Simone et le poisson rouge

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Simone et le poisson rouge

Article paru dans Toute la pêche – date inconnue

Par Aimé Michel

Simone et le poisson rouge

Quand le poisson longuement convoité se balance enfin au bout de sa ligne, il n’est pas, j’imagine, un seul pêcheur à qui vienne l’idée de mépriser le vaincu. Outre qu’il est toujours flatteur d’accorder de hautes qualités combatives à l’adversaire qu’on vient de vaincre et sur qui l’on a donc fait preuve de sa supériorité, quiconque s’est mesuré avec un animal sauvage sait bien que, quel qu’il soit, oiseau ou fauve, truite ou saumon, biche ou lapin, celui-ci possède des ruses, des artifices, des finesses et, pour tout dire, une sorte de pensée qui, dans sa lutte contre l’homme, lui donne toujours une chance de survie.

Mais trêve de philosophie. J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer ici le sens du territoire chez le poisson. Le brochet, notamment, sait se tailler dans la rivière un domaine et le défendre contre ses rivaux. Un être qui sait reconnaître sa propriété foncière et celle de ses voisins, qui en distingue les frontières et se bat pour les défendre n’est pas une mécanique sans âme. Quelque chose se passe dans sa cervelle qui le rapproche de l’homme lui-même, et en particulier du pêcheur attaché à son coin de pêche. Peut-on aller plus loin? Peut-on trouver aussi chez le poisson cet instinct social qui pousse, par exemple, les pêcheurs à se réunir entre eux pour se raconter leurs exploits?

Simone et le poisson rouge
photo J. Hérissé

Autrement dit, les poissons aiment-ils la compagnie de leurs semblables, quand ceux-ci ne sont pas des rivaux?

Les éthologistes, ces savants qui passent leur vie à observer les mœurs animales, ont voulu le savoir. Et une équipe de l’université de Chicago dirigée par le professeur W.C. Allen, n’a pas craint de dépenser dans ce but pendant des mois l’argent de son administration à s’amuser avec de vulgaires petits poissons rouges et des bocaux de formes et de contenances diverses. Disons tout de suite que cet argent n’a pas été perdu. Mais, comme d’habitude, les meilleures expériences étant les plus simples, les profanes qui eussent eu la possibilité d’observer le manège de ces graves professeurs d’Université se seraient demandé à quel jeu ils jouaient.

Donc, W.C. Allen acheta une première série d’une dizaine de petits bocaux qu’il sépara en deux lots. Dans chacun des cinq premiers bocaux, il installa un groupe de quatre poissons rouges. Pourquoi des poissons rouges? Simplement parce qu’on peut les considérer comme assez bien adaptés à la vie en bocal, et donc comme capables d’y reconstituer une image plus fidèle de la vie sauvage que la truite, par exemple, qui a la captivité en horreur.

D’autre part, dans le deuxième lot de cinq bocaux, on installa non pas quatre mais un seul poisson rouge par bocal. Après quoi commença l’expérience proprement dite, laquelle consista tout bêtement à distribuer à tous ces poissons exactement la même quantité de nourriture et à voir l’usage qu’ils en feraient. Par exemple, dans chacun des bocaux contenant quatre poissons, on jeta quatre cents daphnies par jour, cependant qu’on en jetait cent dans chacun des bocaux contenant un poisson. Comme on le voit, la justice distributive la plus stricte était ainsi observée. Si les poissons rouges ne vivent que de nourriture, si le fait d’être seuls ou en société n’intervient pas dans leur petit bonheur individuel de poissons, on devait prévoir que rien ne se passerait, que les daphnies seraient avalées également, et avec une parfaite équité, dans les bocaux à quatre poissons et les bocaux à un poisson. Sinon, ah! sinon l’affaire se compliquait, car il allait falloir deviner en quoi pouvait bien consister une différence qui n’était pas évaluable matériellement.

