Rencontre à Carthage
Préface au livre L’astrologie devant la science de Michel Gauquelin, Encyclopédie Planète

Il est plus aisé d’édifier un système philosophique ou d’adhérer à une religion que d’y conformer sa vie, et de donner à la quête du dimanche que d’atteindre à travers mille épreuves lentement surmontées les derniers degrés des états d’oraison. Une sorte de crédulité floue et jamais étudiée de face fait la fortune des tireurs d’horoscope. Tel qui se pique de rationalisme ne manque jamais, en parcourant son journal, de jeter un coup d’œil mi-ironique mi-anxieux sur la promesse quotidienne de son signe, rejetant dans la pénombre commode de son inconscient la question de savoir si vraiment les astres déterminent son destin. C’est pourtant notre devoir d’hommes raisonnables de refuser toute action indirecte des charlatans et des fous sur notre comportement. Mais la puissance des mythes et leur persistance au fond de notre âme saturée d’équations et de technologie est l’inévitable contrepartie de notre paresse intellectuelle. Comme le remarquait Pascal en essayant de démontrer la valeur objective de ses mythes personnels, rien pourtant ne serait plus important que de savoir et, par conséquent, la raison la plus froide nous enjoint de chercher à savoir.
UNE RENCONTRE EXTRAORDINAIRE
Pour moi, je n’ai jusqu’ici rencontré qu’un seul homme — un seul — qui, s’étant persuadé que le système cosmologique offert par l’astrologie était l’ultime vérité, y ait aussi pleinement conformé sa vie que le trappiste enseveli au fond de sa cellule au dogme catholique. Cet homme étrange, je ne lui ai parlé qu’une fois, un après-midi du mois de février 1958. II ne m’a pas dit son nom. Je ne l’ai jamais revu. Mais j’ai souvent repensé à lui depuis. J’y repense à vrai dire chaque fois que je m’interroge sur les chances d’une recherche solitaire de la vérité, chaque fois qu’un interlocuteur éloquent plaide la voie de la solitude en invoquant l’incertitude de la science et l’insuffisance de la raison.
C’était à Carthage, parmi les ruines des thermes d’Antonin. Peu soucieux de se fatiguer pour un seul visiteur qui de surcroît n’était pas américain, le guide m’avait abandonné dans le vaste désert des voûtes effondrées et des colonnes abattues. On n’entendait que les oiseaux, la rumeur intermittente des autos sur la route de Sidi Ben Saïd, et le clapotis de la mer. Heureux de cette liberté, j’allai m’asseoir à l’ombre d’un colossal chapiteau de grès, essayant d’imaginer ce qu’avait été ce lieu au temps de la splendeur romaine, ou encore, quelques siècles plus tôt, le terrible assaut final des troupes de Scipion l’Africain à travers les maisons puniques embrasées dans un holocauste volontaire.
Soudain, je me rendis compte que je n’étais pas seul. Un homme était assis non loin de moi près d’un laurier en fleur et regardait le chapiteau. Je ne lui accordai d’abord qu’un coup d’œil. Un Français, certainement. La cinquantaine, strict complet de sport, les cheveux blonds, un visage paisible, une alliance au doigt. Au bout d’un moment, il se leva, fit le tour du monolithe, le caressa, et dit un seul mot:
— Le destin…
— Pardon?
— Je dis: le destin. Ce chapiteau est un grès d’Égypte. Eh oui! d’Égypte. Ou peut-être d’Alsace, des Vosges. À moins qu’il soit venu de Grande-Bretagne. Pendant des centaines de millions d’années, il avait dormi dans sa carrière, jusqu’à ce qu’un architecte romain le trouve à son goût et le fasse venir ici, au prix de combien d’efforts. Car il pèse plusieurs tonnes. Et le fasse sculpter. Pendant quelques siècles, des hommes ont discuté philosophie, religion, politique, affaires en latin et en grec au pied de l’énorme colonne qui sans doute le supportait. Le voilà maintenant abattu. Pendant quelques siècles encore, les touristes s’étonneront de sa masse, en casseront un morceau pour le poser sur leur bureau en guise de presse-papier.
— tenez, regardez ici et là les coups de marteau tout récents et les écailles absentes —, puis il retournera peu à peu à la terre. Ou sans doute à la mer, puisque la mer ici grignote peu à peu sur la côte et qu’une partie du monument est déjà noyée.
