Un savant indocile: Rémy Chauvin
Revue Question De. No 9. 4e trimestre 1975
«La science, ce n’est pas l’explication. Et même, l’explication, ce peut être l’antiscience.
Si vous cherchez des explications, fuyez les savants, occupés surtout à poser des questions,
et rejoignez les faiseurs de systèmes. Là, vous trouverez toutes les explications
que vous voudrez, vous aurez l’esprit apaisé et vous crèverez idiots.»
«Quand on a bien prouvé qu’une chose est impossible, c’est le signe infaillible
que sa découverte est imminente.» «Il y a un corollaire consolant
à la thèse ci-contre: c’est qu’il suffit de n’avoir jamais peur
et de ne jamais cesser de travailler pour, à la longue, assister à la disparition
des retranchements où les cuistres essaient de passer leur vie sans réfléchir et,
si possible, en empêchant les autres de réfléchir.» «Ce n’est pas le défaut d’intelligence
qui bloque les progrès de l’intelligence. C’est la lâcheté et la paresse.
L’intelligence est d’abord la faculté de trouver des raisons irréfutables pour ne rien faire et,
s’il le faut, pour embêter ceux qui risqueraient de vous obliger à faire quelque chose.»
(Rémy Chauvin)
Un matin du printemps 1956, j’attendais devant la table d’une antichambre, quand mon regard se posa sur un livre qui traînait là: c’était un volume de l’austère «Bibliothèque scientifique Payot» et son titre n’avait rien d’aguichant Vie et mœurs des insectes. Je le pris en pensant à autre chose, bâillant d’avance à ce que je m’attendais à y trouver. Le nom de son auteur, accompagné d’une quadruple épaisseur de titres académiques, m’était connu, mais ne me disait rien: Rémy Chauvin.
J’entretenais, à l’époque, avec la science et ses coryphées des rapports de frustration et de mépris respectueux (le respect n’étant que de mon côté). Je ne croyais qu’à la science, mais mes relations avec elle étaient mauvaises. Je n’avais jusqu’ici, à deux exceptions près, rencontré que des savants bornés. Bornés de mon point de vue, celui d’un homme accablé par la réalité d’un fait pour lequel les savants n’avaient que des sarcasmes. C’était le temps où M. Schatzman, l’éminent astrophysicien, expliquait dans la Revue de l’Éducation nationale les pourquoi et comment de ma «malhonnêteté intellectuelle». J’ouvris distraitement le livre du coryphée des insectes, convaincu que je savais ce que j’allais y lire. Dès la première phrase de l’introduction, je sursautais:
«À des milliers d’années-lumière, mais aussi entre deux brins de mousse, s’agite le mystérieux univers.»
Une phrase, c’est peu. Celle-là, cependant, je compris sur-le-champ qu’on ne pouvait l’avoir écrite sans une certaine vision des choses. Un homme qui, d’emblée, affirmait le mystère de l’univers et que ce mystère est le même entre deux brins de mousse et dans l’immensité cosmique, cet homme-là, pour sûr, appartenait à une certaine famille d’esprit, celle précisément que je cherchais.
Je feuilletai. L’auteur, en effet, avait une méthode de pensée la plus simple du monde et la plus difficile à tenir: il ne croyait qu’aux faits, aux résultats d’expérience bien avérés et prouvés, et prenait un joyeux plaisir à démolir les idées toutes faites, les évidences faciles, les constructions rassurantes, simplement en leur opposant des faits. Sa grande délectation intellectuelle était d’exposer une belle théorie, puis les nombreuses expériences qui la contredisaient. On ressentait avec lui l’inépuisable allégresse de la création. Ces insectes qu’on ne remarque pas, qui, croyons-nous, n’intéressent que «des spécimens attardés de chasseurs de papillons en voie de fossilisation dans les galeries des muséums», on en compte des millions d’espèces, et la plupart posent des problèmes sans réponse.
Je sautai à la conclusion. Il recommandait aux biologistes de garder leur curiosité intellectuelle, «effort bien difficile à partir de la cinquantaine», il se moquait des «analogies trop simples» (avec lesquelles on croit expliquer) aux allusions, aux leviers, aux plans inclinés, à la brouette dont s’inspire une certaine théorie des réflexes». Il formulait une philosophie de la science en complète rupture avec celle des mandarins, des vulgarisateurs et des pédants: «Rien n’est certain, tout commence à peine… Il faut voir les êtres vivants tels qu’ils sont dans leur complexité qui effraie l’imagination…, se garder de philosopher à tort et à travers.» Enfin la dernière phrase du livre recommandait au sage de savoir «brûler calmement ce qu’il a adoré, dans l’espoir de mieux comprendre».
