Une autopsie de l’amour divin
Article paru dans Planète N°17 de juillet / août 1964
«Je crains que beaucoup d’hommes de science ne se soient
jamais posé de questions sur ces curieux personnages: les saints»
Rémy Chauvin – Professeur à la faculté de Strasbourg (Planète N°9)
L’EXTASE ET LA GLANDE THYROÏDE
Je sais ce que pensera plus d’un lecteur: l’amour divin, quel anachronisme! Et cependant, aux portes du troisième millénaire, les mystiques sont plus nombreux et plus énigmatiques que jamais.
Ceux qui les étudient objectivement, et à la lumière des connaissances modernes, soupçonnent, parfois non sans un tremblement, les énergies secrètes où ils s’abreuvent et peut-être qu’ils créent. Ils sont justiciables de l’observation scientifique et c’est dans ces limites qu’il en sera question ici[1].
Les crises mystiques du Padre Pio, le célèbre capucin de Pietralcena, s’accompagnent d’une telle élévation de température qu’aucun thermomètre n’y résiste: ils éclatent sous la poussée du mercure. Il ne s’agit pas de fièvre, c’est-à-dire d’un phénomène déterminé par la présence d’un agent toxique ou infectieux. L’examen clinique ne laisse apparaître rien d’autre que cette hausse fantastique de la température avec accélération du pouls et de la respiration.
Saint Philippe de Neri, fondateur de l’oratoire, a vécu quatre-vingts ans sous les yeux de l’Italie sceptique et raisonneuse du XVIe siècle.
«Il éprouvait une telle chaleur dans la région du cœur, rapporte Bacci, son biographe, qu’elle s’étendait parfois à tout son corps. Malgré son âge, sa maigreur et son régime frugal, dans les jours les plus froids de l’hiver, il fallait ouvrir les fenêtres. Parfois, cela lui brûlait la gorge. Le cardinal Crescenzi dit que, lorsqu’il lui prenait la main, elle brûlait comme si le saint souffrait d’une fièvre dévorante…»
On aura remarqué que les deux foyers de cette extraordinaire chaleur sont le cœur et la gorge. Le Père Bacci précise ailleurs que «ce feu interne était tel qu’il en défaillait quelquefois et qu’une syncope le forçait alors à se jeter sur son lit: il y restait parfois étendu une journée entière sans autre maladie que celle de l’amour divin. Une fois sa gorge en fut si brûlée qu’il en fut malade plusieurs jours».
POURQUOI LE FEU DANS LA GORGE?
En ce qui concerne le cœur, siège traditionnel des passions de l’amour, on peut supposer que l’échauffement avait une origine psychosomatique. Le cœur du saint éprouvait ce que le saint pensait qu’il dût subir. Ce n’est qu’une hypothèse. Une autre hypothèse tout aussi incertaine pourrait être que le saint pensait fortement à la passion du Christ et à son cœur percé par la lance du soldat romain.
Plus intéressant est le cas de la gorge. La gorge n’est le symbole d’aucun sentiment particulier et ne joue aucun rôle dans le drame de la Rédemption, thème unique des méditations de Philippe. Mais c’est dans la gorge que se situe la glande thyroïde, chef d’orchestre du métabolisme basal. Or, que signifient l’hyperthermie, l’accélération du pouls (tachycardie), la respiration accélérée?
Ouvrons le traité du professeur Harald Okkels sur la glande thyroïde, page 37:
«Un excès de thyroxine (l’hormone secrétée par la thyroïde) accélère tous les processus physiologiques. Les symptômes principaux consistent en un accroissement du métabolisme basal, des palpitations et une hyperexcitabilité du système nerveux.»
Dans certains cas d’hyperthyroïdie, l’augmentation du métabolisme peut aller jusqu’à 50 ou même 80 pour cent. Le sujet maigrit rapidement. Dans la forme la plus sévère de l’hyperthyroïdie (maladie de Basedow), on observe une saillie des yeux, qui demeurent extrêmement brillants. Or, rapporte encore le Père Bacci, «parfois, en disant son office, ou après la messe, ou dans quelque autre exercice spirituel, des étincelles, comme si c’était du feu, dardaient de ses yeux et de son visage». Or, ce symptôme des yeux brillants venait justement en concomitance avec l’excès de chaleur dans la gorge et l’hyperthermie générale.