— Eh bien! dis-je, c’est le destin de toute pierre. Ce grès ne fut-il pas déjà un sable marin?
— Sans doute. Mais son destin à lui est singulier. Cette pierre est chargée de pensées, et par conséquent de pouvoirs.
— Pour les pensées, ce sont celles des hommes. Elles n’ont rien de plus singulier que celles que nous échangeons en ce moment. Elles sont fruit du hasard. Et quant aux pouvoirs, je ne vois pas exactement ce que vous voulez dire.
DES LOIS QUI EXISTENT HORS DE NOUS
Mon interlocuteur me regarda un moment, pour la première fois, semblait-il.
— Croyez-vous vraiment que ce que nous disons est le pur fruit du hasard? Je sais, je sais, ajouta-t-il en prévenant ma réponse, je ne vous connais pas, nous ne nous connaissons pas. Nous n’allons pas gâcher cet après-midi à reprendre de vieilles discussions sur le libre-arbitre et la prédestination. Mais les pensées des hommes d’où viennent-elles?
J’eus un moment envie de répondre: «Oui, évidemment…», et de m’en aller, après un salut poli, poursuivre ma visite solitaire, mais l’homme paraissait cultivé, intelligent, et je ne voyais pas où il voulait en venir.
— D’où? Eh bien! mais en cybernétique, on peut calculer l’accroissement de l’information résultant d’une opération donnée. Tout travail de l’esprit, et même de toute activité vivante augmente l’information. Depuis Thalès (si vous voulez), l’information disponible sur la planète Terre s’est accrue de toutes les méditations des hommes et de toutes les découvertes de la science. La voilà l’origine. En ce moment, nous bavardons, et peut-être une vérité nouvelle sortira-t-elle de notre bavardage. Il n’y a là rien de mystérieux.
— C’est vous qui le dites. Pensez-vous que, pour avoir mesuré l’accroissement de l’information, et même pour avoir mis au clair les lois de cet accroissement, vous en aurez expliqué l’origine? C’est comme si, ayant à l’école résolu les innombrables problèmes de bassins se remplissant et se vidant à l’aide de force robinets, vous prétendiez avoir trouvé d’où vient l’eau quand vous aurez calculé tous les débits.
— Il me semble, dis-je, que tout cela a été analysé par des cybernéticiens, Wiener, von Neuman et quelques autres.
— N’en croyez rien. La cybernétique se borne aux calculs. Et comment ferait-elle autrement? C’est une branche des mathématiques. Pour être plus précis, vous êtes obligé d’admettre que quand un savant découvre une nouvelle loi physique ou autre, il ne fait que la découvrir. Il ne la crée pas. Elle régissait l’univers avant même l’apparition du premier homme, avant la naissance de la Terre, et depuis que l’univers existe. Le savant se borne à en prendre conscience. Il y a de l’information dans l’esprit et le discours des hommes. Mais cette information préexiste à sa découverte. Si elle ne préexistait pas, il ne pourrait pas la découvrir.
QU’EST-CE QUE L’UNIVERS?
Nous étions loin du chapiteau et de son destin, je le lui fis remarquer.
— Eh! dit-il, moins que vous croyez. Si toutes nos pensées préexistaient dans l’univers, ce chapiteau, le dessein qui le tira de la terre, le plan qui le façonna, les spéculations auxquelles il donna lieu, celles que nous faisons en ce moment, tout cela n’existe donc dans la pensée des hommes — dans la nôtre — que pour la deuxième fois. De surcroît, pour ainsi dire. Tout ce que nous faisons et tout ce que nous sommes (et que nous prenons pour l’essentiel de la réalité) n’est qu’une sorte de reflet incertain à la surface de la vraie réalité, qui nous échappe et cependant nous conduit, et fait notre substance la plus profonde, la seule véritablement réelle.
— Les Hindous ont déjà dit cela, et même, à sa façon le Coran auquel croient les gens de ce pays. Et, au fond, toutes les religions.
—Sans doute. Seulement, c’étaient là des systèmes religieux. Je crois, pour ma part, que le fait que ces vérités aient été vues d’abord par les religions nous empêche de comprendre qu’elles devraient être et qu’elles sont l’objet de science.
— De science? Diable! Quelle science?
Mon interlocuteur sourit et jeta un coup d’œil discret sur sa montre.
