Sur un crâne de deux mille siècles

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Sur un crâne de deux mille siècles

Chronique parue dans France Catholique − N° 1291 – 10 septembre 1971

 

Ce n’est nullement le hasard qui semble commander l’évolution de l’atome à l’esprit. Le miracle, selon le mot de saint Augustin, est dans l’ordre d’où l’homme est sorti en polissant peu à peu son être à travers des milliers de siècles d’aventures et de luttes. Cheminement si obscur que Diogène a plus de chances d’y voir clair que la science avec toutes ses lumières.

Le préhistorien français Henry de Lumley a la main heureuse. On avait déjà remarqué au cours de ces dernières années l’exceptionnelle productivité de ses recherches sur des sites de la côte d’Azur. Le 22 juillet dernier, en fouillant dans la grotte appelée Caune de l’Arago, au nord-ouest de Perpignan, il a dégagé le plus ancien crâne d’hominien trouvé jusqu’ici en Europe. Comme la chance qui se renouvelle n’existe guère en sciences, cette découverte confirme les exceptionnelles qualités de chercheur de M. de Lumley.

Le crâne de la Caune de l’Arago reposait depuis le début de la période glaciaire de Riss, c’est-à-dire depuis un peu plus de deux mille siècles, sur un sol d’habitat, parmi des ossements de gibier (en particulier de cheval) et des outils de pierre très primitifs: pointes, lames «coups-de-poing». Il était renversé, et c’est sa partie inférieure qui est apparue tout d’abord: maxillaire supérieur, arcade zygomatique, os frontal. Le dessus du crâne était pris par-dessous dans un sédiment très dur.

Un hominien très primitif

Ce crâne de la Caune de l’Arago marque une date importante dans le progrès de la paléontologie humaine. D’après les premières déclarations rapportées par la presse (cf. le Monde du 27 juillet), il est plus massif et primitif que celui des pithécanthropes d’Afrique et se rapprocherait peut-être du paranthrope de Java. Des restes datant d’une époque comparable avaient déjà été trouvés en Europe: mandibules de Mauer et de Montmaurin, pariétaux et occipital de Swanscombe – tous restes bien humbles et cependant toujours cités dans les ouvrages de paléontologie humaine pour l’Europe. Le crâne de la Caune permettra pour la première fois de se faire une idée relativement précise des ancêtres de l’homme ayant peuplé l’Europe à cette époque reculée.

Selon M. de Lumley, il y aurait lieu de situer l’habitat de la Caune entre celui de Terra Amata, près de Nice, datant d’environ trois cent mille ans, et celui de la grotte du Lazaret, dans la même région, remontant à quelque cent vingt mille ans. Mais dès maintenant cette découverte invite à quelques, réflexions plus générales.

D’abord, une fois de plus se vérifie la règle qui veut que, presque toujours, un crâne humain nouvellement découvert se différencie largement de ceux que l’on connaissait déjà, fussent-ils contemporains. Celui de la Caune présente un très important bourrelet surorbitaire, un prognathisme prononcé, tous caractères qui, nous l’avons dit, en font un spécimen à l’aspect plus primitif que les hominiens d’Afrique de la même époque déjà étudiés. D’autre part, le crâne de Swanscombe, peut-être plus ancien (fin de Mindel-Riss), vu de derrière[1], présente pourtant un aspect déjà très moderne. La mandibule de Mauer n’est pas, elle non plus, tout à fait identique à celle des pithécanthropes.

Il serait facile de multiplier les exemples. Plus les vestiges sont anciens et plus les différences entre fossiles contemporains s’accusent quand ils ne sont pas découverts sur le même site (et même parfois dans ce dernier cas aussi, d’ailleurs). C’est au point que les paléontologistes doivent résister à la tentation de créer un type nouveau à chacune de leurs découvertes. Ils n’y résistent d’ailleurs pas toujours…

Que signifie cette diversité des ancêtres possibles de l’homme apparemment proportionnelle à leur antiquité?

Certaines causes semblent évidentes. Les hominiens étaient relativement rares, très dispersés dans tout l’ancien monde, vivant et évoluant en groupes relativement isolés pendant des millénaires. Mais quand on recule au-delà du million d’années, il semble y avoir autre chose, une diversité vraiment embarrassante.

Il y a quelques décennies, on avançait l’hypothèse d’une origine multiple de l’homme. L’humanité actuelle serait née d’un mélange, d’un brassage d’espèces voisines génétiquement proches. Cette idée s’est avérée simpliste à la lumière des découvertes ultérieures en génétique des populations. L’idée d’«espèce» a même a fondu au point de ne plus signifier grand-chose hors de la systématique (qui ne tient pas compte, et pour cause, des intermédiaires inconnus, les missing links).

Alors? Alors, il semble bien que l’homme actuel soit le résultat de cette infinie recherche de la Nature que le grand paléontologiste américain Loren Eiseney a appelée l’Immense Voyage. L’homme n’est apparu ni par hasard ni par miracle, si du moins on entend ce dernier mot comme une suspension des lois de la nature par leur Créateur. L’homme est le résultat d’un complexe mais irrésistible enfantement. Contrairement à ce qu’écrit Monod, la vie était grosse de lui dès le commencement, comme la matière, elle aussi dès le commencement, était grosse de la vie. Le miracle, selon le mot de saint Augustin, est dans l’ordre d’où l’homme est sorti en polissant peu à peu son être à travers des milliers de siècles d’aventures et de luttes.

Un immense voyage

Et le fait que l’homme moderne soit désormais si uniforme derrière des différences raciales génétiquement à peine perceptibles montre que l’immense voyage approche de son but que la Bible appelle l’image de Dieu. Il fallait, pour que ce but fût atteint que les êtres d’effort et de douleur qui ont semé leurs squelettes déshérités dans des fonds de grotte mènent leur vie obscure tout au long de l’abîme des siècles.■

Aimé Michel

Note:

(1) Cf. par exemple la photo reproduite par François Bordes dans son Paléolithique dans le monde (Hachette, 1968), p. 57.

 

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