LA MALADIE DE BASEDOW, MAIS…
À partir de 1544, les symptômes deviennent paroxystiques. Dans ses extases, le saint ne tient pas debout. Il se jette de tout son long sur le sol et, comme quelqu’un qui essaie de se rafraîchir, découvre sa poitrine pour modérer la flamme qui le consume. Il tremble alors convulsivement, avec des palpitations intenses.
Ces deux derniers symptômes sont également soulignés par Okkels dans son étude sur la thyroïde. Seulement (et la remarque est capitale), tous ces symptômes sont ceux de la maladie de Basedow qui, laissée à elle-même, évolue irrévocablement et rapidement vers la mort. Philippe les présente à partir de 1544. Il est alors âgé de trente-trois ans et mourra en 1595, dans sa quatre-vingtième année, après une vie d’une activité débordante.
Sainte Marie-Madeleine de Pazzi, mystique du XVIe siècle, comme Philippe de Neri, ne pouvait pas, au plus fort de l’hiver, porter de vêtements de laine. Et, selon son biographe, le Père Cepari: «Sentant une grande flamme au visage, elle s’éventait avec son voile, puis courait à la fontaine et buvait de longs traits d’eau glacée, baignait sa figure et ses bras, versait de l’eau sur son sein. Si grande était la flamme qui brûlait dans sa poitrine que, de l’extérieur même, elle semblait se consumer.» Ici encore, feu brûlant de la gorge et métabolisme excessif.
Sainte Catherine de Gênes était la fille de Jacques Fieschi, vice-roi de Naples. Les soixante-trois ans de sa vie se déroulèrent sous les yeux d’une élite intellectuelle éminemment critique. Contemporaine de Machiavel, elle a vécu dans le même milieu social que lui. On connaît donc avec beaucoup de certitude et de précision les épisodes de sa vie et, surtout, de sa mort. Notons d’abord que, elle aussi, était saisie d’une soif inextinguible au moment de ses élans d’amour divin, et buvait des quantités énormes d’un breuvage d’eau salée et vinaigrée.
«Un jour, peut-on lire dans sa biographie, elle se sentit brûler avec une telle intensité qu’on ne put la garder au lit… Il était impossible d’effleurer sa peau à cause de la douleur aiguë qu’elle ressentait à tout attouchement.»
Cet état connut son degré le plus haut au cours de sa dernière maladie en août et septembre 1510.
«Sa langue et ses lèvres devinrent si parcheminées par la brûlante chaleur interne qu’elle ne pouvait ni les bouger ni parler. Si quelqu’un touchait un cheveu de sa tête, ou même le bord du lit, ou les draps, elle poussait des cris comme si on la poignardait.»
ELLE DISAIT QUE SON SANG BOUILLAIT
Cette hyperesthésie, preuve d’un état nerveux exacerbé, est doublement intéressante. D’abord parce qu’elle est conforme au diagnostic d’hyperthyroïdie. Et, surtout, parce qu’elle donne peut-être une clé du mécanisme psychosomatique qui, partant d’un état éminemment spirituel – l’amour divin -, aboutit à la fantastique accélération des processus physiologiques que traduit l’hyperthermie. Avant de voir où mène peut-être cette voie, citons encore des exemples particulièrement frappants. Et d’abord celui de la vénérable Serafina di Dio, religieuse du Mont-Carmel de Capri, morte en 1699. Sa biographie rédigée par les P.P. Sguillante et Pagani d’après les documents du procès de béatification, est riche de précisions d’une grande clarté.
Les religieuses disent l’avoir vue quand elle était en prière, ou après la communion, la figure rayonnante comme une flamme, les yeux étincelants. Si elles la touchaient, elles se brûlaient, même en hiver, et même quand elle devint très vieille. Elles déclarèrent qu’elles l’avaient maintes fois entendu dire qu’elle était consumée par un feu vivant et que son sang bouillait.
