Un animal édifiant: l’oie cendrée

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Un animal édifiant: l’oie cendrée

Revue La Vie des Bêtes N°130 de mai 1969

S’il existe bien une locution stupide, c’est celle-ci: «Bête comme une oie». Les pages suivantes ne vont pas tarder à nous le démontrer, sous la plume d’Aimé Michel… 

l'oie cendrée
Photo : H. Heimpel

La foule des Français qui envahit chaque année l’Espagne ne fait pas toujours preuve de discernement dans cet admirable pays où tant de choses sont à voir. Ils devraient moins se livrer pieds et poings liés aux itinéraires touristiques proposés par les guides, avec indication d’étapes, astérisques doubles ou triples pour les curiosités qui «valent le déplacement» et autres dispositifs aboutissant à canaliser les curieux comme un troupeau.

Combien de mes compatriotes connaissent le Coto Doñana, par exemple, sur la côte Atlantique, près de l’embouchure du Guadalquivir? Tous les savants spécialisés dans l’étude des mœurs animales qui ont étudié cette région sont d’accord pour la mettre au premier rang, en Europe, parmi ces musées de la vie sauvage que constituent les grands deltas et dont notre Camargue est aussi un admirable exemplaire. Sa faune, en tout cas, est unique, et cela pour un certain nombre de raisons évidentes.

D’abord parce que, bien que situé en Europe, le Coto Doñana est plus méridional que la côte africaine de la Méditerranée. De très nombreuses espèces migratrices y font donc escale avec prédilection, car elles y trouvent, dans leur grand voyage, un relais pratique qui leur permet de changer de continent presque sans effort, en évitant le péril de la mer.

Ensuite, parce que le Coto Doñana offre le contraste sans équivalent de juxtaposer de vastes étendues de sables mouvants apparemment désertiques — là du moins où des plantations de pins ne les ont pas transformées en verdoyantes forêts — et des marécages, ou Marismas.

Le sable couvert de pinèdes rappelle un peu la région côtière de Viareggio-Pise, en Italie, ou même certains coins de nos Landes (quoique les espèces de pins y soient différentes). Les Marismas, elles, ressemblent parfois aux marécages de l’Oued Mellègue, qui furent, jadis, le golfe d’Utique, au nord de Tunis.

Mais rien n’égale la profusion des bêtes de toutes espèces que l’on y peut rencontrer et observer sans qu’elles montrent la moindre méfiance, depuis les taureaux sauvages qui paissent dans la lande occidentale, entre Santa Olalia et El Rocio, jusqu’au daim (Dama dama) et au cerf rouge (Cervus elaphus), en passant par le sanglier, le lynx, et même peut-être le dromadaire qui, acclimaté au siècle dernier, semble pourtant avoir disparu depuis.

Et naturellement, les Marismas sont le royaume des oiseaux.

Au printemps et en automne, quand passent les immenses nuées de migrateurs, le visiteur privilégié qui peut s’avancer à cheval jusqu’au cœur des réserves (et aussi le simple touriste, à qui sont ouverts assez d’itinéraires pour qu’il puisse jouir de merveilleux tableaux vivants), se croit transporté au paradis terrestre: ce qui frappe, en effet, c’est la confiance de tous ces animaux, ailleurs si farouches, l’absence chez eux de toute peur, qui nous donne une idée de ce que pourrait être partout la nature si du jour au lendemain nous décidions de la respecter.

Et parmi tous ces oiseaux, en troupes innombrables, celui dont je veux parler aujourd’hui et que l’on ne peut guère observer que là, de près, à moins d’avoir un laboratoire: l’oie cendrée (Anser anser). L’oie cendrée à laquelle Konrad Lorenz vient de consacrer un grand chapitre dans son livre admirable récemment traduit en français[1].