— Vous me paraissez avoir des lectures, dit-il, je ne sais si vous connaissez cette nouvelle de Science-Fiction. L’auteur y raconte comment, vers l’an 3000, les progrès de la radio-astronomie et de divers autres procédés de sondage de l’espace sidéral ayant permis de multiplier formidablement la portée des instruments d’observation, les hommes sont enfin parvenus à situer les limites de l’univers. Par une longue série de mesures et de calculs, ils entreprennent alors d’en reconstituer l’image. Ils découvrent d’abord que, tout compte fait, ledit univers, s’il est immense dans quatre directions du ciel opposées deux à deux, semble étrangement borné dans deux autres directions. Bref, qu’il est plat, très plat, comme la feuille d’un livre. Vers le centre, les sondages localisent un vaste système de galaxies également plat et dont le spectre est singulièrement homochrome, et plus précisément rouge. Quelques siècles plus tard, nouveaux progrès des cartographes célestes. Le système galactique central commence à révéler ses contours généraux curieusement symétriques. Reporté sur un graphique, il se présente sous une forme gigantesquement foliacée: il ressemble à un fer de lance assez obtus, ou encore à une feuille de lierre, une feuille qui serait rouge. Simultanément, une autre équipe d’astronomes est venue à bout des mesures plus lointaines et a atteint les limites extérieures du reste de l’univers. Ils portent ces limites sur le même graphique où la formation centrale était déjà représentée. Et alors, tout à coup, surgit simultanément dans l’esprit de tous ces astronomes le mot ultime, le mot qui livre le dernier secret de l’espace-temps, le mot qui répond à toutes les questions posées depuis toujours par les philosophies et les religions. Et ce mot est: Belote et rebelote. Car l’univers n’est rien d’autre qu’une colossale carte à jouer, un atout de cœur qu’une main encore plus colossale est en train d’abattre au terme d’une partie qui dure depuis quelques milliards de siècles.
LE FOL ORGUEIL DE L’HOMME
«Vous riez? Mais avez-vous ri la première fois que vous avez lu les deux infinis de Pascal et rencontré ce ciron où il nous invite à voir, rappelez-vous, «une infinité d’univers, dont chacun à son firmament, ses planètes, sa terre, et dans cette terre des animaux, et enfin des cirons», sans repos et sans fin, selon son expression? Vous n’avez pas ri parce que Pascal, Dieu sait pourquoi, s’est abstenu d’extrapoler vers l’infiniment grand ce qu’il imaginait dans l’infiniment petit. C’est à dessein que je dis: «Dieu sait pourquoi»; sans doute lui déplaisait-il d’imaginer son Dieu sous la forme d’un ciron. J’entends bien que nous en savons assez maintenant sur la microphysique, trois cents ans après Pascal, pour ne plus pouvoir croire à ses cirons indéfiniment emboîtés les uns dans les autres comme des poupées chinoises. L’atome n’est pas une réduction du système solaire, le noyau n’est pas une étoile, les électrons ne sont pas des planètes. Mais les deux infinis existent bel et bien comme il l’avait prévu, quoiqu’ils soient bien plus compliqués qu’il ne pouvait le deviner et finalement bien plus intéressants. Dans l’image de Pascal, les univers indéfiniment emboîtés s’ignoraient verticalement, les degrés successifs suivant chacun une destinée indépendante quoique peut-être identique, comme ces images de plus en plus petites renvoyées par les glaces opposées du coiffeur se copient à l’infini sans pouvoir jamais se serrer la main. Au lieu que nous savons, nous, par la physique, la chimie et la biologie, qu’il y a une perpétuelle interaction entre tous les niveaux, que la particule agit sur nous et nous sur la particule, et que par conséquent il faut être abruti d’orgueil anthropocentrique pour ne pas comprendre que l’infiniment grand agit constamment sur nous comme nous agissons sur la particule!»
Depuis un moment nous marchions côte à côte au bord de la mer, nous arrêtant parfois pour suivre le manège d’un navire passant au loin devant les murs blancs de Korbus. Mais à ces derniers mots, je sentis, comme Mr. Caution, un petit quelque chose se déclencher dans mon cerveau.
— Parbleu! dis-je, un peu déçu. N’êtes-vous pas en train de me démontrer que les dernières trouvailles de la science justifient les prétentions de l’astrologie, cette vieille lune?