Et, ici, que l’on me permette d’ouvrir une parenthèse. Le petit monde intellectuel parisien lit en ce moment un livre comme aiment bien en faire nos penseurs à la mode, un livre pesant environ un kilo et comptant à peu près un millier de pages. Mme Simone de Beauvoir y raconte dix-huit ans de sa vie philosophe, de romancière et de polémiste politique. Et, dans ce gros livre, notre femme savante a tenu à bien préciser (je cite) que, «en fait, les hommes se définissent pour moi (c’est-à-dire pour elle, bien entendu) par leurs corps, leurs besoins, leur travail; je ne place aucune forme ni aucune valeur au-dessus des individus de chair et d’os». Donc, le corps, ce qu’il fait, ce qu’il mange et rien d’autre. Elle est comme ça, Simone. Revenons maintenant à nos petits poissons.

L’âme du poisson rouge…

Simone et le poisson rouge
photo J. Hérissé

Ils sont tous également repus de leur cent daphnies quotidiennes. Leur corps de chair et d’arêtes, comme dirait Mme de Beauvoir, n’a rien à désirer. Vont-ils se montrer également satisfaits? Hélas, les pauvre bêtes n’ont pas lu «La Force des choses», le livre de notre dame existentialiste: le solitaire mange du bout des dents, fait de la neurasthénie, s’alimente mal, pousse moins vite, bref, présente tous les symptômes de l’ennui et du vague à l’âme. Une partie de ses daphnies reste inconsommée. Manifestement, quelque chose lui manque et quelque chose d’essentiel, quelque chose d’aussi important que les besoins du corps. Bref, les poissons rouges du professeur W.C. Allen ont plus d’âme que l’homme tel que l’imagine Mme de Beauvoir.

Car l’expérience d’Allen a été poussée très loin, aussi loin qu’il le fallait pour être irréfutable. On aurait pu, en effet, lui faire l’objection suivante:

— Comment savez-vous que les poissons solitaires et les poissons en équipe étaient bien équivalents au départ, avant toute expérience? Comment savez-vous que ce que vous avez observé ne s’explique pas par un simple hasard?

Allen et ses élèves poursuivent donc l’expérience pendant des semaines, jusqu’au moment où il est manifesté au premier coup d’œil (et où il est confirmé par la simple mesure au centimètre et à la balance) que les poissons solitaires ont pris un retard considérable en poids et en taille sur leurs congénères en équipe.

Et, à ce moment, les savants mettent les cinq greluchons solitaires dans un bocal unique, cependant que les cinq poissons les plus vigoureux des cinq bocaux à équipes sont isolés chacun dans un bocal individuel. Et c’est la contre-expérience, avec la démonstration définitive: les cinq costauds isolés commencent à dépérir pendant que les cinq Poils de Carotte réunis retrouvent vigueur, vivacité, appétit, et bientôt rattrapent leurs compagnons des autres équipes. Les zoologistes de Chicago poussèrent même le scrupule expérimental jusqu’à la contre-contre-expérience: quand les quatre ex-freluquets furent devenus normaux, on les isola de nouveau, et le phénomène du début se reproduisit. De nouveau, ils perdirent l’appétit, maigrirent, devinrent mornes et mélancoliques.

— Voire, dira-t-on (surtout si l’on est nourri aux mêmes mamelles que Mme de Beauvoir), mais comment pouvez-vous être assuré que l’effet amaigrissant et débilitant de la solitude n’est pas un effet strictement physique? Est-il impossible de concevoir que chaque poisson émette, par exemple, une substance, disons une hormone, qui accélérerait la croissance des autres poissons?

À cela, Allen et ses élèves ont aussi pensé. Ils ont fait mieux: ils ont décelé et isolé cette substance qui, en effet, contribue physiquement à l’équilibre du groupe de poissons. Et, l’ayant fait, ils ont voulu savoir si cette substance, ou toute autre substance possible ou imaginable, expliquait tout dans le dépérissement des poissons solitaires. Autrement dit, ils ont imaginé une nouvelle série d’expériences montrant sans contestation possible que les effets les plus graves de la solitude sont bien, chez le poisson rouge, de nature psychologique, et uniquement psychologique, sans intervention d’aucun élément physique.

Voilà qui sans doute étonnera Mme de Beauvoir, matérialiste convaincue, si d’aventure elle lit cet article (ce qui m’étonnerait fort: il y aurait moins d’aigreur dans ses conceptions si elle péchait un peu, j’entends à la ligne, avec un accent circonflexe): quoi! les savants pourraient donc parfois expérimenter sur des phénomènes non physiques. Et oui! Voyez plutôt.