Elle ne s’arrête jamais en France…

Certes, il nous arrive peut-être, parfois, de la voir passer, l’oie cendrée, quoiqu’elle ne s’arrête jamais en France, ni d’ailleurs nulle part en Europe occidentale, sauf dans les pays baignés par la Mer du Nord et l’Adriatique (elle n’est pas mentionnée dans les baguages si scrupuleux que le professeur Hoffmann opère à son laboratoire camarguais de la Tour-du-Valat). Et Konrad Lorenz a pu en acclimater dans les étangs de son laboratoire de Seewiesen, près de Munich. Mais pour l’approcher et l’observer sans qu’elle s’envole — car elle est très farouche — il faut aller jusqu’au Coto Doñana, ou bien en Norvège, ou en Pologne, ou en Russie. Et c’est bien dommage. Car sa fréquentation ne pourrait qu’être salutaire à la brute humaine, incapable de s’intéresser aux bêtes autrement que le fusil à la main. Dans le Coto Doñana, on peut en observer parfois des milliers à la fois. Le naturaliste suédois Curry Lindahl rapporte y avoir dénombré une troupe d’environ huit mille individus, plus, dit-il, qu’il n’y en a dans toute la Scandinavie!

oie cendrée

Ces milliers d’oies, de jars, d’oisons et d’immatures presque adultes (on peut rencontrer tout cela à certaines époques de l’année) ne forment pas une vulgaire cohue. On ne connaît pas encore leur organisation collective, mais l’ordonnance de leur vol en delta, le fait que l’animal de pointe est périodiquement relayé ainsi que divers autres indices, montrent que cette organisation existe. Et l’on peut dès maintenant deviner sur quel principe elle est fondée et quel est son ciment: grâce aux extraordinaires découvertes de Lorenz et de ses élèves, on sait que l’oie cendrée s’égale aux sociétés familiales humaines les plus élaborées et les plus hautement civilisées.

Chez l’oie cendrée, les couples se forment par amour et restent unis la vie durant, même sans rapports sexuels; les enfants restent unis à leurs parents, même lorsqu’ils sont parvenus à l’âge adulte, même quand ils sont en puissance de famille. En fait, jusqu’à leur mort (et l’oie vit très longtemps), les parents sont aimés et respectés de leurs enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants et de toute leur descendance. L’amitié elle aussi existe, très puissante, chez ces étranges volatiles, aussi fidèle que l’amour conjugal et familial. Et tout cela s’exprime par un langage extrêmement élaboré dont les savants commencent à peine à déchiffrer les principales figures et manifestations.

Ce n’est pas d’aujourd’hui, d’ailleurs, que les observateurs s’émerveillent des mœurs de ce grand oiseau. Déjà Pline le Naturaliste mentionne «une oie qui suivait son maître aussi fidèlement qu’un chien». Le besoin d’amour du petit oison à peine éclos avait été souligné dès 1872 par l’Anglais Spalding et étudié, en 1910, par Heinroth, le maître de Lorenz. Ce dernier avait remarqué que le bébé de l’oie cendrée, aussitôt sorti de l’œuf, se dirige spontanément vers le premier être vivant qu’il aperçoit et s’y attache pour la vie comme à sa mère.

Lorenz put à son tour constater que, pour susciter cet amour total et définitif, il suffit de quelques dizaines de minutes de cohabitation, parfois même de quelques minutes, comme dans ces poèmes celtes où le héros endormi par un philtre s’attache à jamais à la femme qu’il aperçoit à son réveil (c’est notamment l’aventure de Tristan et Yseult). On sait — j’ai eu maintes fois l’occasion d’en parler — que Lorenz vit dans son laboratoire avec une ribambelle d’oies et de canards qui ne le lâchent pas d’une palme, le suivant partout et jusque dans son lit.

Le grand naturaliste autrichien a pu préciser les mécanismes auxquels obéit le mystérieux philtre d’amour des oies cendrées. Le déclencheur spécifique c’est, pour le nouveau-né, le mouvement. À tel point qu’il peut s’attacher à une balle de ping-pong, si aucun autre être vivant ne se montre. On dirait qu’il dispose d’une sorte de réserve d’amour, et que cette réserve doit être dépensée et fixée pendant les premières minutes de sa vie. Déjà, Heinroth avait mis en garde les éleveurs d’oies domestiques usant de la couveuse artificielle: «Si, leur avait-il dit, vous voulez que le nouveau-né sortant de la machine s’attache à une nourrice, gardez-vous bien de vous montrer à lui: qu’apparaisse sur le champ à ses yeux celle qui sera sa mère adoptive. Sinon, rien ne pourra jamais effacer votre image de son cœur.» Mais la mère, comment s’attache-t-elle à son bébé?

