Savoir égale richesse
Chronique parue dans la revue Arts et Métiers d’avril 1978
Les vraies informations passent inaperçues, et je crois que ce qu’on appelle «les informations», dans les journaux, à la T.V., à la radio, sont là pour empêcher de les voir.
Une décision prise au début de cette année par le gouvernement japonais, et annoncée le 2 mars est sûrement destinée à produire des effets incalculables à partir du milieu des années 1980.
Le Ministère japonais du commerce extérieur et de l’industrie vient de susciter la mise en commun des efforts des plus grandes compagnies d’électronique du pays pour une «Association de recherche technologique» dotée au départ d’un prêt gouvernemental (sans intérêt) de 200 millions de dollars. But: faire du Japon le premier pays du monde pour la quatrième génération des ordinateurs, celle des V.L.S.I., «Very Large Scale Integreted System», autrement dit des circuits à grande échelle d’intégration. Selon le Herald Tribune, à IBM, on prévoit une dure concurrence, et par conséquent une accélération des recherches, sans précédent dans ce domaine. «Quand le Japon se met tout entier sur un projet, aurait déclaré un responsable d’I.B.M., il tient généralement ce qu’il s’est promis». Ainsi, le Japon ayant réfléchi aux voies les plus prometteuses pour sortir de la crise, ou plutôt pour se renouveler à la faveur de la crise et distancer tout le monde, le Japon mise sur l’ordinateur. Pourquoi?
La raison est simple et évidente. L’ordinateur c’est l’industrie à valeur ajoutée par excellence: pour chaque kilo de matière première, une valeur qui peut être indéfiniment multipliée par le travail. C’est ce que les Américains (et les Japonais) appellent la «Knowledge Intensive Industry» par excellence. Plus les circuits d’intégration se complexifient – la matière première ne changeant pas – plus le produit fini coûte cher. Actuellement, on peut mettre dans un morceau de cristal de silicone au plus environ 16’000 bits.
La firme Fujitsu travaille déjà sur un modèle dépassant 65’000 bits. On pense que les laboratoires japonais et américains visent à atteindre et même dépasser, par un procédé utilisant des jets d’électrons, le million de bits intégrés.
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Sur le plan commercial, voilà donc les Japonais partis à l’attaque d’I.B.M. au plus haut niveau (actuellement les 3’031 et 3’032, en service depuis l’automne, et le 3’033 qui vient sur le marché ce printemps).
Ce qui est curieux, mais pas nouveau, c’est le relatif scepticisme des experts, qui ne voient pas clairement quelle percée on pourrait attendre des V.L.S.I.
Cette percée, remarquent-ils, aurait dû se produire dès l’apparition de la série des I.B.M. 3’000, qui sont déjà des V.L.S.I. Cela n’a pas été le cas jusqu’ici.
Cependant il faut toujours se rappeler le mot du philosophe américain Thoreau, qui, à un journaliste venu lui demander de prononcer une phrase historique pour saluer la première liaison télégraphique New York-Dallas, haussa les épaules et répondit ironiquement: «je me demande ce que des New-Yorkais et des Texans pourraient bien avoir à se dire».
Thoreau avait raison: au moment de la mise en service de la ligne, ils n’avaient rigoureusement rien à se dire. C’est l’existence de la ligne qui leur donna des idées. Six mois plus tard, une panne sur la ligne était considérée comme catastrophique. Les ordres de bourse retardés d’une heure, c’étaient des faillites, des marchés manqués, vingt autres calamités.
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L’utilisation des V.L.S.I., que les Américains préfèrent appeler Future System, F.S., n’a pas encore sa place dans le fonctionnement de la société économique, politique, scientifique. Il s’agit d’une nouvelle génération d’ordinateurs, et en effet l’on n’a rien à leur dire. Ce sont les informaticiens qui vont en explorer les pouvoirs. Ces pouvoirs, ces services, les spécialistes d’I.B.M. les situent de toute façon à un très haut niveau où, actuellement, il n’y a que des hommes: dans la banque, la vente à crédit, l’industrie postale, la médecine, en fait dans tous les domaines où s’exercent le savoir-faire appris et le flair.
N’oublions surtout pas les applications politiques et militaires… Les F.S., fonctionnant sur les données transmises instantanément par les satellites, vont encore plus déstabiliser l’équilibre actuel, les Russes prenant de plus en plus de retard, y compris sur d’éventuels champs de bataille «classiques» (rien ne ressemble plus au travail d’un ordinateur que celui d’un État-Major; mais de plus, les F.S. évaluent instantanément et guident l’action des armes).
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Quand les F.S. commenceront à se répondre, il ne serait pas étonnant que se produise une nouvelle crise économique ou plutôt que la crise actuelle change complètement d’aspect. Les journaux économiques américains prévoient une guerre de marchés «féroce» (fierce). I.B.M. vient de prendre les devants en abaissant ses prix (jusqu’à 30%). L’effet de cette baisse sera d’accélérer la généralisation du traitement informatique, donc de bousculer les prix en général, de modifier l’utilisation de l’énergie, de rendre certaines structures caduques.
Surtout, ce qui va apparaître de plus en plus, c’est la prééminence de la Knowledge Intensive Industry. Le gouvernement japonais, écrit le Herald Tribune, considère l’apparition d’une puissante industrie informatique comme l’annonce d’un recul de l’industrie lourde, génératrice de pollution, en faveur d’une structure industrielle basée sur la connaissance. C’est l’idée qui a été si souvent développée dans cette chronique: l’avenir est à la valeur ajoutée. Est-il trop tard pour que l’on comprenne ici où sont les vraies promesses?
À mesure que le hardware se complexifie, le software devient une science indépendante. On se souvient de l’éclat d’I.B.M. décidant naguère, non seulement de facturer le software à part, mais de séparer complètement ses sociétés de software. Les Japonais se mettent à faire de même. Le software est la moins polluante des industries, on ne peut le nier.
Il est évidemment aussi celle où pour ainsi dire tout est valeur ajoutée. Elle est la science idéale des pays pauvres en matières premières, et la grande chance (offerte à tous, si l’on y réfléchit) des pays sans infrastructure industrielle.
La déstabilisation dont je parlais plus haut est inévitable dans tous les domaines, son orientation (vers le savoir) l’est également. Le software n’est qu’un instrument, mais qui fournit la langue commune à tous les savoirs qui les met sur le marché.
Comme toute déstabilisation, celle-ci aura aussi ses dangers. Mais qui seront les plus menacés? Ceux qui ne disposeront pas de l’infrastructure du savoir. On regrette que ces évidences de première grandeur soient si bien cachées par la pseudo-information des «média». On regrette qu’il n’en ait jamais été question dans les bavardages dont on nous a abreuvés ces derniers mois.■
Aimé Michel