Tout d’abord, les savants américains dressèrent un lot de poissons rouges à sortir par une petite porte située sur la droite d’un bocal dès que celle-ci s’ouvrait. Il s’agissait pour eux (les poissons) de comprendre qu’il était intéressant de franchir cette porte quand on la voyait ouverte, car il y avait, derrière, dans un autre bocal communiquant avec le premier par ladite porte, une abondante provision de succulents asticots. Très vite, les chercheurs constatèrent que les poissons en groupe comprenaient beaucoup plus vite la signification de cette porte ouverte que les poissons isolés. Jusque là, rien de neuf: on peut admettre en effet que l’hormone sécrétée et absorbée par les poissons en groupe stimule le cerveau aussi bien que les autres fonctions. Il n’y a là, à première vue, rien de non physique.

Le fait que les poissons groupés soient plus intelligents que les isolés fut confirmé par une autre expérience encore plus ingénieuse: à côté du groupe de poissons dressés à franchir la porte, on plaça, dans le même bac, mais de l’autre côté d’une vitre, un autre groupe disposé de telle façon que les mouvements du premier groupe lui soient visibles et facilement observables. Et l’on constata que les poissons de ce groupe avaient l’apprentissage plus facile à la fois que les poissons groupés n’ayant pas la vue et que les poissons isolés ayant vue sur le premier groupe: autrement dit, l’esprit d’observation, si j’ose employer ce mot, était plus développé chez les poissons groupés.

Mais voici l’expérience décisive, celle que nous dédierons à Mme de Beauvoir pour tenter de la convaincre que, si les hommes n’ont pas d’âme, les poissons rouges, eux, en ont peut-être une.

On prit un poisson, que l’on mit dans un bocal, solitaire et n’ayant vue sur aucun congénère.

On prit un autre poisson, que l’on mit dans un autre bocal non moins solitaire, mais ayant vue sur un groupe de poissons rouges, sans porte ni exercices d’apprentissage.

Ces deux poissons, examinons-les bien par la pensée, avant de voir la suite de l’expérience. Du point de vue physique, leurs conditions sont rigoureusement identiques. Ils ont même nourriture, même milieu, même environnement. Leur condition diffère sur un seul point: l’un voit ses congénères, l’autre pas. Quelle hormone, quelles substances physiques, quelle réalité digne d’être reconnue comme telle par une tricoteuse existentialiste un regard de poisson peut-il transmettre?

… et ses mélancolies!

Car le fait est là: le poisson ayant vue sur d’autres poissons se développe plus vite, il a plus d’appétit, et il est plus intelligent que l’autre poisson solitaire. Les biologistes qui ont fait cette découverte surprenante n’en ont pas été vraiment surpris: ils la soupçonnaient d’avance. Les célèbres expériences du Russe Ouvarov et du Français Chauvin sur le criquet pèlerin avaient déjà prouvé l’importance de l’intelligence et des sentiments dans l’évolution des êtres vivants. Mais que l’on soit obligé de reconnaître à un vulgaire poisson rouge assez de sentiment pour souffrir de la solitude et pour se réjouir d’une fenêtre à son cachot, n’y a-t-il pas de quoi nous faire rêver, nous autres pauvres hommes qui ne serions rien, à en croire nos petits maîtres, que des mécaniques plus ou moins absurdes?

Sans d’ailleurs hausser mes réflexions jusqu’à ces sublimes niveaux, les expériences d’Allen et de ses collaborateurs éclairent d’un jour nouveau le fait que tant de poissons vivent en «bancs» parfois immenses. Ce n’est pas seulement l’instinct de conservation qui les y pousse: c’est aussi, c’est peut-être surtout le besoin de compagnie.■

Aimé Michel

Dans une même zone de rivière, il existe des parties complètement désertes, d’autres, au contraire, sont des points de rassemblement. Pourquoi? Parce que le poisson y trouve des conditions biologiques indispensables. Que recherche-t-il? De la nourriture, des abris, une température et une oxygénation suffisantes du milieu. Telles sont les lois qui règlent le mouvement du déplacement et des tenues du poisson, quelle qu’en soit l’espèce.

 

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