Je ne connais rien de si touchant dans le monde animal, que le cérémonial, élucidé par Lorenz et ses élèves, qui marque l’apparition de la tendresse maternelle. Ce cérémonial est relativement simple, comme on le verra. Mais son interprétation requiert la connaissance approfondie de tout l’univers psychologique des oies. Je vais tenter de l’exposer sans trop la simplifier, en renvoyant au livre de Lorenz le lecteur désireux d’une explication vraiment adéquate.

Il faut d’abord savoir que chaque oie d’une tribu en connaît personnellement tous les autres membres. Il ne s’agit pas d’une pseudo-connaissance comme on en voit tant dans le monde animal, mais d’une connaissance personnelle, individuelle, impossible à tromper par des leurres. On comprendra mieux ce que je veux dire par quelques comparaisons.

Le chien par exemple, si fidèle à son maître, l’est en réalité à une image sommaire de celui-ci, faite essentiellement d’un complexe d’odeurs et à une certaine forme physique assez vague. Cela est si vrai que le chien le plus affectueux pourra sauter à la gorge de son maître si celui-ci est déguisé, s’il porte les vêtements d’un inconnu, ou même s’il est nu. On cite le cas d’un berger allemand ayant accompagné son maître à la baignade et qui, commis à la garde des vêtements, défendit férocement ceux-ci contre leur propriétaire venu se rhabiller, ne voulant rien entendre. Le maître dut rentrer chez lui tout nu et prendre d’autres vêtements. Et ce ne fut que lorsque le brave chien l’eut revu vêtu qu’il lui rendit son bien. Un autre exemple frappant est celui du lien maternel entre la dinde et son dindonneau. La dinde est une excellente mère, prompte à défendre avec un courage héroïque les petites boules de duvet qu’elle a couvées. Mais une dinde sourde tue impitoyablement ses dindonneaux, à mesure qu’ils éclosent. Pourquoi? Une élève de Lorenz l’a découvert par hasard à l’occasion d’une expérience sans rapport avec le sujet de cet article: la vérité est que la dinde attaque et extermine sans explication tout ce qui bouge autour de son nid, sauf si l’objet en mouvement émet le piaillement typique du dindonneau. Aussi, l’instinct du dindonneau l’avertit-il de piailler sans trêve, grâce à quoi il est traité en fils chéri. Mais la dinde traitera avec la même tendresse une fouine empaillée et téléguidée porteuse d’un petit haut-parleur émettant les piaillements caractéristiques du dindonneau, bien que cet animal soit son ennemi héréditaire le mieux connu, un peu ce que le chat est à la souris. Aussi, malheur à la nichée de dindonneaux couvée par une dinde «dure de la feuille»: leur affaire ne traînera pas.

Rien de tel, chez l’oie: elle connaît ceux qu’elle aime en tant que «personnes», pourrait-on dire. Et la connaissance se manifeste de la même façon que chez l’homme: par une salutation.

«Chez le petit oison qui vient d’accomplir la tâche difficile et nullement sans risque d’éclore, qui reste là étendu, petit tas de misère tout trempé, avec son mince cou flasque, écrit Lorenz, on ne peut provoquer, dans l’immédiat, qu’une seule réaction: si l’on se penche sur lui en proférant quelques sons ressemblant autant que possible au langage des oies, il soulève sa petite tête chancelante d’un mouvement encore incertain et de sa voix chétive chuchote un salut. La première chose que la minuscule oie sauvage sait faire est donc de saluer son milieu social.»

L’oison salue aussitôt né parce que, dans la nature tout au moins, on naît chez ses parents, et qu’il faut saluer ses parents. Quant aux parents, ils savent, eux, qu’ils doivent toute leur sollicitude à ce petit être frêle dont les premiers vagissements sont un acte de politesse et, nous l’avons vu, d’amour: ils le saluent aussi, et désormais la salutation sera la marque de l’unité familiale et sociale, sans cesse répétée, comme dans le code de politesse orientale, quoique avec plus de sincérité. L’apparition et la signification multiple de ce salut ont donné lieu à des études qui révèlent chez l’oie un monde insoupçonnable de sentiments.

