Le monde en marche – La société à l’épreuve
Une enquête chez les jeunes criminels anglais
Atlas – Air France n°85 – juillet 1973
Il existe à Londres un monsieur qui a tenté de répondre de façon objective, par la méthode scientifique, à la question que pose Diogène: «À quoi servent les papas, et faut-il les équarrir?» (L’équarrissage des papas dans ce même numéro – note du site)
Ce monsieur est le Dr R. G. Andry, professeur de psychopathologie à l’Institut pour l’éducation de l’université de Londres, où il enseigne les méthodes de réhabilitation des jeunes délinquants. Les délinquants dont il s’occupe sont les mineurs récidivistes ayant été condamnés plusieurs fois par les Cours criminelles et se trouvant en prison. Il s’agit donc de mineurs délinquants qui sont bien loin d’être des délinquants mineurs; par exemple, les meurtriers ayant tué au cours d’attaques à main armée en font partie.
Dr Andry s’interroge
Le Dr Andry enseigne, mais surtout il pratique. Il connaît très bien ces jeunes gens, et l’on voit dans son livre, pourtant strictement scientifique et bourré de chiffres, qu’il les aime, qu’il souffre de leur sort, et qu’il maudit les causes de leur malheur[1].
Dans la présentation de ses résultats, Andry précise qu’il a voulu tester, par une enquête sociologique approfondie, le rôle joué par les parents et surtout par le père dans la formation du caractère de l’enfant. Pour s’assurer que les résultats trouvés sur les jeunes prisonniers n’étaient pas dus à quelque particularité de telle ou telle prison, ou même au simple fait que les délinquants sont (ou peuvent être) des anormaux, il a étudié le cas de quatre-vingts d’entre eux d’origines diverses, dans plusieurs tranches d’âge de douze à quinze ans, mais cependant désignés au hasard, de façon qu’aucun choix inconscient ne fausse les données; en outre, il a étudié de la même façon, aux fins de comparaison, un nombre identique de non-délinquants de mêmes origines (sociales et autres).
Ayant par exemple remarqué que la majorité des délinquants proviennent de certaines zones de la région de Londres, il a pris pour terme de comparaison un échantillon (désigné au hasard) de non-délinquants habitant les mêmes zones et appartenant aux mêmes couches sociales. Les enfants et jeunes gens psychologiquement anormaux (psychotiques et névrotiques) furent éliminés des deux choix. Enfin, l’examen de trente couples parentaux ayant été possible du côté des délinquants, Andry étudia également, pour les comparer, trente couples parentaux correspondants chez les non-délinquants.
Un premier fait déjà connu ressort des études d’Andry: en général, les délinquants sont sensiblement moins intelligents que la moyenne. Ce qui est significatif, c’est que leurs parents sont dans le même cas. Pourquoi? Quel sens attribuer à cette observation? Il faudra approfondir la recherche d’Andry pour donner à ces questions une réponse plausible. Ne retenons que le fait brut: il semble que les couples moins intelligents aient plus de délinquants que les autres parmi leurs enfants, lesquels sont eux aussi moins intelligents que la moyenne.
Les délinquants, ces mal-aimés
À la question: «De vos parents, lequel pensez-vous qui vous aime le mieux?», 14% des non-délinquants répondent que c’est leur mère, 7% que c’est leur père, et 79% que les deux parents les aiment également. Cette image correspond bien à ce que l’on pouvait prévoir. Mais voici la frappante réponse des délinquants:
— ma mère: 69%;
— mon père: 9%;
— les deux; 15%;
— aucun des deux; 7%
Les réponses à la question suivante sont encore plus poignantes: «Voudriez-vous être aimé davantage par votre père? Par votre mère?» Réponses des non-délinquants: 89 % pensent que «ça va comme ça»; 7% voudraient plus d’amour paternel; 4% plus d’amour maternel.
Réponses des délinquants: «Ça va comme ça»: 22% (au lieu de 89!); «Je voudrais que mon père m’aime davantage»: 54%; «Que ma mère m’aime davantage»: 24%.
Ainsi, 78% des délinquants se sentent mal aimés, au lieu de 11% des non-délinquants. Ou, si l’on préfère, il y a sept fois plus de mal-aimés chez les délinquants que chez les non-délinquants.