On me faisait attendre dans cette antichambre (celle d’un éditeur). Je m’en allai en emportant le livre. Je le lus, le relus, j’écrivis à son auteur. Quelques semaines plus tard, je lui rendais visite à son laboratoire de Bures-sur-Yvette.
«Quand on fait quelque chose de neuf, on a tout le monde avec soi, sauf, à vrai dire, trois catégories de gens: ceux qui font le contraire, ceux qui ne font rien et ceux qui font la même chose.»
C’était donc il y a dix-neuf ans. Je suis heureux de dire, tant de temps après, m’étant frotté dans le monde entier à une infinité de gens, que cette rencontre-là reste l’une des plus importantes de ma vie. Pour combien d’autres aussi la rencontre de Rémy Chauvin reste l’événement de leur vie intellectuelle! Je le sais, j’en témoigne.
Les jeunes gens qui ont, disons, moins de vingt-cinq ans en 1975 ne peuvent imaginer l’extraordinaire fraîcheur, l’extraordinaire nouveauté que dispensait la conversation d’un Chauvin dans les années cinquante. Maintenant, les idées qu’alors il exprimait, presque seul, sont devenues familières. Elles ont triomphé, on peut le dire. C’est encore plus frappant dans les pays de langue anglaise.
Voici ce que je découvris cet après-midi d’été 1956, à Bures-sur-Yvette, sur ce Chauvin qui dirigeait un grand laboratoire de l’Institut national agronomique, qui avait fait des découvertes fondamentales dans sa spécialité, qui avait de nombreux élèves, dont un certain nombre déjà renommés, qui donc était un personnage redoutablement académique.
Chauvin avait refait toutes les expériences de Rhine, le fondateur de la parapsychologie statistique, alors à peu près inconnu en France; il en avait, non sans stupeur, découvert la validité. Il en avait remarqué les limites et avait imaginé d’autres expériences plus audacieuses et plus simples (il débordait d’idées expérimentales nouvelles). Ce qui me subjugua par-dessus tout, c’était son incroyable imagination expérimentale. Dans son bureau même (où des ruches transparentes permettaient, pendant la conversation, de suivre le travail des abeilles), il y avait une dizaine d’expériences en cours: ici, une machine à la Dubout, construite de ses mains avec des fils de fer, des allumettes et des découpages de papier, dépouillait subrepticement les abeilles butineuses de leur pollen. Là, un autre dispositif comptait et classait les diverses manœuvres des ouvrières. Ailleurs, des images de couleurs servaient à je ne sais quoi.
Cependant ce n’était que le bureau! Tout cela se voyait à travers des plaques et des tubes transparents, parmi les classeurs et les documents impeccablement rangés.
Les expériences de parapsychologie qu’il m’expliquait frappaient tout autant par leur audace, leur nombre, leur simplicité. Et ce n’étaient pas des projets! Toutes, il les avait faites et refaites de vingt façons différentes. En parlant, il consultait des paquets de fiches.
Je tentai de lui faire les objections de principe que je connaissais bien, car c’étaient celles dont jusque-là des savants comme lui s’étaient toujours servis pour m’éconduire, pour me décourager, pour imaginer des sarcasmes là où je leur demandais des conseils.
– Comment expliquez-vous de pareils résultats? C’est absolument irrationnel! disais-je.
– Vraiment? répondait-il d’un air enchanté. Mais dites-moi un peu ce que vous entendez par rationnel.
– Rationnel? Mais c’est ce qui est conforme aux lois de la nature, ou tout au moins ne les contredit pas.
Il se frottait les mains.
– Ah oui? Et les lois de la nature, vous les connaissez? Vous connaissez quelqu’un qui les connaît? Vous me présenterez, dites?
– Mais, insistais-je, on en connaît au moins certaines.
– Je vais vous confier un secret, le secret de la découverte scientifique. Il n’y en a qu’un, très simple: c’est de prendre une bonne loi bien établie et d’imaginer une bonne expérience bien irréfutable montrant que la loi était fausse, qu’on s’était mis le doigt dans l’œil jusque-là et qu’il faut tout recommencer. Faites cela trois ou quatre fois dans votre vie, vous serez Pasteur, Einstein, Mendel. Peut-être même qu’une fois suffira.
– Cependant, l’édifice logique de la science…
– Il est fait pour être secoué comme un cocotier pour que tout ce qui est en toc s’effondre. Ne me parlez pas de l’édifice de la science! Quelle curieuse idée de la science est la vôtre! Ce sont les professeurs qui ambitionnent de transformer la science en gare de Lyon ou en Grand Magasin de la Samaritaine! Mais la science des professeurs, c’est celle des écoliers, ce n’est pas celle des savants, je veux dire des vrais: ceux qui découvrent. La science n’est pas un édifice, c’est une aventure. C’est le perpétuel remaniement. Quel bonheur de l’esprit quand on tombe sur un fait bien prouvé, bien avéré, avec une mèche au bout et qu’il suffit d’allumer pour faire s’écrouler en grand fracas une belle élucubration!