Cette impression de sang qui bout est familière aux hyperthyroïdiens. Mais, encore une fois, ceux-ci le sont pathologiquement, de façon permanente. Serafina, comme Catherine de Gênes, comme Philippe de Neri, comme tant d’autres, demeurèrent brûlants par un effet réflexe momentané de la glande thyroïde, et cet effet, loin de laisser derrière lui un trouble physique, semblait permettre à l’organisme de supporter une mystérieuse épreuve à la limite des possibilités humaines. Le cas de Serafina est toutefois remarquable en ceci qu’elle semble bien avoir un jour franchi cette limite. Elle mourut, en effet, au sommet le plus brûlant d’un embrasement à la fois spirituel et physique. En effet, nous disent ses biographes, «pendant les vingt-quatre heures qui suivirent sa mort, son corps garda une telle chaleur, surtout dans la région du cœur, qu’on pouvait se chauffer la main en la tenant là. Beaucoup de sœurs en firent l’expérience. En vérité, la chaleur fut perceptible trente-trois heures après la mort, quoique à un degré moindre. On était pourtant en mars, et le temps était froid. Le corps ne perdit pas complètement sa chaleur avant qu’on l’ait ouvert et qu’on en eût retiré le cœur.»
LE CHIRURGIEN SE BRÛLE EN TOUCHANT LE COEUR
L’autre cas, encore plus frappant, est celui de la dominicaine Maria Villani, de Naples. Le récit de sa vie semble avoir été composé par un biologiste du XXe siècle acharné à montrer que la glande thyroïde peut imposer les plus invraisemblables accélérations métaboliques. Elle aussi a l’œil enflammé au moment de ses embrasements. Elle aussi a la gorge brûlante. Au point, précisent ses biographes, qu’elle en arrivait à boire jusqu’à vingt litres d’eau par jour. Elle aussi mourut dans un excès de passion divine, brûlant littéralement son vieux corps émacié de quatre-vingt-six ans. Cela avant la découverte des glandes endocrines. Neuf heures après sa mort, un chirurgien entreprit de lui ouvrir la poitrine à la hauteur du cœur. Après une première incision qui provoqua l’exhalaison d’une fumée de vapeur, le chirurgien estima la chaleur trop forte pour continuer. Il revint à la charge un moment plus tard, mit la main dans l’ouverture pour en retirer le cœur mais le trouva si chaud qu’il se brûla et qu’il dût s’y reprendre à plusieurs fois avant de pouvoir détacher l’organe. Deux chirurgiens assistaient à l’incroyable opération et établirent un procès-verbal de ces faits, procès-verbal qui a été conservé. Un détail frappera surtout le biologiste moderne dans ce document: c’est la «couleur noire et sombre» de la peau observée par les hommes de l’art, détail saugrenu et dénué de signification en 1670, et que nul, évidemment, n’aurait alors songé à rapprocher des autres faits rapportés par les témoins. Elle devait être bien singulière, cette couleur de peau, pour avoir retenu leur attention. Trois siècles plus tard, elle nous donne encore à réfléchir. En effet, si l’on se reporte au traité d’Okkels déjà cité, on peut lire, page 38, que l’un des symptômes de l’hyperthyroïdie est une pigmentation anormale de la peau…
TOUS LES SYMPTÔMES DE L’HYPERTHYROÏDIE
On pourrait encore allonger la liste des signes qui établissent une hyperactivité de la thyroïde au moment des exaltations de l’amour divin. Okkels parle, par exemple, de l’intolérance aux hydrates de carbone. Les témoignages sur ce point sont évidemment assez rares chez les mystiques anciens pour qui le sucre était une friandise proscrite par les rigueurs de l’ascèse. Mais un rapport médical, établi au milieu du siècle dernier par le Dr Dei Cloche sur la célèbre stigmatisée Domenica Lazzari, rapporte que, s’étant un jour laissé persuader par le médecin de mettre un petit morceau de sucre sur sa langue alors qu’elle jeûnait, la mystique fut prise d’une crise qui dura vingt minutes, avec des spasmes de vomissements si violents qu’elle failli en étouffer. Autres symptômes dont j’ai déjà parlé: les palpitations et la tachycardie; Okkels signale des cas d’hyperthyroïdie où l’on a vu le pouls battre à 160 coups par minute. L’un des signes les plus remarquables n’est généralement reconnu qu’à l’autopsie: c’est la dilatation du cœur, signalée par Okkels, et aussi par les procès-verbaux dressés à la mort d’un bon nombre de mystiques, dont Philippe de Neri. Sur Catherine de Gênes, on put observer de son vivant le déplacement des côtes, qui semblaient soulevées par l’hypertrophie de l’organe.