— Je vous accorde que l’astrologie telle qu’elle existe est un tissu d’absurdités, comme les équations du professeur Nimbus. Mais supposez que dans mille ans une série de catastrophes n’aient laissé subsister, comme unique document mathématique de notre temps, que les immortels travaux de ce personnage de bandes dessinées. Supposez que de doctes savants, les ayant étudiés, en déduisent que les mathématiques n’ont jamais existé, sinon à titre d’absurdité manifeste?
— Voulez-vous dire que nos Nimbus astrologues sont le burlesque héritage d’un temps où l’astrologie avait ses Einstein et ses von Neuman?
UNE SCIENCE PERDUE?
Mon interlocuteur se tut. Il semblait réfléchir.
— Écoutez, dit-il, vous ne me connaissez pas. Nous ne nous reverrons probablement jamais. Ce que je vais vous dire n’est qu’une confidence personnelle et ne saurait avoir pour vous qu’une portée, comment dire? morale. Prenez-le, si vous voulez, comme le témoignage d’une des innombrables bizarreries qui peuvent naître et se développer dans le cerveau des hommes. Je vous déclare donc qu’ayant étudié je ne dis pas les méthodes, qui sont aberrantes, mais les principes de l’astrologie traditionnelle, j’y ai trouvé (il hésita); j’y ai trouvé la clé que tout homme cherche avant de mourir. Pour ne pas vous induire en erreur, je tiens à vous dire en outre que cette… clé n’a rien à voir avec les horoscopes et autres sornettes. Appelons cela, si vous voulez, une voie, ou une ascèse. Dans le dépotoir que constitue l’astrologie telle qu’on peut maintenant l’étudier, même à travers les vieux grimoires prétendument inspirés, il y a une vérité, et une seule. C’est celle du couple microcosme-macrocosme. Mais de ce couple, la science nous donne une image bien plus fidèle et éclairante.
— Si je vous comprends bien, l’astrologie telle qu’elle existe, c’est Nimbus divaguant sur des réalités qui attendent leur Galilée?
— Oui.
Nous nous taisions. Lui parce qu’il semblait penser à autre chose, et moi par courtoisie. Car tout cela ne me satisfaisait guère. Affirmer que le macrocosme subit l’influence du microcosme, et même qu’il est fait de lui, c’était une lapalissade. Que je fusse fait d’atomes, de molécules, de cellules, que toute réaction chimique dans mon corps modifiât mon être et ma pensée même, surtout quand cette réaction se produit dans mon cerveau, à la bonne heure! Mais quel besoin de l’astrologie pour éclairer ces banales évidences? L’astrologie, c’est l’inverse. C’est le macrocosme formulant et fabriquant le microcosme. Comment imaginer l’univers agissant sur l’être humain au niveau singulier?
Je me rappelai le discours tenu par Voltaire à une nonne qui disait avoir obtenu de la Providence la guérison de son moineau malade:
Ma sœur, il n’y a rien de si bon que des Ave Maria, surtout quand une fille les récite en latin dans un faubourg de Paris. Mais je ne crois pas que Dieu s’occupe beaucoup de votre moineau, tout joli qu’il est. Songez, je vous prie, qu’il a d’autres affaires. Il faut qu’il dirige continuellement le cours de seize planètes et de l’anneau de Saturne, au centre desquels il a placé le soleil, qui est aussi gros qu’un million de nos terres. Il a des milliards de milliards d’autres soleils, de planètes et comètes à gouverner. Ses lois immuables et son concours éternel font mouvoir la nature entière. Si des Ave Maria avaient fait vivre votre moineau un instant de plus qu’il ne devait vivre, ces Ave Maria auraient violé toutes les lois posées de toute éternité par le Grand Être. Vous auriez dérangé l’univers. II vous aurait fallu un nouveau monde, un nouveau Dieu, un nouvel ordre des choses.
Finalement, ne voyant pas comment la théorie de mon interlocuteur pouvait venir à bout des objections de Voltaire, je pris le parti de les lui exposer en les accompagnant d’un commentaire plus moderne.