– Tout de même, ceux qui font les élucubrations, ce sont aussi des savants?
– Oui, certes, mais je vais vous confier un deuxième secret: l’élucubration, c’est ce qu’il y a de meilleur marché dans notre Grand Magasin.
Rien que pour monter une petite expérience qui marche, une toute petite, il faut essayer et rejeter plusieurs dizaines d’élucubrations. (Je me rappelai plus tard ce mot lorsque Lorenz, d’ailleurs ami de longue date de Chauvin, me dit aussi: «Chaque matin, par mesure d’hygiène, je jette par la fenêtre mes dernières trois ou quatre théories favorites.»)
J’aurais envie de consacrer tout cet article sur Chauvin à ma première rencontre avec lui. Quel choc! Quel ballon d’oxygène! L’imagination, la rigueur, l’humour, le rire éclatant, la générosité d’esprit et de cœur, et cette pensée toujours remuante et pétaradante, toujours avide de faits et d’idées, ne ratant jamais une occasion de ruer dans les brancards, et souvent dans les tibias! Mais il y a quand même les vingt ans écoulés depuis, aussi en aurais-je à dire!
Ce dont je voudrais surtout témoigner c’est qu’à l’époque Chauvin était presque le seul homme de science français, et certainement aussi un des seuls au monde, à avoir déjà une pleine conscience des idées qui maintenant s’imposent comme une évidence: que l’univers est infiniment mystérieux, que rien ne se réduit à rien de façon simpliste, que la science ne fait que commencer, qu’il faut être très attentif à ce qu’on ne comprend pas, à ce que l’imagination et la logique sont impuissantes à saisir, que la pensée n’est pas le privilège de l’homme, qu’il existe des formes de pensée différentes, qu’elles sont à l’œuvre sous nos yeux dans la nature vivante; et, inversement, qu’ils sont en plein délire scolastique ceux qui persistent dans les illusions légiférantes du XIXe siècle et vont répétant comme des somnambules qu’une physique quasi achevée explique tout et qu’il faut nier sans examen ce que cette physique, peut-être en panne, risque de ne pas expliquer.
L’influence du savant sur la pensée de son temps suit des chemins plus complexes que celle de l’écrivain, même quand le savant est aussi un écrivain, ce qui est le cas de Chauvin. Car le public qui lit les livres d’un savant ne peut que difficilement apprécier l’arrière-plan intellectuel dont ces livres sont l’expression. Il ne peut en avoir une juste idée, c’est impossible! En ce moment, par exemple, les Surdoués connaissent un grand succès. En bibliographie, Chauvin cite une trentaine de références. Comment le lecteur devinerait-il de quel approfondissement est né ce livre écrit avec entrain dans un style familier? Pour qu’on en juge, je citerai un autre livre de Chauvin écrit, celui-là, à l’intention de ses collègues et où par conséquent rien n’est traité par allusion. Il s’agit du Traité de biologie de l’abeille.
Dans les quatre volumes de cet ouvrage, plus de huit mille travaux sont analysés, la plupart datant des dix dernières années. C’est-à-dire que ce Traité fait la synthèse des huit mille plus récentes études sur des points particuliers de la biologie de l’abeille. Cette fois, on comprend, je crois, ce qu’est le labeur d’un savant. Mais il faut ajouter que c’est là sa façon ordinaire de procéder. Aussi, quel que soit le succès des Surdoués, la trace laissée par Chauvin sur cette question ne sera pas seulement celle de son livre. En ce moment, comme depuis vingt ans, il forme une génération d’élèves que je connais, qui, sous l’impulsion de leur patron, cultivent les mêmes vertus intellectuelles et qui demain essaimeront dans les laboratoires et les universités.
Le quinquagénaire que je suis se prend souvent à penser à part soi que, décidément, on est peut-être moins idiot maintenant que dans sa jeunesse. À qui doit-on d’avoir ce que j’appellerai une métaphysique plus généreuse, de pouvoir, par exemple (ce n’est pas un exemple intéressé), trouver des dizaines de milliers de lecteurs pour une revue comme celle-ci, exploit inconcevable il y a trente ans? D’abord à ceux qui font les révolutions invisibles, qui les font à la base en commençant par leur propre esprit, puis la poursuivent dans l’esprit d’autres, qui sont appelés à former encore d’autres esprits. Cela s’entend moins que le vain bourrage de crâne des mass media. Mais laissez passer le temps et, un jour, on s’étonnera de vivre dans un monde différent. Chauvin est du tout petit nombre qui a changé l’atmosphère intellectuelle de la France au cours de ces trente dernières années. ■
Aimé Michel