Software et politique

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Software et politique

Chronique parue dans France Catholique − N° 1339 – 11 août 1972

 

On sait (on le lit tous les jours) que si les États-Unis d’une part, la Russie et la Chine de l’autre, sont si désireux de passer l’éponge sur leurs querelles, c’est que les premiers ont grande envie de vendre, et les autres d’acheter. D’où la question que beaucoup se posent: en même temps que la science et la technologie américaines, les Russes et les Chinois ne seraient-ils pas, par hasard, en train d’acheter à leurs rivaux le moyen de les rattraper, puis de les dépasser et de les détruire? et l’Occident avec?

Cette inquiétude s’est manifestée surtout à l’annonce d’un marché de quelque deux mille centres de calcul électronique que les Américains sont tout disposés à vendre aux Russes, clés en main. Fabuleux marché, bien propre, a-t-on dit, à susciter des réflexions désabusées sur l’irresponsabilité des grosses firmes américaines, prêtes à tout pour gagner de l’argent, y compris à commercialiser leur suicide.

Déjà, fait-on remarquer, le produit national brut américain a cessé de croître, alors que celui des Russes et des Chinois accuse une constante progression. Alors? Les Américains ne sont-ils pas en train de fabriquer, pour un provisoire coussin de dollars, le poignard qu’on leur mettra demain dans la gorge?

Une «hérésie capitaliste»

Cette chronique étant une chronique scientifique, je n’examinerai pas l’aspect politique et moral de ce problème, ni s’il est souhaitable ou déplorable que le capitalisme soit bientôt peut-être, comme dit M. Marchais, «frappé au cervelet». Je me bornerai à examiner si, compte tenu de ce qu’on sait des processus de développement scientifique et technologique, les énormes marchés qui vont s’ouvrir entre les trois Grands auront pour effet de supprimer, d’accroître ou de laisser inchangé l’avantage américain.

Ainsi posée, la question prête à toutes les spéculations que l’on voudra. Non qu’elles soient toutes également légitimes ou vraisemblables, mais il ne sert à rien de les développer, puisque chacun n’en croira que selon ses désirs.

Examinons donc plutôt pourquoi les Russes, dont les prouesses spatiales ont émerveillé le monde, sont obligés, en 1972, de négocier l’achat de deux ou peut-être trois mille centres de calcul. Là, le problème est d’une parfaite limpidité. Si les Russes n’ont pas ces centres de calcul (qu’ils auraient pu construire comme les Américains en s’y prenant à temps), c’est qu’il y a vingt-cinq ans l’idée même de «centre de calcul» n’existait pas, et que, n’existant pas, on n’a pas pu l’insérer dans les Plans qui sont le système nerveux de toute activité socialiste. Quand, après Hiroshima et Nagasaki, on apprit l’existence de la bombe A, les savants eux-mêmes mirent un certain temps à évaluer les enseignements du «projet Manhattan» qui avait servi à la construire. Il leur fallut deux ou trois ans pour comprendre que le rôle essentiel avait été joué par les premiers ordinateurs inventés à cet effet.

Ces ordinateurs étonnaient certes, mais on crut d’abord que leur usage était limité On y vit une curiosité, certes très excitante pour l’esprit, mais leur réelle portée économique, sociale et politique ne fut devinée par personne, même pas par Norbert Wiener, le fondateur de la cybernétique, dont le livre fameux: Cybernétique et société, remue une foule d’idées passionnantes sans grand rapport avec ce qui allait se passer.

Si les savants ne comprirent pas, est-il raisonnable de jeter la pierre aux hommes politiques? Inspirateur et arbitre suprême des plans russes, Staline décida que la cybernétique était une hérésie capitaliste, et qu’il n’y avait pas lieu de donner dans ce piège. C’est cette fatale décision qui, vingt-cinq ans plus tard, va multiplier colossalement la fortune d’IBM aux dépens du contribuable russe.

Et cependant, Staline avait raison: Je parlais récemment de cette «erreur» historique avec des mathématiciens américains spécialistes des ordinateurs Et voici ce qu’ils m’ont dit: «Il faut admirer l’intuition de Staline qui, sans la moindre notion technique, devina que les processus de recherche et d’application du software étaient incompatibles avec l’idée de planification. Car comment se développent les recherches de software, c’est-à-dire des mathématiques d’application des ordinateurs? Par nécessité organique, uniquement dans le hasard, la concurrence et la liberté, ou si l’on préfère le libéralisme. Le software est par essence implanifiable, puisqu’il vise à imiter et à généraliser les processus vivants, lesquels ne peuvent progresser que dans la constante improvisation. Dès l’instant que l’on planifie la vie, c’est l’agriculture et l’élevage, et les résultats obtenus ne sont que ceux que l’on cherche: les espèces domestiques ne répondent qu’à un but, celui du Plan, et sont incapables de développer de l’imprévu. On ne planifie pas l’imprévu. Ce qui est vrai de la vie l’est encore plus de la pensée. Et le software, c’est la pensée artificielle. Comment planifier la pensée sans l’empêcher de penser? Voilà ce qu’avait parfaitement vu Staline: les techniques de pensée artificielle étant par nature implanifiables, donc antisocialistes, elles étaient du même coup, selon lui, vouées à l’impasse des contradictions capitalistes, et condamnées. La décision prise par le dictateur prouve deux choses: qu’il était un grand esprit, et qu’il croyait réellement à la supériorité du socialisme. Il se trouve simplement que, sur ce point décisif, le système socialiste est en défaut.

D’éternels clients

Que va-t-il donc se passer quand les firmes américaines auront livré aux Russes l’énorme matériel que ceux-ci désirent leur acheter?

Du côté russe, on se retrouvera devant le même problème tranché jadis par Staline: ou bien on persistera dans la planification intégrale, et le retard supposé comblé par cet achat recommencera à se creuser; ou bien ayant compris la leçon, les planificateurs décideront de libéraliser, creusant ainsi une autre brèche, mais bien plus dangereuse, au flanc du système politique et social lui-même. Car c’est la liberté complète qu’il faut, ou rien, je montrerai cela dans une prochaine chronique à la lumière d’exemples que j’ai pu observer aux États-Unis.

Du côté américain, cette gigantesque opération industrielle se traduira évidemment par un bond en avant correspondant, par d’immenses réinvestissements intellectuels et par des progrès encore accélérés, fût-ce au prix de crises sociales.

Tout cela a été évidemment pesé avec soin par les technocrates qui conseillent M. Nixon. L’Amérique sait ce qu’elle fait en libérant complètement son catalogue en faveur des pays planificateurs: elle les enferre. Il faudra, ou bien qu’ils se libéralisent, ou bien qu’ils se résignent à ne jamais sortir de l’état de clients.■

Aimé Michel

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