
Voici pourquoi nous avons la passion de l’inexpliqué
Article paru dans Planète N°22 de mai / juin 1965
Introduction à l’article de Pitigrilli L’incroyable mage Gustave Rol
Avant de dire pourquoi le témoignage de Pitigrilli me semble digne d’être publié ici, je voudrais expliquer également en quoi il justifie notre sigle de prudence. Il ne s’agit nullement de méfiance. Il s’agit de méthode. Les prouesses attribuées à Rol ont en effet, avec les autres prodiges familiers à la parapsychologie, ceci de commun que l’on peut presque tous les mettre en parallèle avec d’autres prouesses dûment constatées et contrôlées par les témoins les plus dignes de foi et les plus compétents, et aussi avec ces faux prodiges, réalisés par des trucages d’une habileté presque aussi incroyable que le prodige lui-même. Je n’en citerai qu’un exemple, rapporté par le professeur Robert Tocquet dans son livre les Pouvoirs secrets de l’homme. Il y a quelques années, un ingénieur anglais du nom de Mac Carthy affirma qu’il était capable d’impressionner à distance sur des plaques photographiques n’importe quelle image qu’on lui demanderait. On créa une commission pour l’examiner. Cette commission, qui comprenait divers experts dont un photographe professionnel, déclara que, pour se prononcer, elle exigeait de choisir elle-même le lieu de l’expérience et d’acheter elle-même l’appareil photographique et les plaques, ajoutant que Mac Carthy ne toucherait ni aux plaques, ni à l’appareil, ni avant, ni pendant, ni après l’expérience. Mac Carthy accepta tout sans discuter. Il accepta même d’être fouillé et ligoté dans un coin pendant toutes les manipulations, exécutées par les expérimentateurs sur des plaques préalablement marquées par eux.
Dans ces conditions, Mac Carthy annonça qu’en développant telle et telle plaque (qu’il désigna) on y trouverait le portrait de la mère et d’un parent défunt de deux des expérimentateurs. Pour corser encore l’expérience, la commission demanda qu’un verset de la Bible s’inscrivît sur une autre plaque. Un des expérimentateurs proposa que ce verset fût écrit en hébreu, tandis qu’un autre suggérait le chinois. On discuta et le chinois fut finalement retenu.
On développa les plaques. Tout y était, les chers défunts et le verset biblique en chinois, chaque sujet sur la plaque annoncée par Mac Carthy. Les experts, stupéfaits, examinèrent le tout avec soin sans déceler la moindre fraude, et donnèrent leur langue au chat.
L’ingénieur exhiba alors un minuscule appareil de projection à rayons ultraviolets (donc invisibles) de la forme et de la taille de son petit doigt, contenant un microfilm où des images grandes comme une tête d’épingle montraient les portraits des défunts et le verset chinois. Il expliqua comment, sans en avoir l’air, lui-même avait orienté la discussion vers le choix de ces sujets, préparés de longue main dans son laboratoire, de quelle façon, au prix d’un peu de prestidigitation élémentaire, il avait dérobé le petit appareil à la fouille et l’usage qu’il en avait fait. Tout n’était finalement que trucage.
— Bon, dira-t-on, les exploits de Rol sont donc truqués? À cela, je répondrai par un apologue. Il était une fois un psychiatre qui, fatigué d’entendre ses clients proclamer qu’ils étaient Napoléon, résolut d’en avoir une fois le coeur net. Après enquête, il put prouver que neuf cent quatre-vingt-dix-neuf d’entre eux avaient menti par la bouche et qu’ils n’étaient pas plus Napoléon que vous et moi. Restait le millième, à la vérité passé depuis longtemps dans un monde meilleur, mort et enterré. Enterré aux Invalides. Les témoignages étaient nombreux, certes, mais anciens et contradictoires. Le psychiatre, rasséréné et fort de la méthode statistique tant de fois utilisée avec succès en sciences, en conclut qu’il n’existait qu’une chance sur mille pour qu’un authentique Napoléon ait jamais existé et que mieux valait donc abandonner ce personnage à la légende, au folklore et aux mystérieuses affabulations de l’inconscient collectif. Ce raisonnement, je le connais bien. Il est depuis toujours derrière toutes les «objections» opposées à l’étude des faits qui, pour le malheur de la science, souffrent de la double disgrâce d’être rares (ou difficilement observables) et inexpliqués. Il est au coeur même du débat instauré par le nouveau rationalisme, je veux dire le nôtre, celui que nous ne cessons jamais de proclamer ici et qui se propose de porter l’investigation scientifique, l’expérimentation et l’observation dans tous les domaines, y compris celui des phénomènes rares et étranges, et je dirai même, sans hésitation, surtout dans ce domaine-là.
