Querelles
Chronique parue dans la revue Arts et Métiers d’avril 1980
Les disputes entre savants ont toujours été rudes.
Comme me le disait l’un d’eux: «Il ne faut rien exagérer, cela peut aller jusqu’à l’assassinat, mais jamais plus loin».
Il y a quelque temps[1] le grand public apprenait qu’une telle querelle fait actuellement rage chez les physiciens. «Élucubration de l’esprit», «exhibition plutôt consternante», «bimbeloterie cérébrale clinquante pour devantures de bazar de pacotille», je lis cela, et mieux encore, dans une seule page, sous diverses signatures plus ou moins diplômées.
À qui s’appliquent ces flatteuses appréciations? À quelques physiciens (nous dit-on), très peu nombreux et de peu d’autorité, qui s’intéressent à la parapsychologie, c’est-à-dire aux phénomènes (vrais ou allégués) de télépathie, de prémonition, d’action physique à distance sans intermédiaire connu, etc. «La parapsychologie n’est pas anodine, dit un de ces auteurs. Elle doit être dénoncée… Elle habitue un certain nombre de gens à croire comme démontrées scientifiquement des idées et des théories qui ne sont qu’élucubrations de l’esprit». Et un autre: «On peut y voir le signe d’un confusionnisme qui anticiperait des bouleversements historiques catastrophiques: le magico-scientifique sonnant l’heure des totalitarismes». Ce qui semble impliquer, d’ailleurs (mais ce n’est pas notre sujet), que les «totalitarismes» et «bouleversements catastrophiques» actuels ne sont encore qu’une illusion.
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Cette ardeur rend curieux. Qui sont au juste ces physiciens dangereux, quoique plutôt rares et pas convaincants, et que disent-ils? Voyons d’abord ce qu’ils disent.
«Pour le savant moyen, les phénomènes psychiques sont quelque chose qui, en réalité n’existe pas Sa formation le conditionne à la croyance, presqu’absolue en intensité, que certains phénomènes sont possibles et d’autres non. Par conséquent, s’il lui arrive de penser aux phénomènes psychiques, c’est en termes de «qu’est-ce qui doit clocher dans ces expériences?» et non en envisageant qu’il puisse y avoir là une stimulante voie de compréhension des propriétés de la nature, et que l’homme est capable de les étudier. Désormais, poursuit ce physicien, c’est là une attitude plus difficile à tenir que dans le passé. Ces dernières années, nombre de savants réputés se sont mis à l’ouvrage, experts à faire de bonnes expériences, sachant comme on peut tricher, et sachant comment on peut exclure la triche par des dispositifs expérimentaux sûrs. Et il apparaît que ces phénomènes continuent de se produire.»
Ces lignes sont extraites de la préface d’un livre exposant précisément quelques-unes de ces expériences, et, dans d’autres chapitres, les explications théoriques proposées par divers physiciens[2]. L’auteur de la préface est B. D. Josephson, Prix Nobel de physique, du Laboratoire Cavendish, à Cambridge. Les autres auteurs sont des physiciens de Berkeley, de l’Institut Stanford, des universités de Londres, de Copenhague, de l’Université John Hopkins à Baltimore, de l’Institut Henri Poincaré à Paris (il s’agit de M. Olivier Costa de Beauregard). En lisant leurs références bibliographiques, on trouve d’autres noms, respectés, d’autres Prix Nobel (Wigner, Eccles). Pour le nombre et la qualité, c’est Josephson qui a raison: il est difficile de dire que ces savants qui font de la parapsychologie sont peu nombreux et de valeur douteuse. Sont-ils dangereux? Voyons en quoi consistent leurs expériences.
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Nous nous rappelons tous Uri Geller, le tordeur de clés (vrai ou prétendu) apparemment disparu de la circulation depuis quelque temps. Oui ou non tordait-il les clés à distance? M. Yves Farges, Directeur de recherches au C.N.R.S., nous rapporte (Le Monde, 14 mars) qu’un prestidigitateur américain, Randi[3] aurait réduit à néant les prétentions de Uri Geller. Dans Iceland papers (le livre préfacé par Josephson), John B. Hasted rapporte les expériences qu’il a faites pour en avoir le cœur net[4].