UN COMPLEXE DE CRUCIFICTION
Écartons un sophisme répandu à plaisir depuis cinquante ans par certains rationalistes paradoxaux qui, de peur d’avoir à faire travailler leur raison, préfèrent nier les phénomènes sans examen. Pour ces coryphées de l’immobilisme scientifique, Philippe de Neri, Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, Marie-Madeleine de Pazzi et tous les autres mystiques ne sont que de pauvres détraqués justiciables tout au plus de la douche et de l’électrochoc. Tous leurs phénomènes, disent-ils, sont le résultat d’une autosuggestion, et ne présentent par conséquent aucun intérêt, si ce n’est pour les psychiatres. Ce par conséquent est-il évident? Et le «détraqué» qui, par autosuggestion, obtient une telle maîtrise de sa physiologie qu’il peut, par la seule vertu de certains mouvements spirituels, déclencher de formidables décharges de thyroxine, faire éclater les thermomètres, accélérer son pouls jusqu’à 160, et peut-être s’élever au-dessus du sol sans aucun point d’appui, ce «détraqué» ne mériterait-il vraiment que l’hôpital des fous? J’aimerais bien connaître le moyen de faire tout cela par «suggestion». Si suggestion il y a, on ne voit pas a priori en quoi les résultats obtenus en seraient moins intéressants. Bien au contraire, puisque au-delà de phénomènes d’abord incompréhensibles, on verrait peut-être, sinon un commencement d’explication, du moins une sorte de voie d’accès expérimentale. Existe-t-il donc des signes permettant de reconnaître dans la physiologie de l’amour divin les effets d’une suggestion? Oui, et eux aussi sont innombrables, comme les symptômes de l’hyperthyroïdie. Ils ont été pour la première fois mis en évidence à propos de stigmatisation, par Thurston dans son magistral ouvrage déjà cité. Constatant l’absence de toute stigmatisation dans la Légende dorée pendant les treize premiers siècles du christianisme, puis leur apparition pour la première fois sur le corps de saint François d’assise, Thurston souligne leur multiplication subite à partir de ce moment-là. «J’en déduis, écrit-il, que l’exemple de saint François a créé ce que j’ai appelé le complexe du crucifixion.» Thurston ne se contente pas d’imaginer un complexe de plus. Il donne des preuves.
D’abord, les stigmates se présentent régulièrement, non point sous l’aspect uniforme des plaies du Christ telles qu’elles ont été décrites dans les Évangiles, mais bien sous celui que les circonstances ont rendu familier au stigmatisé: les stigmates de Gemma Galgani reproduisent ceux de son crucifix. Ceux de Catherine Emmerich supposent une croix en Y, semblable à celle sur laquelle la mystique allemande avait vu pour la première fois l’image du Christ supplicié, à Cösfeld.
LEUR SANTÉ DE FIL DE FER…
Nous ne savons pas ce qui se passe dans l’âme – ou le cerveau – du mystique en état d’embrasement. Nous ne voyons que la concomitance extérieure de l’acte mystérieux où tout son être est saisi. Mais déjà ce que nous en voyons excède délibérément les normes humaines ordinaires. Dire que le mystique est un anormal ne saurait en aucune façon assurer notre confort mental, car il ne suffit pas de constater, il faut expliquer. Il est certes anormal d’atteindre sans mourir une température que l’homme ordinaire ne peut toucher de la main sans ressentir une impression de brûlure. Mais comment cette température est-elle atteinte impunément? C’est une première question, la moins importante. Le véritable problème est le suivant: à quoi sert ce prodigieux effort de l’organisme? Dira-t-on qu’il ne sert à rien et qu’il n’est qu’une maladie comme une autre? C’est ici qu’il faut examiner avec attention toute l’apparente pathologie de l’amour divin.