Remarquons le score déplorable du père de délinquant: plus d’un délinquant sur deux pense que son père ne l’aime pas (7% seulement des non-délinquants).
Devant de tels résultats, Andry a voulu refaire l’expérience avec deux autres groupes de délinquants et non-délinquants. Il est retombé sur des chiffres semblables.
Quand le père démissionne
Le savant anglais approfondit ensuite le problème. Et il trouva que 96% des non-délinquants se déclarent satisfaits de l’amour que leur portent leurs parents, au lieu de 55% des non-délinquants. Si l’on rapproche ces chiffres des précédents, on constate donc que 23% des délinquants se sentent mal aimés, mais ne le reprochent pas à leurs parents, ou bien y sont indifférents. Andry pose alors à ses deux groupes la question: «Pensez-vous que vos parents vous aiment trop?» Aucun des non-délinquants ne répond oui; 6% des délinquants trouvent qu’il en est bien ainsi: selon eux, là on les a trop aimés!
Toutes ces réponses suggèrent un dramatique désordre des sentiments familiaux. Mais les parents sont-ils d’accord avec les réponses des enfants? En gros, oui. 73% des parents de délinquants donnent des réponses identiques à celles de leurs enfants; ce pourcentage est de 87% chez les parents de non-délinquants.
On voit que, subjectivement, les parents (mais surtout le père) sont ressentis par les délinquants comme «mal aimant». Une statistique d’Andry montre même que la croyance à la franche hostilité des parents est plus de dix fois plus fréquente chez les délinquants que chez les non-délinquants.
Mais y a-t-il quelque chose d’objectif, de réel, derrière cette impression? Ne traduirait-elle pas seulement le sentiment de culpabilité de l’enfant prisonnier?
Voici donc des faits. Andry rechercha et mesura le temps que l’enfant passe respectivement seul et avec ses parents dans les familles de délinquants et de non-délinquants.
La différence est déjà saisissante les jours de travail, quand les enfants sont à la maison: 40% des non-délinquants passent la plus grande partie de leur temps avec un parent ou les deux, au lieu de 8% seulement des enfants de familles de délinquants. Mais la différence devient désastreuse les jours de loisirs: 86% des non-délinquants passent leurs loisirs avec leurs parents, au lieu de 20% seulement des enfants de familles de délinquants. Voici les chiffres les plus accusateurs:
— 74% des non-délinquants passent plus de temps avec leur mère que seuls; le chiffre correspondant chez les enfants de familles de délinquants est 6%, et 6% seulement!
— La situation est pire encore en ce qui concerne le père: 4 % des délinquants ont passé plus de temps avec lui que seuls.
Ainsi, les faits montrent avec une accablante clarté que la défaillance des parents fabrique la grande majorité des jeunes criminels.
Le père porte-t-il une responsabilité particulière? Oui, et les chiffres, là aussi, écrasent.
Question: «Partagiez-vous un passe-temps (hobby) avec votre père?»
Réponse: «Oui.» Non-délinquants: 78%; délinquants: 16%.
«Sortiez-vous avec votre père?»
«Oui.» Non-délinquants: 79%; délinquants: 19%.
«Le père s’occupe-t-il davantage de son fils après la première délinquance de celui-ci?»
«Non» (84%),
Là encore, les réponses des pères eux-mêmes confirment les faits.
On peut penser que l’auteur de la maxime sorbonnienne relancée par Diogène n’était pas très satisfait (c’est une litote) de ses rapports avec son père. Avec qui aurait-il donc voté dans l’enquête d’Andry? On peut se le demander. Voici, en effet, encore deux résultats.
Première question: «Êtes-vous satisfait de vos parents? — Oui.» Non-délinquants: 78%; délinquants: 11%.
Ne nous hâtons pourtant pas de classer le jeune équarrisseur de papas parmi les délinquants.
Deuxième question: «Voudriez-vous avoir des rapports plus étroits avec votre père? — Oui.» Non-délinquants: 13%; délinquants: 81%.
Nous voilà bien perplexes. Mais peut-être les délinquants auraient-ils répondu autrement avant leur incarcération?
Aimé Michel
Note:
(1) R. G. Andry: Deliquency and Parental Pathology (étude de psychologie judiciaire et clinique), Staple Press, Londres, 1971.