Voici par exemple une vingtaine d’oiseaux en train de brouter, tout en caquetant, dans une prairie marécageuse. Non loin, un autre groupe broute lui aussi, qui s’est abattu tout à l’heure et ne connaît pas le premier. Tout en caquetant et broutant, un oiseau du deuxième groupe qui marchait droit devant lui se trouve soudain nez à nez, bec à bec, avec quelques bêtes du premier groupe. Aussitôt le plus vieux de ces derniers s’avance vers l’intrus et, tendant vers lui son cou d’un geste menaçant, lui corne quelques cris exprimant une énergique réprobation: «Qu’est-ce que c’est? Que viens-tu faire ici? Déguerpis au plus vite ou je fais un malheur!»

Généralement, l’autre ne se le fait pas dire deux fois. Non par manque d’agressivité, car l’espèce est très courageuse, mais parce qu’en oiseau bien élevé, il se rend compte qu’il vient de se montrer indiscret. Il bat donc précipitamment en retraite, non sans protester pour la forme et pour bien montrer que ce n’est pas la peur qui le chasse.

L’autre alors jacasse encore un peu dans sa direction, puis revient vers son groupe en se livrant à la mimique appelée «cérémonial de triomphe»: sous les yeux de ses congénères, il feint une attaque, tête et cou obliquement avancés en lançant une «fanfare de trompette rauque et tonitruante» (Lorenz), puis se tourne vers son conjoint, le cou cette fois allongé vers le sol et la tête pointant en haut, en émettant un jacassement «doux et passionné».

Le sens de ce manège peut être traduit ainsi: «Vous avez vu comment je l’ai vidé ce malotru!», puis: «C’était pour toi ma bien-aimée.» Il recommence ensuite en s’adressant aux autres: «C’était aussi pour vous, les gars!»

Alors s’élève un concert de congratulations: la bien-aimée félicite son époux, qui, du coup, recommence sa mimique avec une évidente satisfaction. Les copains aussi le félicitent en le saluant, c’est-à-dire en reprenant partiellement ou intégralement la mimique du triomphateur. Tous les oiseaux sans exception peuvent s’y mettre, exprimant au vaillant défenseur du groupe leur satisfaction, leur admiration, et quelle chance nous avons de posséder un mâle aussi vaillant que toi, et comme tu as agi sagement et quelle magnifique autorité est la tienne! Cela n’en finit plus.

Parfois, les congratulations mutuelles durent si longtemps qu’il est impossible de croire que l’on parle encore d’un si modeste fait d’armes. Cela ressemble bien plutôt à quelque histoire marseillaise où, de fil en aiguille, la modeste sardine, magnifiée par l’éloquence collective, en vient à boucher le port. Plus certainement, le geste d’autorité du vieux jars remettant un importun à sa place donne au groupe tout entier l’occasion de manifester sa joie d’être ensemble et d’exprimer l’amitié qui le cimente.

Rien de plus comiquement humain…

Un autre manège décrit par Lorenz avec un humour et une tendresse inimitables est celui de l’épouse querelleuse prenant force dans l’autorité de son époux, généralement impassible.

Quand une oie se prend de querelle avec quelque voisine, elle se précipite sur celle-ci en exhibant tous les signes de la fureur. Mais à mesure qu’elle approche de sa commère, elle approche aussi de l’époux de cette dernière dont elle redoute la calme autorité, et du coup l’expression de sa colère devient de moins en moins assurée, de plus en plus hésitante. À un certain moment, elle commence à se demander si tout ceci n’est peut-être pas exagéré, si, après coup, elle n’est pas allée trop loin, car le mari pourrait à juste titre s’agacer de ces criailleries, surtout, mon Dieu! que le mien de mari est resté là-bas à brouter paisiblement sans même remarquer ce qui se passe.

Alors la furieuse tourne bride et s’enfuit vers ce mari si calme mais si fort qui est le centre de sa vie. Seulement, à mesure qu’elle s’approche de lui, sa peur s’envole et fait place au sentiment de sécurité qu’elle tire de sa protection et sa fureur tend de nouveau à prendre le dessus, ce qui finit par se produire lorsqu’elle arrive tout près de son jars. Elle repart donc aussitôt à l’attaque, et le manège recommence.

