon sens est ce que voient nos yeux, cela, évidemment, n’a aucun bon sens. Toute la question est de décider si, au siècle de la relativité, des quanta, du neutrino, du boson faible et des particules étranges, il est raisonnable de jouer aveuglément et sans examen les «raisons» de ce bon sens-là contre le dossier établi par des sceptiques, du phénomène de petite hantise. Car quelle que soit sa nature réelle, hallucination ou fait physique, la petite hantise est un phénomène constant et universel. Elle est décrite par Pline le Jeune et par les chroniques chinoises, exactement comme par le gendarme Folope. Est-elle du ressort des psychiatres? Sans aucun doute. N’est-elle que de leur ressort? J’en conviendrais volontiers pour peu que l’on reproduise devant moi les phénomènes observés par les témoins. Et, sinon, eh bien! nous en venons toujours à la même conclusion: les phénomènes physiques reproduits en parapsychologie sont des expériences de physique avancée[10]. Un homme a eu la patience d’être le Tycho-Brahé de ces expériences et d’en faire le recensement exhaustif. Comme l’astronome danois a compté les étoiles et redressé les erreurs des tables astronomiques du passé, le commandant Tizané a été, pendant trente ans, sur tous les lieux hantés signalés, il a fait consigner les faits sans commentaires, il a interrogé les témoins. Deux cents dossiers complets comparables à ceux que nous avons donnés en exemples dorment dans son bureau à Montpellier. Ils attendent leur Kepler qui déterminera les lois de ces phénomènes. ■
Aimé Michel
Notes:
[1] Émile Tizané: Sur la piste de l’homme inconnu
[2] Le Danois Tycho-Brahé (1546-1501) a consacré sa vie à dresser le catalogue des étoiles et à fabriquer les instruments de précision qui permirent à Kepler d’énoncer les grandes lois de l’astronomie.
[3] Le procès-verbal n°29 récapitule, le 10 février, les divers constats faits depuis le 29 janvier. Nous ne citerons ici (faute de place) que les constats postérieurs au 30 janvier.
[4] On voit ici apparaître, dans le procès-verbal lui-même, le sujet de la petite hantise: chaque fois qu’il se passe quelque chose, cette jeune fille de dix-sept ans est dans les parages. Les gendarmes qui ont l’anormal en horreur, ne vont pas tarder à la soupçonner.
[5] Deux remarques, ici: d’une part, que les phénomènes se produisent sous les yeux du pharmacien et en l’absence de la bonne qui, cependant, n’est pas loin; et, d’autre part, le fait, évident pour le témoin, que la jeune fille y est pour quelque chose. Nous soulignons les détails les plus remarquables.
[6] Dictionnaire des Communes (Berger-Levrault, édition de 1955).
[7] Ici aussi, nous avons retrouvé les noms dans la presse. Voir La Dépêche, des 25, 30 novembre, 21 décembre 1943, 3 et 4 février 1944, etc.
[8] Ce manteau qui se promène, est-ce la grande hantise, c’est-à-dire le «fantôme»? Non, car dans la grande hantise il n’y a pas de sujet inducteur. De même qu’à Saint-Georges-du-Vièvre, les phénomènes étaient induits (quel que soit le moyen) par la jeune Andrée; de même, ici, ils le sont par la petite Ginette Aucher.
[9] Indiquons en deux mots la conclusion légale de cette histoire. La jeune Ginette fut envoyée à l’hôpital de Niort. La fillette, énergiquement «chambrée» par les bonnes sœurs et le médecin psychiatre de l’hôpital, «avoua» qu’elle était l’auteur conscient de tous ces phénomènes. Libérée, elle se récusa aussitôt et se rendit avec son père chez le capitaine Tizané pour protester contre les pressions dont elle avait été l’objet à l’hôpital. Aucun des témoins de Frontenay (et surtout pas les gendarmes) ne prit jamais ces aveux au sérieux.
[10] Cf. notre Introduction à l’article de Pitigrilli, dans Planète n° 22.