Repos du corps ou tourment de l’esprit
Chronique parue dans la revue Arts et Métiers de juin 1980
Ceux qui comme moi (et ils sont encore nombreux) sont nés au lendemain de la première guerre mondiale au fond d’une vieille ferme, qui ont ensuite parcouru tout le cursus universitaire, puis passé leur vie parmi les classes supposées motrices de la société, ceux-là peuvent se flatter d’être les hommes les plus vieux qui aient jamais vécu sous le soleil. Enfoncé, Mathusalem! Ils sont, selon un calcul élémentaire, quatre ou cinq fois plus âgés que le patriarche.
S’il y en a parmi mes lecteurs, qu’ils lisent Les Travaux et les Jours, d’Hésiode, le vieux poète grec. Ils y trouveront la description d’une vie qui est à peu près celle de leur enfance. On vivait il y a un demi-siècle dans un village français presque comme il y a trois mille ans sur les pentes de l’Hélicon.
En cinquante ans, nous sommes donc passés de la campagne archaïque — qui d’ailleurs durait depuis Zeus sait quand — à l’âge de l’informatique. L’adaptation physique s’est faite sans effort, et pour cause, puisque le changement est toujours allé dans le sens du soulagement du corps. On n’a donc cessé de soulager le corps, conformément à ses vœux, sinon à sa vraie nature, qui se trouve mieux d’un peu d’effort. Mais l’esprit.
Je lis dans diverses enquêtes que la drogue fait des progrès dans la plupart des pays avancés, de même que le nombre des suicides et des maladies nerveuses, de même que les sectes et les religions de pacotille. Est-ce étonnant? Ceux d’entre nous qui ont des enfants savent combien sont devenues haletantes et talonnantes la succession rapide des jours (le programme qui pousse!), la compétition (toutes les barres de plus en plus hautes), l’organisation, si l’on peut dire, de la vie familiale (tout le monde est de plus en plus haletant et talonné).
C’est ce dernier aspect du changement — la complète métamorphose de la vie familiale — qui me semble le plus menaçant. Car à ce type de changement rien dans notre nature ne nous prépare, au contraire, et on ne peut discerner où il nous conduit.
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Des cervelles légères, plus promptes à dénoncer ce qui cloche qu’à chercher des causes plausibles, nous rabâchent depuis des lustres, non sans succès, que le mal vient de la «société», ou du «pouvoir», ou de telle autre lanterne facile à désigner. «L’enfer c’est les autres», disait Sartre. Ah, dame, c’est vite dit, les autres. Les autres, c’est Sartre et c’est nous.
D’autres analyses plus sérieuses ont le seul tort de ne désigner aucun bouc émissaire[1]. Une des plus profondes, à mon avis, est celle qui considère l’évolution historique de la valeur ajoutée.
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Il n’y a aucune valeur ajoutée dans la société de cueillette et de chasse, sauf sur les rares armes, outils et éventuellement vêtements. C’est la limite basse, où la société humaine est peu différente des sociétés animales[2].
C’est dans ce système que sont nés nos instincts, ne l’oublions jamais. L’homme contemporain n’a pratiquement pas changé depuis quinze mille ans, date à laquelle seules existaient la chasse et la cueillette. Il n’y a pas plus de différence entre un Homme de Cro-Magnon et nous qu’entre, disons, un Africain et un Chinois (probablement moins). Tout ce qui subsiste en nous d’instincts, de tendance et de comportements innés s’est formé dans l’environnement de l’Homme de Cro-Magnon ou d’avant, dans la caverne.
Ces instincts et comportements ont à peu près trouvé leur satisfaction jusqu’au début de la civilisation industrielle. Jusque-là, le progrès n’a pas modifié l’essentiel de notre vie, c’est-à-dire: relative sédentarité, liens étroits, profonds, et plus longs que la vie individuelle, avec le groupe social, le village, la tribu, ou l’un plus l’autre.
Dans la civilisation villageoise, physiquement si dure par ailleurs, les liens sociaux (verticaux: du vieillard à l’enfant, horizontaux: cousins et voisins) étaient très forts. Ils étaient durs, mais comme on dit maintenant, gratifiants. On interdisait aux soldats suisses de chanter le Ranz des vaches, car il déclenchait des suicides. Qui se suiciderait maintenant pour être un temps éloigné de Viry-Châtillon ou de Sarcelles, infiniment plus confortables pourtant que le Val d’Anniviers?