Pourquoi surtout? Pourquoi cette préférence? Nous savons, oh! oui, nous savons parfaitement que cette passion de l’inexpliqué, on nous la reproche comme une basse démagogie, comme un procédé littéraire, voire commercial.
Quoiqu’il m’en coûte de gaspiller dix lignes de la revue à faire un détour sur ce plan qui n’est pas le nôtre, je ferai remarquer à nos accusateurs qu’en fait de visées démagogiques et commerciales nous avons tous, avant de faire Planète selon notre coeur et d’y réussir, passé notre jeunesse dans la solitude et la pauvreté, à cause, précisément, de passions qui n’étaient pas celles où l’on faisait carrière. Nous ne nous plaignons pas. Notre solitude n’était pas totale, puisque nous nous sommes trouvés. Et nous avons de la chance quand nous comparons notre vie à celle d’esprits éminents comme Maeterlinck ou Charles Fort qui ont épuisé la leur dans un des déserts les plus bêtes de l’histoire de la pensée, ou comme William Mackenzie, qui eut le courage de traverser ce désert sans mourir.
Mais laissons cela. Il est vrai que l’inexpliqué, fût-il rare, exerce sur nous une fascination sans égale. Faut-il que certains aient perdu tout esprit d’enfance pour nous le reprocher! N’est-ce pas Aristote, le fondateur de la science d’observation, qui disait que l’étonnement est le commencement de la science? Et l’Histoire, depuis les Grecs, ne montre-t-elle pas que tous les grands progrès, toutes les révolutions scientifiques eurent pour initiateurs des réfractaires qui étouffaient dans les certitudes de leur temps? Que l’on se rappelle les batailles de Kepler, de Copernic, de Galilée, de Darwin, de Pasteur, d’Einstein. Vu après coup, le XIXe siècle, par exemple, peut apparaître comme le siècle de Pasteur et de Darwin, le XXe comme celui d’Einstein. Mais les contemporains de ces grands hommes ont commencé par les tenir pour des fous dangereux, des ennemis de la science et de la raison. Nous ne nous comparons certes pas à eux. Nous regrettons seulement qu’il faille toujours recommencer leur lutte sans que leur exemple serve jamais de rien. Planète n’est pas une revue scientifique. Nous ne revendiquons ni ne soutenons aucune thèse scientifique ou philosophique particulière. Mais nous proclamons que dans l’immense forêt où les hommes, il y a si longtemps, sont partis à la recherche d’eux-mêmes, la clairière défrichée depuis Galilée n’est, après tout, qu’une clairière, que la science ne fait que commencer, et que si des faits bien prouvés nous paraissent inexplicables, ces faits sont comme une lumière au fond de la forêt: ils indiquent un chemin.
— Mais, dira-t-on, vous admettez vous-mêmes que les prodiges de Rol ne sont pas démontrés, puisque vous leur refusez votre garantie.
À cela, nous répondons par une autre question: si personne ne va voir, faut-il donc attendre de la Providence ou du hasard la délivrance d’une carte où les récifs et les phares seraient miraculeusement distingués?
Nous admettons, par méthode et par prudence, que Rol ait pu truquer, bien que nous connaissions une foule de cas historiques comparables au sien. Il a donc peut-être truqué. Mais peut-être pas. Et s’il n’a pas truqué, quelle précieuse démonstration de propriétés encore inconnues de l’univers où nous vivons et peut-être du cerveau qui l’étudie!
Nous devons en prendre notre parti: il y aura toujours ceux que l’inconnu attire et ceux qu’il épouvante. Nous sommes des premiers et nous nous y trouvons bien, merci. Nous y sommes d’ailleurs en excellente compagnie, avec ceux-là mêmes qui ont fait de leurs mains, de leur esprit et parfois de leur sang notre terre du XXe siècle. Leur grande ombre, ce n’est pas derrière nous que nous la voyons, mais devant, là où ils seraient s’ils vivaient encore. Voilà pourquoi nous déplorons que l’esprit moyen de ce temps ne soit pas propice à une investigation approfondie de tous les Rol actuellement vivants. Mais peut-être les jeunes qui nous lisent, parce qu’ils nous auront lus, sauront-ils changer cela un jour. C’est notre espoir et la raison de notre effort.■
Aimé Michel