«Rattraper les Allemands»

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«Rattraper les Allemands»

Chronique parue dans la revue Arts et Métiers de juin 1979

 

Beaucoup de nos lecteurs auront sans doute entendu comme moi au cours des derniers mois cette réflexion agacée: «Rattraper l’Allemagne, rattraper l’Allemagne, mais pour quoi faire, à la fin? Pourquoi la France n’aurait-elle d’autre idéal que de rattraper l’Allemagne?» Réflexion assortie d’arguments variés: la grandeur d’un pays ne se mesure pas seulement à son économie; Paris, vaincu en 1870, n’en resta pas moins Ville Lumière; l’Espagne connut sa grandeur à une époque de «misère hautaine»; le rayonnement culturel de l’Amérique ne doit rien, bien au contraire, à sa richesse; si la Russie jouit encore d’un grand prestige, elle le doit à ses dissidents; pour l’agrément de la vie, ce n’est pas nous qui devrions rattraper l’Allemagne mais le contraire; on en remplirait des pages.

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Il me semble que de telles réflexions sont, comme l’on dit, à côté de la plaque. Il me semble (peut-être est-ce sot) que ceux qui nous proposent l’idéal allemand ne parlent nullement du rayonnement spirituel allemand, de ses écrivains, de ses hommes de théâtre, de ses cinéastes, qui certes sont grands, mais nous avons aussi les nôtres.

Bref, il me semble que, si nous devons rattraper l’Allemagne, c’est, j’ose à peine l’écrire, sur le plan de la richesse, de la réussite sociale et politique.

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Pourquoi d’ailleurs regarder outre-Rhin? On pourrait aussi bien dire à ce compte que, du point de vue culturel, le Poitou n’a rien à envier aux Alpes. Et donc qu’il est inutile de construire dans le Poitou telle autoroute ou telle industrie qui lui manquent (ou inversement).

Il faut quand même aller plus loin que ces banalités travesties en évidences dans l’esprit de beaucoup de nos compatriotes, qui en tirent la conclusion qu’«il n’y a pas lieu de rattraper l’Allemagne».

Dire, en cette fin de millénaire, que la grandeur n’a rien à voir avec l’économie, croire que l’on peut encore être grand et pauvre, c’est ne pas voir que l’histoire a renouvelé ses mécanismes.

Est-il sage, par exemple, de croire que l’envahissante culture américaine, qui nous inonde de gauchisme mou, de ses prêchi-prêcha de retour à la nature, de ses remakes psychanalytiques, de ses spiritualités renouvelées de l’Orient, de ses gourous barbus à guitare, ne doit rien au dollar? à I.B.M.? au marketing? Que non! Si nous en sommes pénétrés (ou importunés) c’est bien par l’intermédiaire de l’omniprésente économie. De même l’on n’écouterait guère les écrivains russes exilés si leur voix n’était multipliée par la violence qu’ils dénoncent. S’il n’y avait pas aussi les tanks de l’Armée Rouge (qu’ils dénoncent!). Les moralistes nous répètent que notre époque est matérialiste. Mais qu’est-ce à dire? À l’ère du film, de la T.V., de la mondiovision, de la cassette et du magnétoscope, il faut bien, que diable, admettre que la culture est portée par la technique. J’écoutais, l’autre jour, avec admiration, des chants pygmées. Je les écoutais où? Chez moi, en France, dans mon fauteuil, devant ma radio branchée sur France-Culture. Le présentateur déplorait que cet art merveilleux fût en train de disparaître, que le temps de sa plus grande beauté fût déjà passé. Il y avait donc jadis, dans la forêt équatoriale, une admirable musique que nul en Europe ne connaissait ni ne pouvait connaître. Eh bien, elle n’est pas totalement perdue, grâce au magnétophone et à la modulation de fréquence.

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Il faut bien admettre que le temps de la culture véritablement populaire est mort. Il n’y a plus de violoneux inspiré dans les villages; il n’y a d’ailleurs plus de village. Ouvrez une suite de Bach: Courante, bourrée, sarabande, gigue, gavotte, tout cela vient du violoneux de village. Jusqu’à nos jours, la culture est toujours montée du peuple en se sublimant au niveau des «élites». Socrate allait chez le savetier et le potier pour s’instruire, Platon le dit et le répète. En grec le mot technê désigne aussi bien le savoir du potier et du savetier que la connaissance théorique, l’art, l’œuvre d’art, et même le traité sur l’art. Mais c’était du temps de Socrate. Ce que nous appelons maintenant art populaire, c’est un produit conçu et réalisé par un artiste très savant pour plaire au grand public. Ce n’est pas un produit jailli spontanément du public, car le public commence par les enfants, qui sont à l’école et y apprennent Villon, Victor Hugo, Boris Vian et le solfège. Boris Vian lui-même était très calé, même en mathématiques! Quand le plus mauvais de nos chanteurs pousse sa goualante devant le micro, il faut penser à tout le travail technique qui a précédé cet événement mineur, au parolier, à l’harmonisateur, au promoteur, plus loin derrière à l’étude de marché qui a évalué les chances d’un «tube» (ou d’un «bide»), aux sondages, que sais-je encore?

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Nos peuples scolarisés jusqu’à 16 ans commencent leur vie par un lavage de cerveau descendu jusqu’à eux du haut des cabinets ministériels et des commissions. Ce n’est peut-être pas une réussite, mais enfin, réussie ou pas, la culture descend de ceux qui «savent», Ce n’est plus guère le peuple qui crée ses élites, comme le proclamait le romantisme. Ce sont les élites qui enseignent le peuple. Le courant a changé de sens, que la chose soit ou non regrettable (je crois qu’elle l’est). Le moment où ce changement s’est pour ainsi dire officialisé dans la loi fut la création des Maisons de la culture par Malraux, qui, dit-on, regretta ensuite son invention. Paix à l’âme généreuse de Malraux, qui ne fit que sentir plus tôt un signe des temps.

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Il y aurait infiniment à dire sur tout cela. Encore une réflexion. «Rattraper l’Allemagne» peut sembler un slogan déprédateur de la culture française, puisqu’il suppose que nous sommes à la traîne.

Mais à la traîne dans quel domaine? Et à quoi sert un gouvernement? Sommes-nous disposés à lui déléguer un pouvoir sur nos esprits, sur nos pensées?

Les Pères Fondateurs de l’Amérique avaient une formule: «Un gouvernement gouverne d’autant mieux qu’il gouverne moins». Ils visaient par là, je crois, non pas tant l’interventionnisme dans les affaires que la tyrannie sur les âmes. Si ceux qui nous gouvernent se posent pour objectif de nous rendre aussi riches et compétents que les Allemands, c’est bien là leur rôle.

Il faudra nous inquiéter le jour où ils voudront nous rendre aussi intelligents, ou aussi dociles, ou aussi religieux que les Allemands, car cela, c’est affaire privée, c’est notre inaltérable liberté.

Faire l’Europe économique, c’est égaliser les chances. Faire l’Europe des esprits, c’est sauvegarder les différences.

Aimé Michel

 

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