— Je vous accorde, lui dis-je, que les hommes tombent toujours dans le piège de se prendre pour le nombril du monde. C’est cela, l’anthropomorphisme que vous dénoncez. Mais êtes-vous sûr d’échapper vous-même à cette erreur? Vous dites qu’il faut être aveugle pour ne pas admettre que l’infiniment grand agit constamment sur nous comme nous agissons sur la particule. Mais nous n’agissons jamais sur la particule, je veux dire sur une seule prise individuellement. Ma main est faite de particules, et je peux lever une main, c’est entendu. Seulement, il s’agit de quelques milliards de milliards de ces petits corps et non d’un ou de quelques-uns. De même, il est certain que l’attraction du Soleil permet à la Terre de graviter dans l’espace seconde après seconde, et quand la Terre gravite, vous aussi, et moi aussi, et tous les vivants et les morts qu’elle porte. Mais de là à dire que le Soleil s’occupe de vous et de moi en particulier, il y a un pas! L’univers nous écrase ou nous fait vivre en nous ignorant, comme le Dieu de Voltaire. En croyant que les astres peuvent exercer sur votre vie une action choisie, singulière, vous imitez donc la nonne qui imagine le Créateur de l’univers changeant ses lois éternelles en faveur de son moineau. Saturne se moque bien de vous et de moi! Et d’ailleurs, Saturne n’est qu’une masse de divers corps chimiques. Il fut un temps où on le prenait pour un dieu, et c’est alors qu’est née l’astrologie. L’astrologie subsiste parce que les ignorants ne savent pas que le dieu est mort. Si vous aviez raison, si les astres s’occupaient de chacun de nous, pris séparément comme les anges gardiens de la théologie chrétienne, alors la Terre s’occuperait des Martiens. Par le Prophète! comme on dit ici, elle ferait mieux de s’occuper de nous, ce dont, avouez-le, elle semble se soucier comme d’une guigne. C’est un des plus vieux thèmes des méditations humaines que l’indifférence de la Terre à l’égard des êtres qu’elle porte. Contestez-vous cette indifférence? Mais si la Terre nous montre le même intérêt que le premier bloc de marbre venu, comment diable les autres astres perdus au fond du ciel pourraient-ils avoir sur nous une influence quelconque?
«Au fond de toutes ces illusions, je vois surtout les effets d’une imagination fabuleusement égarée par les apparences. Les astres sont des points dans le ciel que nos ancêtres ont pris pour des êtres surnaturels parce qu’ils n’avaient pas de télescope pour y voir les montagnes de la Lune ou les nuages de Vénus, Jupiter ou Saturne. Et même avec le télescope et sachant que la Terre est un astre fort banal, les images du fond de notre inconscient nous soufflent nos désirs; nos amours et nos terreurs n’ont pas suivi les progrès de nos connaissances. Elles restent enfantines, émotionnelles, mythologiques. Notre cœur refuse d’admettre ce que notre raison nous montre pourtant avec évidence: que les nuages de Vénus et l’anneau de Saturne sont d’aveugles masses physiques, justiciables de la physique et d’elle seule, et non d’énormes caricatures célestes de l’homme occupées à veiller sur le sort de nos entreprises et la santé de notre moineau. Vous rappelez-vous le mot de ce roi furieux d’entendre ses courtisans railler la terreur semée par l’apparition d’une comète? «Vous en parlez à votre aise, leur disait-il, vous n’êtes pas princes!». Comme si la comète faisait la différence! Pauvre petit roi ignare! «
NE RÊVONS-NOUS QUE CE QUI EST?
Mon interlocuteur s’était arrêté pour me regarder. Quand j’eus fini, il haussa lentement les épaules.
— Tout cela est vrai, dit-il, cependant vous n’y êtes pas du tout. II serait vain de ma part de vouloir en une heure vous faire entendre quelque chose qui ne peut sortir que de vous-même. Les vérités qui s’obtiennent par des explications sont de petites vérités. Les autres, les seules qui comptent, sont le résultat d’une métamorphose mentale ou, si vous préférez, spirituelle aussi laborieuse que la solution d’un puzzle ou l’édification d’un temple à partir d’un tas de pierres. Je me bornerai donc à vous dire ceci. D’abord que la vieille idée du couple microcosme-macrocosme correspond à la conception moderne d’une information qui préexistait dans l’univers avant toute prise de conscience par l’homme. Je ne vous demande pas de croire, mais seulement d’envisager la possibilité que toutes vos idées, fussent-elles contradictoires, aient dans la réalité universelle une façon primordiale d’exister qui est à la pensée que vous en avez ce que le temple intact est au plan que l’archéologue dresse de ses ruines. Tous vos rêves existent dans l’immense univers, d’une façon réelle quoique inconcevable à votre esprit. Et ils n’existent pas parce que vous les rêvez, non! C’est très exactement le contraire: vous ne pouvez rêver que ce qui existe. Quant à la prétendue absurdité d’une action du macrocosme sur le microcosme, de corps vastes comme les astres sur le destin d’un homme ou d’un moineau, je vous suggère de rechercher si l’action volontaire de votre pensée sur les mouvements de votre corps n’en est pas une réfutation suffisante. Pour moi, tout cela est d’une évidence qui est celle de la lumière du jour. Chacun de mes actes en est éclairé. J’y puise un bonheur et une sécurité que je vous souhaite, car vous m’êtes sympathique. La souffrance même y trouve sa place, et la mort s’y insère comme une transition à peine perceptible. Sur ce, monsieur, je vous salue.
