Un casse-croûte à la ciguë

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Les invectives de Diogène

Un casse-croûte à la ciguë

Chronique parue dans la revue Atlas Air France n°88 d’octobre 1973

 

Je ne sais pas vous, mais moi, mon quart d’heure culturel, c’est le casse-croûte.

Assis sur le seuil de mon tonneau, les pieds et l’âme à l’aise, je le déplie, et tout en mangeant de la main gauche, je me plonge avec une délectation philosophique dans ce message de notre temps qu’est la page de journal récupérée par l’épicerie.

Car c’est ainsi, dans ce monde voué à la communication: les écrits finissent chez l’épicier, qui s’en sert pour envelopper le sandwich et le saucisson. Jadis, chez les Ptolémées et dans l’Égypte byzantine, on se servait des comédies de Ménandre et des spéculations de Proclus pour envelopper les dernières momies de l’Antiquité. Maintenant, les choses ayant suivi leur cours pendant deux mille ans, l’épicier enveloppe son livarot dans les doctes colonnes du Monde.

Je lis à la page 36 qu’un ministre des Affaires culturelles voudrait orienter la politique culturelle. À vrai dire, je me demande comment on peut orienter la culture. La culture, c’est la création, donc la découverte. Comment peut-on dire: allons, faites-moi le Principe d’Archimède, Hamlet et la Légende des siècles, et que ça saute? Si l’on définit des buts, c’est donc qu’on sait déjà où l’on va, donc qu’il n’y a pas découverte, donc pas création, donc pas culture.

Je tiens quant à moi que le gouvernement d’Athènes eût été mieux inspiré de récompenser Socrate plutôt que de le condamner à mort. Mais je tiens aussi qu’en le condamnant après, il fit mieux qu’il n’eût fait en l’orientant avant! Grands dieux! Songez à un Socrate orienté par le gouvernement d’Athènes! Mieux valait la ciguë! Nous perdîmes Socrate, mais il nous reste sa pensée.

Le «Conseil du développement culturel» n’est pas content de son ministre. C’est son droit, et je n’y vois aucun inconvénient, me souciant peu des ministres. Mais je lis ceci, qui me donne froid dans le dos: Le Conseil attire l’attention des pouvoirs publics sur la nécessité de reconnaître clairement sa vocation (c’est-à-dire la vocation du Conseil) à proposer les orientations essentielles d’une politique de la culture…

Je connais quelques membres de ce Conseil, et en particulier son président, M. Pierre Emmanuel. Et alors, là, je crie: pitié! pitié, monsieur le Président! Si vous me laissez le choix, plutôt que vos orientations, accordez-moi de boire la ciguë! Je vous promets de la boire sans bruit, poliment et tête nue, pourvu que vous me teniez quitte de vos idées! Les miennes me suffisent, merci.

Diogène

 

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