Et d’abord, l’hyperthyroïdie. Le parallélisme est évident, nous l’avons vu. Mais l’épisode de l’embrasement est-il de l’hyperthyroïdie? Non! L’embrasement dépasse en violence la forme paroxystique de l’hyperthyroïdie, qui est la maladie de Basedow. Or, souligne Okkels, «l’évolution de la maladie de Basedow se fait vers la mort». Loin de mourir de leur maladie supposée, les mystiques, dans leur immense majorité, jouissent de cette «santé de fil de fer» dont parlait Cocteau et meurent généralement fort âgés après avoir déployé une activité débordante. De plus, le dérèglement glandulaire de l’hyperthyroïdie est sans rémission au sens médical du mot. On n’est pas hyperthyroïdien pendant quelques heures pour redevenir normal après. On l’est ou on ne l’est pas.
QUELLE FORMIDABLE DÉPENSE D’ÉNERGIE!
De plus, la maladie de Basedow développe une phase goitreuse terminale qui, dit encore Okkels, «présente un aspect clinique lamentable». Le malade est cachexique et offre le spectacle d’une totale déchéance physique et mentale. Rien de tel, bien entendu, chez le mystique qui semble nourrir son génie à la source même qui devrait l’éteindre. Il suffit pour s’en convaincre de lire l’œuvre de Thérèse d’Avila, aussi admirable par sa vigueur que par sa lucidité. L’interprétation qui s’impose dès lors à l’esprit est celle-ci: l’hyperthyroïdie de la crise mystique n’est nullement une cause, c’est un moyen. À un certain moment, et pour accomplir quelque chose dont nous ignorons totalement la nature réelle, le mystique a besoin d’une formidable quantité d’énergie. Et cette énergie, il l’obtient par une énorme accélération des processus métaboliques, grâce à une sorte d’emballement réflexe de la thyroïde.
Mais comment ce réflexe se déclenche-t-il? La thyroïde obéit certes à des mécanismes que nos émotions, notamment par l’intermédiaire de la glande hypophyse, peuvent influencer. Mais dans un organisme normal on n’observe jamais rien de comparable aux orages thyroïdiens de la vie mystique. Alors? La réponse découle d’elle-même de l’autre famille de symptômes à souligner dans toutes les vies mystiques: la suggestibilité. Cette suggestibilité qu’un jugement hâtif a trop souvent identifiée à l’hystérie, elle n’est, pas plus que l’hyperthyroïdie, une cause.
Elle serait plutôt un résultat obtenu par la discipline ascétique et qui aurait pour effet essentiel de livrer à l’action de la vie spirituelle la clé du réflexe thyroïdien.
HYSTÉRIE, C’EST VITE DIT…
Résumons donc notre hypothèse.
À la base du phénomène mystique, il y a l’ascèse, l’effort continu et impitoyable sur soi, la maîtrise totale de la volonté sur les réactions conscientes du corps. Si le corps s’y prête (et cette condition explique le fait que tous les saints ne sont pas des extatiques), cette maîtrise aura tendance à faire tache d’huile sur les automatismes organiques inconscients, ou peut-être à créer des réflexes conditionnés organiques en rapport avec les efforts exigés. Si cette extension va assez loin, on comprendra que les signes cliniques de la suggestibilité puissent apparaître et devenir de plus en plus sensibles, créant une sorte d’équivoque avec l’hystérie. Mais alors que l’hystérie est un désordre, une névrose, la suggestibilité du mystique est une méthode, même si la claire intelligence de son mécanisme échappe à celui qui en use. Toute la suggestibilité du mystique, qui a réussi à soumettre certains mécanismes de son corps aux exigences de sa vie spirituelle, et celle de l’hystérique, il y a exactement la même différence qu’entre l’excitation mentale du maniaque et celle du génie. Extérieurement, il est probable que la dernière nuit d’Évariste Galois, au cours de laquelle il jeta sur le papier toutes les mathématiques modernes, présente tous les signes cliniques de la crise d’exaltation maniaque. Seulement, Galois savait ce qu’il faisait; toute la différence est là.
