Le monde en marche – La société à l’épreuve
Révolution dans la révolution
Atlas – Air France n°74 – août 1972
Si, en cette fin de siècle, tant de Français éprouvent encore leurs convictions politiques comme une sorte de passion religieuse, c’est qu’il y eut réellement pendant les sept ou huit générations qui précédèrent la nôtre un drame dont leur mémoire inconsciente n’a pas oublié l’horreur.
Entre 1830 et 1840, alors que, à en croire nos manuels, la France n’avait d’autre souci que de savoir si le théâtre romantique détrônerait celui de Racine et si Musset se réconcilierait avec George Sand, les villes étaient à 70 ou 80% peuplées d’un prolétariat misérable travaillant tous les jours de l’année (sans jamais aucun congé), de douze à dix-sept heures par jour, dans des usines et des fabriques empuanties par la misère et le charbon.
Dix-sept heures de travail par jour
En 1836, une enquête faite à Mulhouse, Dornach et Lille révèle que la journée de travail y est de quinze heures. À Bischwiller, une autre enquête nous apprend que les ouvriers travaillent seize heures par jour. Une étude de la société industrielle de Mulhouse précise que les usines où tous les ouvriers travaillaient dix-sept heures par jour étaient nombreuses. Il en était de même à Lyon et dans les autres villes industrielles.
Cela paraît maintenant incroyable car, pense-t-on, on ne peut pas travailler dix-sept heures par jour: il ne reste que sept heures pour se rendre à l’usine, manger, s’occuper de sa famille et dormir.
Et, en effet, on ne peut pas, et les ouvriers de ce temps ne faisaient pas de miracle: au bout de quelques années, ils mouraient d’épuisement et de tuberculose.
Qu’est-ce donc qui les obligeait à travailler ainsi? Une mécanique aussi simple qu’impitoyable. Ces ouvriers étaient de jeunes paysans chassés de la campagne par le surpeuplement. Comme il n’y avait pas aux champs de quoi les nourrir, il ne leur restait que deux saluts possibles, l’armée ou l’usine. Pour les femmes (car les femmes étaient dans le même cas) il n’y avait que l’usine.
Quelques érudits bien oubliés (Buret, Villermé, Reybaud, Jules Simon) nous ont conservé l’exact tableau de l’enfer vécu par ces familles ouvrières qu’un labeur infernal ne sauvait pas de la misère. La mère travaillait exactement autant que le père, c’est-à-dire jusqu’à dix-sept heures par jour. Les enfants erraient dans les ruelles misérables des quartiers «ouvriers» à l’abandon, ou, dans le meilleur des cas, sous la surveillance de quelque vieillard. Plus d’un tiers des enfants mouraient avant un an: 1’100 sur 3’000 à Rouen, en 1859, année étudiée par Jules Simon. La proportion est de 50% chez les ouvriers du Haut-Rhin en 1836. Ailleurs, elle atteint 56% et même 83%.
Les enfants qui survivaient jusqu’à cinq ou six ans étaient aussitôt placés. Chez les tisserands, des enfants de six ans bobinaient douze heures d’affilée. Encore était-ce là pour eux le paradis car, pour la première fois de leur vie, ils mangeaient alors le matin et à midi une assiette de soupe, leur seul salaire. (N’oublions pas que le père et la mère se sont levés à quatre heures pour partir à l’usine et ne rentrent qu’à la nuit.)
À huit ans, c’était pour les enfants l’âge légal du travail en usine. «Égarés par le prenant besoin, écrit Jules Simon dans son livre l’Ouvrière, les parents se plaignent des prescriptions de la loi qui, plus prévoyante que la tendresse paternelle, ne permet pas l’entrée en usine avant huit ans.» Cette interdiction légale est d’ailleurs toute platonique; il n’existe aucun corps d’inspecteurs chargés de la faire respecter. Jules Simon écrit sous le Second Empire (mais son tableau ne diffère pas de ce que Villermé nous montre vingt ans plus tôt, alors que l’emploi des enfants était libre): la loi, puisqu’il n’existe aucun corps de fonctionnaires chargés de la faire respecter, ne sert pas à protéger les enfants, mais à rejeter moralement le crime sur les parents. L’État a fait son devoir, il a interdit. Si, dès lors, les parents violent la loi, l’État s’en lave les mains: que le sang des enfants leur retombe sur la tête. Du reste, cette loi «protectrice» prévoyait la journée de douze heures à partir de douze ans. Quel homme mûr résiste à douze heures de travail par jour?
