L’os et la moelle
Arts et Métiers de janvier-février 1978
Depuis quelque temps, en France, aux États-Unis et ailleurs, on entend les «Comités de Sages» pousser, comme on dit, des cris d’alarme, affirmant que la recherche s’essouffle, ou même bat de l’aile. On cite des chiffres: crédits accordés et nombres de brevets déposés en chute libre, etc.
Passons sur les brevets. Chacun sait que si l’on dépose des brevets ici ou là, ce n’est pas tant parce qu’on a plus ou moins trouvé ici ou là, que pour des raisons financières ou fiscales plus prosaïques. Donnerait-on plus d’argent aux inventeurs sans rien changer aux conditions actuelles d’exploitation des brevets que le paysage lui-même n’en changerait guère. Mais c’est là un problème compliqué, que je n’aborderai pas avant d’en avoir examiné tous les tenants et aboutissants.
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Voyons plutôt la recherche. Pour prouver qu’elle est en décadence, on cite généralement les sommes qui lui sont attribuées. Bien entendu, il faut se réjouir chaque fois qu’on arrose la recherche: il y a cent façons de gaspiller plus sottement l’argent du contribuable. Cependant, quand on considère les découvertes les plus importantes depuis la dernière guerre, que voit-on? Que presque toujours elles sont venues de là où l’on ne les attendait pas, et par conséquent de là où les crédits évitaient de s’égarer. Il n’y a peut-être qu’en électronique et en chimie que les progrès se sont faits à peu près comme on les prévoyait, parce que l’une et l’autre se fondent sur la plus incollable (jusqu’ici) des sciences fondamentales, la physique quantique.
Mais voyez, par exemple, le développement du laser. Quel distributeur de crédits aurait su, il y a 20 ans, prévoir les champs prometteurs et les arroser en conséquence? Je me demande même si l’ignorance où l’on était n’aurait pas, à supposer qu’elle se fût manifestée par de gros crédits, détourné de leurs orientations ceux-là mêmes qui allaient trouver!
Souvent, pensant à tous les laboratoires que j’ai connus depuis vingt ans, je me demande si le meilleur critère pour distribuer l’argent sans se tromper (du moins en réduisant la marge, toujours énorme, d’erreur), n’est pas tout simplement la bonne mine du chercheur, je veux dire l’ingéniosité de ce qu’il montre, l’astuce et le bon ordre de sa méthode, bien plus que l’importance de ce qu’il cherche, car ce n’est pas souvent ce qu’il cherche qu’il trouvera,
Combien en ai-je vu, de ces chercheurs payés et dotés dans le cadre d’un projet bien déterminé, qui n’aboutissaient à rien dans ce cadre-là, et faisaient soudain une ouverture là où personne ne les attendait! Nous avons tous entendu parler de cette équipe américaine payée par la NASA dans je ne sais plus quel but et qui, mise à la porte pour son échec, s’en alla poursuivre son travail sur un tout petit détail méprisé par les instances supérieures (la mise au point d’un filet d’eau ultra-rapide), et aboutit à une éclatante réussite. Elle exploite maintenant des brevets de découpage avec son filet d’eau et gagne des milliards. Le système mis au point découpe aussi bien le carton que le marbre et l’acier. On en fera peut être un instrument chirurgical. Les brevets se succèdent, tous succulents. Mais qui pouvaient prévoir avant et d’en haut?
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Cela me remet en tête une marotte qui me paraît l’évidence même quoiqu’elle soit, hélas, mal vue en France: je veux parler des méfaits de la planification dans le domaine dont il est ici question, la recherche. L’évidence sur le fond et dans l’abstrait, ne sera, je crois, niée par personne, parce que chacun sait que les questions de fond sont sans importance réelle et ne donnent guère lieu qu’à des discours. Disons-la pourtant: c’est qu’on ne peut pas planifier l’inconnu.
Une découverte, et même un procédé, un dispositif nouveau, sont par définition, nouveaux. Lapalissade! mais qui prend une forme si retorse dans les faits, et aussi, disons-le, dans les esprits de ceux qui ne sont plus ou n’ont jamais été sur le tas, qu’elle en arrive à se déguiser en son contraire: «pour faire efficace, avançons en terrain connu!»
Si l’on essaie de comprendre comment s’opère ce retournement on tombe sur une illusion indéfiniment renaissante: tout mandarin qui cesse de garder la main à la pâte pour devenir ce que j’appelle un «savant de congrès» ne tarde pas à considérer que «rien ne se fait plus depuis qu’il n’est plus là», et même en arrive-t-il à se persuader inconsciemment que, s’il a quitté le laboratoire, c’est que dans ce domaine il n’y avait plus rien à trouver»! J’ai entendu cela de mes propres oreilles, exposé avec la plus grande candeur par un très grand savant: «Oui, oui, le laboratoire continue, mais pour faire quoi? Avec mon équipe, nous avions épuisé la question».
Seulement, en même temps qu’il condamne ses successeurs à l’échec, il écarte jusqu’à l’idée que des nouveautés puissent apparaître par des voies latérales. Ce type de personnage, respectable et néfaste, nous le connaissons bien, et c’est de lui le plus souvent que les hommes politiques, détenteurs de l’escarcelle, prennent conseil. Le résultat est que l’on arrose d’abord le champ déjà récolté.
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Et si l’on y pense, comment faire autrement dans le cadre bureaucratisé de la planification?
Il est assez comique de voir que, l’été dernier, un rapport remis au Président Carter prouvait, chiffres à l’appui, que la recherche américaine était en pleine décadence (les chiffres étaient ceux du budget planifié d’en haut), puis de comparer cette affirmation au palmarès suivant des Prix Nobel, presque tous raflés par des Américains ou des étrangers travaillant aux États-Unis. Les chercheurs américains auraient-ils appris à se passer d’argent? Non pas, bien sûr! Simplement, l’argent productif de nouveauté provenait de la base. Ou bien, plus subtilement (chacun le sait qui rend visite à des amis américains), il était «pompé» par des voies détournées dans des budgets sans rapport, même éloigné, avec l’objet réel de la recherche. J’en ai cent exemples dans mes classeurs. J’ai sous les yeux l’un des plus curieux: c’est un travail de physique théorique sur la gravitation dont le «grant», la subvention, provient du budget du Chirurgien général de l’U.S. Air Force. Il y a là, on en conviendra, un os! Mais dans cet os, la moelle.
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Ces chemins inattendus du progrès, bien connus des ingénieurs parce qu’ils sont au contact des réalités, sont difficiles à faire entendre à des bureaucrates. L’idéal serait que le détenteur de l’escarcelle fût assez psychologue pour comprendre que le chercheur, toujours à court d’un crédit pour sa dernière manip, n’a pas l’âme dépensière, bien au contraire. Il sait trop l’utilité du moindre bout de fil de fer. On peut lui reprocher souvent de ne pas trouver ce qu’il cherche. Qu’importe, s’il trouve autre chose? Ce serait là un bon thème de méditation, à l’heure où chacun sait que la fin de la crise, salut de la communauté, viendra de l’industrie, dans les deux sens du terme. Je veux dire non pas seulement de l’industriel, créateur de richesse et d’emplois, mais de l’industrieux, créateur de la valeur ajoutée.■
Aimé Michel