Un petit caillou sur la berge: qui peut scruter au télescope le mystère divin?
Chronique parue dans France Catholique − N° 1672 – 29 décembre 1978
Comment une information scientifique devient-elle une information journalistique? Sauf pour quelques découvertes qui sont faciles à vulgariser d’une part, et ont une importance aisément compréhensible d’autre part, cette question relève des mystères de la Communication, science très douteuse à laquelle j’ai consacré 31 ans de ma vie professionnelle.
Le plus récent exemple, qui a rempli des colonnes de journaux et provoqué force commentaires à la TV, est un très ésotérique résultat de mesures présenté au congrès de la Société astronomique américaine tenu au début de septembre à San Diego, en Californie. À en croire «certains théologiens» cités par le plus intéressant des journaux parisiens, à savoir l’International Herald Tribune (16-17 sept. 1978), «ces mesures seraient incompatibles (inconsistent) avec l’existence de Dieu ou d’un Projet Divin». Je ne connais pas ces «théologiens», mais on me permettra d’accueillir avec bonne humeur leurs graves conclusions.
Le «gros boum» qui enfanta le monde
De quoi s’agit-il?
En février dernier, un satellite lancé le 12 août 1977 par la Nasa et porteur d’instruments de mesures des rayons X en provenance de l’espace était pointé à distance sur deux galaxies très lointaines de la Constellation du Bélier, galaxies désignées par leur nom de catalogue d’Abell 339 et Abell 401. Ces galaxies étaient déjà repérées pour leur fort rayonnement X. Le pointage de février était très ingénieusement daté de façon qu’au cours de l’observation, les deux galaxies vinssent à être occultées par la lune. De cette façon, on se proposait de noter très exactement l’instant où la lune, dans son mouvement sur le fond du ciel, viendrait à faire écran à l’émission de rayons X, et donc permettrait de localiser très exactement les points d’où ces rayons étaient émis.
Or, surprise! il s’avéra que lesdits rayons X n’étaient pas émis par ces deux seules galaxies, mais bien par un immense espace les englobant et les dépassant largement tout autour. Voyez à quoi tient l’existence de Dieu!
Examinons maintenant sur quoi se fonde la spéculation de ces «théologiens» si prompts à étudier Dieu au bout d’un télescope.
Chacun sait qu’une des plus belles découvertes astronomiques du siècle est la fameuse loi de Hubble. Cette loi, dûment vérifiée, nous apprend que plus un corps est éloigné de nous, et plus ses raies spectrales sont décalées vers le rouge. On appelle cela le «redshift», ou glissement vers le rouge.
En optique, on ne connaît qu’une seule[1] explication au déplacement des raies spectrales, c’est l’effet Doppler: le déplacement trahit ou traduit un mouvement radial de la source, vers le bleu si la source se rapproche, vers le rouge si elle s’éloigne. Donc, si l’on s’en tient à ce qu’on sait, le redshift indique que l’univers se dilate, que tous les corps célestes s’éloignent les uns des autres, et c’est ce qu’on appelle l’expansion de l’univers.
Seulement, si tous les corps célestes s’éloignent les uns des autres, il s’ensuit obligatoirement qu’à un certain moment du passé, calculable par une simple règle de trois, ils étaient rassemblés en un seul point de l’espace, ou si l’on veut de l’espace-temps. À ce moment-là, l’univers était réduit à un point unique, de température et de densité infinies, et ce qui se passa alors doit être conçu comme une gigantesque explosion, familièrement appelée Big Bang, le Gros Boum.
Bon, mais avant le Gros Boum? Avant, rien de connaissable, et le mot «avant» n’a même aucun sens, puisque le temps est la mesure du mouvement (voir Aristote et saint Thomas), et que le premier mouvement fut le Gros Boum lui-même. Ce Gros Boum ressemble donc comme un frère à l’idée que le cerveau humain (s’il ne réfléchit guère) se fait de la Création ex nihilo de la Théologie.