Le Français de 1972 qui a oublié tout cela se demandera sans doute pourquoi les enfants et la mère elle-même allaient à l’usine. Ne pouvaient-ils rester à la maison?
Non, ils ne le pouvaient pas, et cela pour la raison la plus simple du monde: c’est qu’un salaire ne nourrissait qu’une personne. Qu’un salaire vînt à manquer, et c’était la famine. Or le salaire venait toujours à manquer par l’inévitable maladie. La destinée de toute famille ouvrière était donc l’effondrement et la mort à plus ou moins brève échéance. Voilà pourquoi il n’existe pratiquement pas en France, dans les classes pauvres, de familles citadines plus anciennes que la fin du siècle dernier. C’est que les familles mouraient à mesure qu’elles se formaient. Le système économique et social engendré chez nous par la révolution industrielle avait fait de la ville une sorte de machine à exterminer le surcroît de population toujours renouvelé de la fécondité paysanne, comme les globules de sang convergent vers l’abcès pour y mourir.
Ils n’avaient rien à perdre
C’est dans cet enfer oublié, invisible dans notre littérature — si l’on excepte quelques livres comme les Misérables ou l’œuvre admirable et méconnue de Ponson du Terrail — que s’est développée ce que l’on appelle maintenant la «conscience de classe». C’est l’analyse de cette situation qui a inspiré Proudhon, Marx et les théoriciens de la révolution sociale. Pour eux et à l’époque pour tout observateur honnête comme l’honnête bourgeois Jules Simon, il était évident que la société, y compris l’État, était aux mains de «l’exploiteur» et que tout concourait à un seul but: l’enrichissement de la classe possédante, fût-ce au prix atroce que l’on vient de voir. On ne peut comprendre 1848 ni surtout la Commune si l’on ignore cela. Si les communards étaient «enragés» comme il plaisait à dire à M. Thiers, dont Jules Simon fut ministre, c’est qu’ils n’avaient rien à perdre, et que, tout compte fait, mourir en homme sur les barricades en essayant de changer un monde inhumain valait mieux que l’entretenir en acceptant de le subir.


In the 1900s, «pleasure train» for some, toil and anger for others…
Mais si l’on a oublié l’enfer ouvrier du XIXe siècle, on ignore généralement plus encore le rôle que la méditation de cet enfer a joué dans la Révolution russe d’octobre 1917. Le remarquable livre récemment publié, de Gérard Walter (la Révolution russe, Albin Michel, 1972) sera sur ce point une révélation pour beaucoup de lecteurs. En six cent vingt-deux pages, Gérard Walter a réuni et situé un choix de documents absolument frappants à cet égard.
Qu’il s’agisse de textes signés Lénine, Trotsky, Kautsky, Kérensky, Rosa Luxembourg, Staline, Soukhanof, d’actes du premier gouvernement soviétique, de proclamations de soviets ouvriers, de délibérations de Parti communiste russe de cette époque, toujours et partout on retrouve le moule de pensée, les expressions, les tours de langage, les attitudes psychologiques, les passions et les émotions des ouvriers occidentaux du XIXe siècle. Le lecteur non initié, qui lit ces documents, est d’abord déconcerté par une sorte de verbalisme théologique, sans rapport, lui semble-t-il, avec les immenses événements en train de se dérouler sur le sol russe. Il semble, en effet, que le premier souci de la Révolution russe ait été non pas tant d’élaborer des mesures concrètes pour résoudre un problème concret, celui que posaient les décombres de la Russie tzariste, que de donner une définition idéologiquement correcte des événements. C’est sur cette définition que s’affrontent Lénine, Staline, Rosa Luxembourg, Trotsky. Les décisions parfois immenses prises à ce moment, comme l’indépendance accordée aux nationalités, ou l’appropriation de la terre par les paysans, restent toujours au second plan. Pour les chefs de la Révolution, l’important semble être d’abord de savoir comment situer ce qui s’est passé en Russie par rapport aux idées et aux tactiques nées du désespoir des ouvriers occidentaux.