Rien de plus comiquement humain que ce jeu de barres joué par deux femelles acariâtres se poursuivant et se fuyant tour à tour entre deux mâles impavides qui continuent à vaquer majestueusement à leurs occupations, sans se mêler de ces contestations bruyantes et subalternes. Mais le plus drôle, c’est la fin.

Quand ces dames ont bien couru, bien glapi, quand elles se sont bien dit leurs quatre vérités sous l’œil débonnaire et distrait de leurs mâles, chacune revient vers le sien et se livre au cérémonial de triomphe que je décrivais brièvement plus haut: «As-tu vu comment je l’ai mouchée, cette péronnelle, et comment elle a fui? C’était pour défendre ton honneur et ton foyer, mon amour!». Et que croyez-vous que fait le jars? On s’attendrait, compte tenu de son refus de participer à la querelle, qu’il réplique à sa bruyante épouse par un manège signifiant à peu près: «Oh, toi, la paix, avec tes chamailleries tu me fatigues les oreilles, et d’abord est-ce un exemple pour les enfants?», ou à la rigueur qu’il ne réplique rien du tout, ayant, comme tous les maris du monde, bien d’autres chats à fouetter. Eh bien, pas du tout, et en cela le jars se montre infiniment plus psychologue que le mâle humain, à moins — c’est une autre interprétation — qu’il soit plus hypocrite, ou mieux dressé.

ménage d'oies cendrées
Voici un ménage d’oies cendrées. Promenade sentimentale, d’abord, qui se termine… dans l’eau. Puis, réaction furieuse du jars, contre le photographe indiscret… (Photos : André Dobrski)

Quoi qu’il en soit des motifs, le jars, que la querelle n’intéressait pourtant pas le moins du monde, félicite chaudement sa conjointe, et opine de tout cœur (apparemment du moins) à ses interminables vanteries. À la mimique exprimant le triomphe («Et comment, que je lui ai dit son fait!»), il répond par une mimique qui en est le fidèle écho: «Oh, oui! Et comment!». Quand l’oie montre, par un glorieux simulacre d’attaque, comment elle a expulsé l’étrangère, l’excellent époux mime lui aussi avec un enthousiasme emphatique cette action d’éclat, non sans la ponctuer de tendres révérences disant bien tout le plaisir que cela lui a fait, la fierté qu’il en éprouve, l’honneur que la famille toute entière en ressent. Car les rejetons ne sont pas moins bien élevés que le papa: eux aussi expriment avec entrain leur jubilation, faisant chorus avec le chef de famille. Souvent même, les voisins tiennent à prendre part à l’attendrissement général, tant et si bien que, si cela dure assez longtemps comme c’est généralement le cas, tout le voisinage se félicite chaleureusement, y compris les deux commères réconciliées! Lorenz a pu montrer que l’ardeur congratulatoire des oies cendrées correspond réellement à de la tendresse, au plaisir d’être ensemble qui fait les familles unies en dépit des querelles: toutes les occasions sont saisies d’exprimer un sentiment toujours prêt à déborder. Et quand l’occasion est discutable, on n’y regarde pas de si près: le brave jars félicite et caresse son épouse non pour un douteux triomphe sur lequel il semble n’avoir aucune illusion, mais parce qu’il ne peut résister au plaisir de la complimenter. Et les oisons, de voir leurs parents si heureux, en sont heureux eux-mêmes, et se hâtent de le dire. Je prétends que contempler cela de ses yeux, être témoin d’un bonheur si sincère et si naïf, fût-ce à l’aide de puissantes jumelles, cela vaut bien le voyage jusqu’aux Marismas. Cela vaut bien surtout les corridas, où tant de nos compatriotes veulent voir l’Espagne toute entière.

Pour visiter le Coto Doñana, le mieux est de partir de Séville. On traverse d’abord les orangeries de l’Andalousie, puis les immenses forêts du reboisement qui s’efforcent de fixer les sables. Au village d’El Rocio, la route s’arrête et l’on peut louer des chevaux. Un autre monde commence là, qui nous console du nôtre.

Aimé Michel

Notes:

(1) Konrad Lorenz: L’Agression (Flammarion, 1969).

 

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