Avec la révolution industrielle apparaissent, puis se développent de plus en plus, deux métamorphoses du travail: on travaille de moins en moins là où l’on habite; on pratique de moins en moins le travail de son père. Pourquoi? C’est que dans le produit fini qui est l’objet du commerce et la source de tout revenu, la part de la valeur ajoutée s’accroît et se complexifie sans cesse. L’objet en voie de fabrication rassemble donc autour de lui un nombre croissant de travailleurs aux compétences de plus en plus différenciées qui ne se rencontrent que là, n’ayant rien en commun que le lieu de travail, et encore pas toujours.
Les conséquences sur la vie sociale sont nombreuses et frustrantes: on travaille avec des étrangers et selon une hiérarchie qui ne doit rien aux rapports sociaux; l’enfant ne voit jamais plus travailler son père (ni, maintenant, sa mère; soudain la signification du travail cesse de lui apparaître, ce n’est plus qu’un sujet de conversation occasionnel, n’évoquant rien de concret. Réfléchissons: combien d’entre nous ont pu montrer à leurs enfants ce qu’ils font dans la journée, le leur faire réellement saisir? Et surtout peut-être, le résultat le plus destructeur: les générations sont disloquées, désunies, les grands-parents ont perdu l’intégralité de leur fonction sociale, qui consistait à apprendre à l’enfant ce que celui-ci voyait faire à son père et qu’il ambitionnait d’au moins égaler.
Le monde contemporain souffre donc d’avoir de plus en plus de vieux, amers de leur inutilité, de jeunes quotidiennement éloignés de leur modèle naturel (leur père, leur mère), d’adultes obligés de s’éloigner de leur foyer.
De plus, la tyrannie de l’objet ne cesse de chasser dans l’inconnu la cellule familiale déjà restreinte au couple et aux enfants: trente millions de familles ont déménagé l’an dernier aux États-Unis. Combien en France, pays pourtant casanier?
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À cela s’ajoute l’impitoyable compétition méritocratique qui ne permet plus de répit, de relax, de kef, comme disent les Égyptiens. Il faut gagner ou disparaître. S’y combine enfin la réaction instinctive de fuite qui tente vainement de trouver un substitut aux nourritures de l’âme en voie de disparition, réaction que j’appellerai la névrose du refuge: le couple et les enfants deviennent pour chacun une obsession, alors même que la tempête les ébranle. Comme disent les pédants, il y a surinvestissement émotionnel. D’où les drames, les nerfs qui lâchent, les fugues, la drogue, les sectes. Car la famille au sens restreint (parents-enfants) n’est pas une cellule prévue par la nature pour soutenir des secousses d’ampleur planétaire. Elle est forte, mais là n’est pas sa destinée. Elle est un nid de traditions tendres et fragiles, non une patrouille de paras progressant dans la jungle. D’ailleurs la famille restreinte n’existe dans la nature que munie de ses liens innombrables avec une société plus large, maintenant disparue.
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À quoi cette évolution apparemment irréversible nous conduit-elle? On peut changer les cultures, non la nature. Or la nature est ici violentée, c’est incontestable. Peut-on la violenter impunément et indéfiniment?
«Tous les grands progrès, disait Bernard Shaw, sont le fait d’imbéciles, qui, incapables de s’adapter au monde, ont trouvé plus simple d’adapter le monde à leur imbécillité». Bienheureuse imbécillité, qui finira bien par nous tirer de ce mauvais pas comme de tous les mauvais pas rencontrés depuis la caverne! Faisons confiance à l’imbécillité humaine. Pourquoi nous décevrait-elle pour la première fois?…■
Aimé Michel
Notes:
(1) Trouver un coupable, la vieille facilité! C’est la faute au Bourgeois, au Syndicat, au Juif, au Noble. Tout n’a-t-il pas été essayé? N’a-t-on pas assez coupé de têtes?
(2) On trouve des traces de valeur ajoutée dans l’activité de nombreuses espèces animales, surtout chez les insectes. Certains animaux fabriquent même des objets purement symboliques (cadeaux) n’ayant de valeur qu’«ajoutée».