TOUJOURS LE FEU ET LA LUMIÈRE
Le mystique sait-il ce qu’il fait? Il proclame son union avec Dieu, ce qui, je le reconnais, ne signifie rien dans l’ordre des phénomènes où cette étude veut se tenir. Renonçons donc à savoir ce que désigne réellement ce mot, Dieu, et bornons notre recherche à celle des signes extérieurs permettant de décider si, oui ou non, quelque chose de différent de tout ce que nous connaissons accompagne physiquement cet acte d’amour supposé où le corps du mystique se consume.
Les grandes exaltations amoureuses de saint Philippe de Neri commencèrent en 1544 par un phénomène lumineux que ses compagnons interprétèrent comme «la venue de l’Esprit-Saint sur lui». En fait, les témoins le virent enveloppé dans une sorte de halo lumineux. C’est alors que, pour la première fois, et dans l’excès de la souffrance endurée à la gorge et au cœur, il se jeta à terre en dénudant sa poitrine.
Les choses se passèrent de façon exactement identique pour la vénérable Rosa Maria Serio, prieure du couvent des Carmélites de Fasano, morte en 1725. Son expérience mystique débuta par le même phénomène lumineux, un halo de feu «descendu sur elle». Elle s’évanouit, ses nones la déshabillèrent et trouvèrent sa chemise brûlée.
On peut certes révoquer en doute ces témoignages, et je ne tenterai pas d’en démontrer l’authenticité historique[2]. Ici comme en tout ce qui concerne l’humanité exceptionnelle, il existe une forme de scepticisme qui est la marque congénitale d’un certain type d’esprit. Je me bornerai à noter que tous les témoignages sur l’étonnante hausse de température ont été également jusqu’ici révoqués en doute par les mêmes esprits forts qui doivent maintenant expliquer comment des mythomanes ayant vécu il y a plusieurs siècles ont pu montrer une telle prescience des symptômes de l’hyperthyroïdie.
LE FILM DU DOCTEUR PROTTI
Certains cas modernes de luminosité corporelle authentifiés par le cinéma et étudiés par des biologistes compétents n’ont pas suscité le moindre désir de contrôle de la part de ceux qui vont répétant que «ces choses-là n’existent pas», et qui le répéteront jusqu’à l’extinction de leur espèce.
La femme, étudiée à loisir et filmée à Pirsano en 1934 par le Dr Protti, devenait lumineuse sous l’effet de stimulations religieuses. Le Dr Protti put observer la plupart des phénomènes décrits ici, excitation de la thyroïde, palpitations, etc. Mais on ne sait pratiquement rien des «stimulations religieuses» en question. Parmi les cas historiques plus amplement décrits, citons celui du Père Francisco Suarez, auteur d’un traité théologique sur la Défense de la Foi dans lequel, en précurseur de la pensée moderne, il préconisait une sorte de séparation de l’Église et de l’État; et saint François de Paule, saint Alphonse de Vigori, sainte Catherine de Ricci qui furent vus illuminant l’obscurité de leur cellule. Les effets lumineux ne sont pas les seuls à dérouter provisoirement toute interprétation et, par conséquent, à témoigner de phénomènes encore inconnus. Ils ne sont même pas les plus remarquables. Le jeûne total prolongé pendant des années, et qui fut tant de fois contrôlé avec rigueur chez les mystiques modernes, mériterait à lui seul une étude séparée. Mais il est évident que nous sortons ici du domaine de la physiologie: comme nous l’avons déjà vu à propos de la lévitation, l’examen des réalités manifestées au sommet de l’expérience mystique fait apparaître des propriétés non encore explorées de l’univers matériel.