Un univers de poids, mais bien décevant
Admettons l’hypothèse du Gros Boum, et spéculons sur l’avenir d’un univers supposé en expansion. Va-t-il maintenir indéfiniment cette expansion et se répandre à l’infini jusqu’à s’y diluer complètement? Cela dépend de sa masse totale. S’il n’est pas très massif, s’il ne dépasse pas une certaine masse elle aussi très facile à calculer, la réponse est oui. Donc, spéculent les théologo-astronomes, la destinée d’un univers peuplé d’astres portant des êtres pensants est limitée, Dieu a créé ce gros machin dans un but provisoire, après quoi la matière trop diluée deviendra un désert de plus en plus vaste et de plus en plus désert, ayant pendant un temps borné son rôle d’habitacle pour les créatures pensantes, juste le temps pour celles-ci de mériter leur salut ou leur perdition. Tableau simple et de bon goût, propre à nous rappeler, comme disait Voltaire, que si Dieu a créé l’homme à son image, celui-ci le lui a bien rendu. Quel gâchis, par exemple, dans toute cette belle matière perdue après usage! Quelle pollution des espaces infinis!
Hélas, sur ces entrefaites, une équipe d’astronomes de la Northwestern University et du Naval Research Laboratory ont la fâcheuse idée de pointer sur Abell 339 et 401 leurs instruments satellisés, et que découvrent- ils? Que (les rayons X provenant du vide intergalactique apparent en témoignent) l’univers est formidablement plus massif qu’on ne croyait, tellement massif que l’expansion actuellement supposée ne pourra que se ralentir peu à peu, puis se changera en contraction accélérée, et qu’après un certain temps tout se retrouvera de nouveau rassemblé en un seul point de densité infinie explosant en un nouveau Gros Boum. Bref, l’Univers est cyclique et voué à un éternel recommencement. Ce qui serait évidemment indigne d’un Dieu conçu à notre image, à supposer que ce soit vrai.
Mais justement, qu’y a-t-il dans tout cela de sûr, et quelles sont nos ignorances?
Sûr: que l’Univers visible des étoiles et des galaxies n’est qu’une petite, peut-être infime partie de l’Univers réel.
Une ignorance encyclopédique
Incertain, voire insoupçonné: tout le reste. Le Gros Boum est une théorie contestée (par exemple en France par MM. Pecker et Vigier), qui pose plus de problèmes qu’elle n’en résout[2]. L’Univers est-il fini, infini, stable, instable? On n’en sait rien. Le redshift s’explique-t-il par l’effet Doppler? On n’en sait rien. Ces spéculations sont fondées sur la gravitation. Qu’est-ce que la gravitation? On n’en sait rien, malgré de nombreuses théories. On connaît d’autres forces: électromagnétiques, faibles, fortes, nucléaires, et la force gravitationnelle est la plus faible. Comment s’agencent-elles entre elles? On n’en sait rien. Qu’est-ce que l’espace? Qu’est-ce que le temps? On n’en sait rien. On remplirait des livres avec les questions toujours sans réponse toujours sans réponse[3]. Enfin, il y a l’infinité des questions qu’on n’a même pas encore eu l’idée de poser et qui attendent les savants de l’an 3000.
Qu’est-ce alors que la théologo-astronomie? Un agréable passe-temps qui n’a guère progressé depuis Pythagore. Dieu merci: que le monde serait ennuyeux si la Divinité était une affaire de rayons X! Rappelons-nous plutôt le mot modeste et magnifique de Newton, le découvreur de la Gravitation: «Sur la berge infinie battue par les vagues du temps, j’ai seulement trouvé un caillou[4]».■
Aimé Michel
Notes:
(1) Enfin, presqu’une seule: il y en a d’autres, en rapport avec la théorie de la Relativité, mais on peut ici les laisser de côté.
(2) Voir par exemple: Confrontation of Cosmological Theories with Observations, Symposium de l’Union Astronomique internationale n° 63, Reidel, 1975.
(3) Cela a été fait: Encyclopaedia of Ignorance, par une cinquantaine de savants éminents, Pergamon Press, 24, rue des Écoles, Paris-5e.
(4) À titre de curiosité, et sans garantie, voici la masse totale de l’univers calculée d’après le rayonnement X intergalactique: 10’000’000’000’000’000’000’000’000’000’000’000’000’000’000’000’000’000 tonnes (1 suivi de 52 zéros, si j’ai bien compris les déclarations du Dr Herbert Friedman, auteur du calcul. De toute façon, ce n’est qu’à quelques zéros près. De toute façon, personne n’en sait rien).