Quand Staline, l’esprit pourtant le plus clair et le plus réaliste de ce groupe d’hommes, prend la plume, c’est pour tenter de donner a posteriori aux événements d’Octobre une structure logique, cohérente, rationnelle, conforme aux analyses théoriques élaborées au cours du siècle précédent. Il veut expliquer la tactique des bolcheviks dans le cadre d’une théorie préexistante, qui est le marxisme «scientifique». Son texte est d’ailleurs d’une clarté lumineuse, du moins à la première lecture, et si l’on fait abstraction des démentis apportés par les événements ultérieurs.
Mais les textes russes de cette époque sont révélateurs sur un autre point encore plus important, croyons-nous. Les Russes sont d’excellents théoriciens. On sait, par exemple, leur éminente contribution aux mathématiques depuis cent vingt ans. En outre, ils ont le génie de la parole, de l’expression des idées et des sentiments, comme en témoigne leur admirable littérature. En réussissant avec une foudroyante rapidité une révolution totale se réclamant des luttes ouvrières du XIXe siècle occidental, et en donnant, grâce à leur génie de l’expression et de l’idéologie, une interprétation rigoureusement cohérente de leur victoire, ils ont fixé pour des décennies les mécanismes verbaux et les cadres mentaux de la revendication sociale: ces mécanismes verbaux et ces cadres mentaux sont ceux de l’ouvrier occidental du XIXe siècle réduit en esclavage par une machine sociale dont tous les leviers étaient entre les mains de ses exploiteurs.
Non aux produits de consommation
C’est peut-être dans cette circonstance qu’il faudrait chercher la cause profonde du mal récurrent dont souffrent, en Occident, les partis politiques qui se sont donné pour tâche la révolution sociale. Pourquoi ces partis n’emportent-ils pas l’adhésion enthousiaste de tous les salariés? Il y a là un mystère quand on relit ces textes vieux d’un demi-siècle et où s’exprime sans cesse, comme allant de soi, l’opinion qu’être salarié c’est, par définition, vouloir la révolution sociale.
En 1972, il faut bien se rendre à l’évidence: s’il en était ainsi, l’Occident tout entier serait socialisé, puisqu’il est essentiellement peuplé de salariés et que le vote se fait au suffrage universel. L’évidence, en 1972, semble bien être que ce n’est plus la révolution sociale qui intéresse d’abord le salarié (si, bien entendu, on continue de définir cette révolution comme l’appropriation collective des moyens de production).
Pourquoi en est-il ainsi? Peut-être parce que la propriété de ces moyens était, il y a un siècle, ressentie par l’ouvrier comme l’instrument souverain de son oppression. Le calvaire de l’ouvrier du XIXe siècle, c’était l’État, la richesse et la répression entre les mains du capitaliste. On reconnaît dans cette dernière phrase l’expression condensée et sans cesse répétée du grief adressé par les partis révolutionnaires actuels à la société occidentale actuelle. Il faut bien admettre qu’aux yeux du salarié occidental contemporain, ce grief, quoique toujours justifié par la situation objective, ne semble plus être un souci primordial.
La mise en accusation de la société où vit le salarié est toujours aussi véhémente, mais elle semble viser de moins en moins la propriété des moyens de production, et de plus en plus la nature de la production elle-même. Les reproches adressés par le salarié à la société au sein de laquelle il vit tendent à s’uniformiser, que cette société soit capitaliste ou socialiste: ce qui lui importe, c’est de moins en moins la répartition des richesses, et de plus en plus la nature de ces richesses. Dans les pays les plus riches, c’est l’intérêt d’être riche qui est même mis en cause par les nouvelles couches de population. Il y a là assurément un champ nouveau pour les révolutionnaires de l’avenir.■
Aimé Michel