Par un processus que la science n’a ni élucidé ni même sérieusement entrepris d’explorer, la passion de l’amour divin aboutit d’abord à transformer la biologie de ceux qui en sont la proie: l’hyperthermie réflexe, le métabolisme accéléré, le jeûne supporté sans trouble particulier. Puis, cette biologie exceptionnelle fait à son tour apparaître une physique totalement insolite: il y a lévitation, émission de lumière dans des conditions qui ne semblent pas l’expliquer. Est-ce impossible, est-ce absurde? Mais que signifient au juste ces mots? Il semble certes aberrant qu’un corps solide, ayant donc une masse propre, puisse tenir «en l’air» sans support apparent, ou qu’un être vivant émette des rayonnements électromagnétiques parce que son cerveau se livre à une opération intellectuelle d’un type exceptionnel. Mais nous pensons, comme l’écrivait récemment le Bulletin du Grand Orient de France[3] «qu’un fait aberrant, inexplicable à l’aide des théories régnantes, est plus bénéfique pour la science que les développements, même contrôlés par l’expérience, que l’on peut donner à ces mêmes théories».
Nous pensons que si un fait est observé, il n’est ni impossible ni absurde, et que tôt ou tard il sera livré à l’élucidation scientifique. Mais il faut pour cela, bien entendu, que les savants acceptent de l’observer.
Si d’ailleurs on examine les concomitances physiques de l’expérience mystique à la lumière de l’histoire des sciences, on voit que ces concomitances s’intègrent sans peine dans un schéma familier en dépit de leur apparente absurdité, et je dirais même à cause d’elle. L’évolution de la matière cosmique s’est faite de la particule à la chimie, de la chimie à la vie, de la vie à la pensée: notre pensée se développe dans notre cerveau, qui s’est développé sur la chimie organique et minérale, qui procède de la physique des particules. Mais qu’est-ce à dire sinon que cette évolution des choses, depuis la particule physique jusqu’à la pensée, a fait apparaître à chaque niveau franchi des phénomènes que le niveau précédent ne laissait pas suspecter? La vie fait certaines choses que la chimie ne fait pas. Et ma pensée produit des phénomènes dont on ne trouve nulle trace dans la digestion, par exemple, ou la respiration. Même en admettant, comme le disait Taine, que le cerveau secrète la pensée comme le foie secrète la bile, il faut bien admettre qu’on ne recueille pas la pensée dans une éprouvette.
Si donc l’on admet (ce qui, bien entendu, reste à prouver) que la pensée mystique est à la pensée humaine ordinaire ce que celle-ci est, disons, à la pensée animale supérieure, on doit s’attendre à voir la pensée mystique se manifester dans l’ordre physique par des faits aussi surprenants que peuvent l’être nos machines à l’entendement d’un singe.
Cette idée et les termes de comparaison utilisés pour l’exprimer peuvent révolter notre orgueil. Il n’en est pas moins certain que si l’évolution doit se poursuivre au-delà de l’homme, elle se traduira donc par une organisation physique nouvelle et par une mainmise d’un type nouveau sur les propriétés de la matière.
C’est ainsi que les choses se sont toujours passées jusqu’ici depuis la naissance de la vie. Et dès lors, on ne peut pas ne pas être frappé par le fait que la pensée mystique se traduit précisément par des phénomènes biologiques et physiques incompréhensibles. Je ne sais si la pensée mystique est celle de l’homme de demain. Mais elle ne produirait pas d’autres effets si elle l’était en effet.
Qu’il en soit ou non ainsi, c’est dans la pensée de l’homme que repose et germe déjà cette pensée que notre pensée ne saurait plus atteindre et qui sera sa propre transcendance. L’absurde n’est pas que certains aspects du mysticisme déconcertent la raison. Il serait que la raison refuse cet au-delà d’elle-même qu’elle ne peut pas ne pas enfanter.■
Aimé Michel
Notes:
[1] Cette étude sur la physiologie de la mystique fait suite à celle du professeur Chauvin: la Mystique est-elle une science? et à celle d’Aimé Michel sur la Lévitation (Planète 9 et 16).
[2] Quoique l’abondance et la précision des documents soient considérables et que l’on retrouve, à travers tant de témoignages venus de diverses époques et divers pays, des signes constants mentionnés sans aucune volonté d’interprétation.
[3] Bulletin du Centre de documentation du Grand Orient de France, Nos 40-41, page 27.