Et il me laissa là, un peu surpris d’une si abrupte conclusion.
Comme je l’ai dit, j’ai eu depuis maintes occasions de repenser à ce curieux dialogue carthaginois dont toutes les idées, sinon les mots, sont restées gravées dans ma mémoire. Les derniers propos de mon compagnon de quelques heures m’ont en particulier longtemps apparu comme une énigme, et même, pour être franc, comme une dérobade. Pourquoi les mouvements volontaires de mon corps montreraient-ils la possibilité d’une action singulière des astres sur chaque être?
NOUS COMMANDONS À DES ÉLECTRONS
L’illumination m’est venue plusieurs années après de la juxtaposition fortuite sur mon bureau du livre de mon ami Charles-Noël Martin les Treize Marches vers l’atome[1] et l’ouvrage du professeur Lapicque la Machine nerveuse[2]. Au coin d’une phrase du professeur Lapicque sur la nature électronique de l’influx nerveux, je crus entendre soudain la voix élégante et ironique du mystérieux promeneur de Carthage.
— Cette fois, me disait-il, je crois que vous avez compris!
En effet, quand je tends la main, par exemple, ou quand j’écris, que se passe-t-il dans mon organisme? Passons sur le mystère initial, celui de ma liberté qui décide le mouvement, et examinons à la loupe le processus qui du cerveau, organe de la conscience, aboutit à la main qui écrit ces lignes. Ce qui guide ma main, ce qui l’anime (et que ce mot d’animer est ici lourd de son étymologie!), c’est un ensemble complexe d’influx nerveux dirigés vers elle par le cerveau. C’est un ensemble de ces influx nerveux que l’on sait être de nature électrique depuis Galvani, Matteucci et Dubois-Reymond. Mais qu’est-ce qu’un courant électrique? Un déplacement d’électrons. Ma volonté sait donc et peut mettre en mouvement quelques petits paquets d’électrons exactement à son plaisir! Que le mécanisme de ces impulsions volontaires soit encore mystérieux, que je ne sache en aucune façon comme le fond de la chose se déclenche, le fait n’en est pas moins là: parmi les milliards de milliards d’électrons de mon corps, il en est quelques-uns, ceux qui se déplacent le long des fibres de mon système nerveux volontaire, auxquels je commande comme il me plaît. Je n’en ai nulle conscience, je n’en saurais rien si la neurophysiologie ne me l’avait enseigné, mais je ne le fais pas moins tout au long de ma vie comme M. Jourdain fait de la prose. Mieux même: ces électrons qui se déplacent ou se stabilisent à mon gré, c’est l’indispensable infrastructure de ma vie consciente et inconsciente tout entière. Et si les matérialistes ont raison, je ne suis rien d’autre que ces mouvements d’électrons.
Fort bien. Mais quelle est la dimension de ces infimes particules dont la maîtrise dans mon réseau nerveux me permet de tracer ces lignes et de penser les idées que j’y exprime? Ouvrons le livre de Charles-Noël Martin aux pages 13 et 14. Nous y trouvons un tableau de ce que notre ami a appelé les Treize Marches, qui sont les treize paliers de l’infiniment petit. Et sur ce tableau, la particule élémentaire se situe sur la treizième marche, vers le fermi, c’est-à-dire vers le millième de milliardième de millimètre. Voilà donc la limite inférieure de mon action volontaire dans l’espace, de mon action la plus banale, celle qui commande et dirige les mouvements de mon corps. Et cela sous réserve qu’on ne décèle ultérieurement aucune action à des niveaux encore plus infimes.
Un homme d’un mètre soixante-quinze est capable de diriger volontairement le cours de certains corps physiques 1.750.000.000.000.000 de fois plus petits que lui. Si une action réciproque d’objets spatiaux séparés par de tels abîmes dimensionnels est véritable, c’est qu’elle est possible. Et si elle est possible, où nous mène son extrapolation vers l’infiniment grand?
ET SI NOUS N’ÉTIONS QU’UN ÉLECTRON?
Voilà sans doute, me semble-t-il, ce que voulait dire mon interlocuteur carthaginois. II croyait à la possibilité d’une action directrice de l’infiniment grand où nous baignons sur le destin des hommes, parce que l’homme peut diriger dans son propre corps des corps 1.750.000.000.000.000 de fois plus petits que lui. La question que nous devons dès lors nous poser pour évaluer la portée de son extrapolation est donc la suivante: en multipliant la dimension du corps humain par 1.750.000.000.000.000, atteint-on l’ordre de grandeur des dimensions célestes? Le calcul est aisé. Le produit en question donne environ trois mille milliards de kilomètres. Ce chiffre dépasse très largement les distances planétaires, puisque Pluton, la planète la plus éloignée, gravite à moins de 6 milliards de kilomètres du Soleil. Ce chiffre est au système solaire connu comme 500 est à 1, ce qui signifie que, dans le rapport des dimensions, le corps humain est bien plus près des astres que des particules qui le constituent! En multipliant les dimensions d’une particule élémentaire par 10, puis encore par 10, et ainsi de suite, on met 500 fois plus de temps pour atteindre les dimensions du corps humain qu’on n’en met pour atteindre la plus lointaine planète en multipliant de la même façon les dimensions du corps humain. Ou encore, si les électrons qui s’agitent en ce moment dans mon cerveau devenaient soudain grands comme moi-même et que je grandisse en proportion, tout le système solaire m’apparaîtrait comme un minuscule tourbillon large de trois millimètres et demi!
L’affaire est donc entendue. L’argument qui fait appel au bon sens pour récuser la vraisemblance d’une action des astres sur les hommes en raison du formidable décalage dimensionnel est peut-être excellent. Mais la nature se moque si bien de nos vraisemblances qu’elle s’est offert la fantaisie de construire le monde vivant tout entier — et l’homme en particulier — sur un décalage encore plus insolent. Et mon Dieu, jusqu’à nouvel ordre, ça marche!
LE MONDE DES INFLUENCES ASTRALES
Quant à savoir si, comme le croyait mon interlocuteur, l’extrapolation de ce décalage dans les dimensions célestes est légitime, on ne peut en dire que ce qu’il est prudent de dire de toute extrapolation: qu’on la développe d’abord par jeu, à titre de stimulant expérimental et sous réserve d’inventaire. L’inventaire, Michel Gauquelin a consacré sa vie à le dresser. Il nous donne ici le bilan le plus achevé de son travail à ce jour. À l’actif de ce bilan, il faut d’abord reconnaître la plus consciencieuse, la plus approfondie, la plus convaincante de toutes les réfutations de l’astrologie journalistique et traditionnelle qui aient été rédigées jusqu’ici. Au terme d’un monumental travail statistique, il ne reste rien de l’horoscope cher à nos marchands d’illusions. Mais comme il arrive généralement en science, cette allègre et salubre démolition des hétéroclites cabanes à lapins construites peut-être depuis deux ou trois mille ans sur une idée oubliée révèle un mystère nouveau, qui semble être une authentique influence des astres au niveau statistique, bien différente de celle qu’imaginèrent les vieux auteurs de grimoires.
Ce monde nouveau des influences astrales, les anciens astrologues l’ont sans doute pressenti. Faute d’en trouver la clé, ils ont cédé au penchant de toute pensée primitive: ils ont construit des mythes, parfois ingénieux et profonds, comme l’a montré Jung, et qui demeureront comme un monument de notre inconscient collectif. Mais à ces mythes succède maintenant l’investigation positive d’un phénomène qui ne se laisse encore qu’entrevoir. Michel Gauquelin aura été le pionnier de cette recherche maudite. Nul ne sait encore où mènera un jour le fil d’Ariane sur lequel il a mis la main. Mais le dédale obscur où tant de grands esprits comme Newton et Kepler ont erré sans espoir commence, grâce à lui, à sortir de ses ténèbres.■
Aimé Michel
Notes:
[1] Horizons de France.
[2] Flammarion.