Geller étant soupçonné de prestidigitation, Hasted a écarté tout prestidigitateur éventuel pour savoir, non pas si Geller triche, mais s’il est possible de tordre à distance des objets métalliques. Donc, pas de Uri Geller, pas de prestidigitateur, uniquement des enfants. On met des trombones de bureau dans une boule de verre, l’enfant est tenu à distance, on lui dit qu’il peut tricher s’il en a envie, et on enregistre tout sur vidéo. Les résultats rapportés ont évidemment de quoi surprendre: il est difficile de voir les trombones s’entortiller les uns sur les autres, même au vidéo, tant cela se fait vite, parfois trois entortillements à la seconde, mais cela s’entend très bien et s’enregistre très bien (outre le vidéo) sur un magnétomètre quand on a préalablement magnétisé un des trombones. Une variante consiste à remplacer le trombone par un indicateur de tension et le récipient de verre par un amplificateur. On obtient ainsi un enregistrement direct de la torsion de l’objet (l’enfant étant toujours à distance, parfois à huit mètres).
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Le même livre[2] rapporte un type d’expériences différentes faites au Stanford Research Institute sur le même principe: pas de prestidigitateur, enregistrement de tout ce qui survient. Cette fois, il s’agit de «vue à distance»: un sujet enfermé dans une pièce close suit en imagination les déplacements d’un des expérimentateurs dans la région de San Francisco. On enregistre, sur une bande chronométrée, tout ce que dit le sujet ainsi que la position de l’expérimentateur à chaque instant. Puis on compare les enregistrements. Il s’avérerait que certains sujets voient bel et bien ce qu’on leur demande de suivre.
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Passons sur de nombreuses autres expériences de même type. Josephson a raison: j’avoue être conditionné presqu’invinciblement à croire que de tels faits sont impossibles. Je voudrais bien, comme Saint-Thomas, les voir de mes yeux!
Mais en y réfléchissant, je me pose plusieurs questions: mes yeux sont-ils meilleurs qu’un vidéo surveillé par des gens comme Hasted ou Josephson? Serais-je plus avancé d’avoir vu moi-même? À quoi servirait mon témoignage si celui de Prix Nobel ne suscite de la part d’esprits respectables comme M. Michel Paty, Maître de recherches au C.N.R.S., que la réaction: «bimbeloterie cérébrale», etc., citée plus haut.
D’autre part, impossible en vertu de quoi? Une chose est impossible, me semble-t-il (merci M. de la Palisse), si on ne peut la faire. Si on la fait (et si c’est bien certain), il ne reste qu’à l’expliquer. Pline croyait que les marées, la croissance biologique, la perspective et diverses autres angoissantes réalités, étaient et resteraient à jamais «ensevelies dans l’abîme du mystère»[5]. Heureusement, on ne l’a pas cru! Ou plutôt, on l’a malheureusement cru pendant quinze siècles. Puis la science est venue.
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Je serai donc finalement tenté de dire: vivent la curiosité et les savants curieux. Et même, le croirait-on, je m’étonne d’énoncer cette évidence comme un paradoxe. Poussons le paradoxe jusqu’à son comble: s’ils trouvent quelque chose, tant mieux! Et s’ils ne trouvent rien, ils auront toujours aiguisé leur esprit, sans ennuyer personne autre, que quelques esprits chagrins.■
Aimé Michel
Notes:
(1) Le Monde, 7 et 24 octobre 1979, 14 mars 1980.
(2) Divers auteurs: Iceland papers, Amherst, Wisconsin 54.406, 1979 (il s’agit d’un congrès de physiciens tenu en Islande).
(3) Randi: The magic of Uri Geller, Ballantine Books, New-York. C’est Randi qui le dit. Est-ce vrai? Je n’en sais rien.
(4) Hasted dirige le département de physique, Birkbeck college. Université de Londres.
(5) Pline: Des bienfaits, LivreVII, 5 et suite.
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Arts et Métiers – Juillet-Août 1980
Courrier des lecteurs
À propos de la chronique d’Aimé Michel «Querelle» publiée dans notre numéro d’avril.
Lettre de P. L. (Pa. 34)
J’ai lu avec beaucoup d’intérêt l’article d’Aimé Michel concernant les disputes entre savants relatives à certains phénomènes parapsychologiques.
Assez matérialiste d’origine et de formation, j’aime bien voir avant de croire, et j’ai une prédilection pour les démonstrations rigoureuses, les théorèmes, la mécanique, la physique!…
Mais en prenant le recul de peu de siècles, quelle leçon de modestie!
Galilée et la Terre qui tourne! De même, si, il y a trois ou quatre siècles, un «illuminé» avait pu présenter un poste de télévision en disant: «cela se passe à l’autre bout du monde» — pas encore découvert, d’ailleurs — il y aurait eu un «sorcier» de plus brûlé sur la place du village!…
Depuis ces temps, nos connaissances ont augmenté dans de fantastiques proportions, mais n’ayons pas la fatuité de nous croire au sommet!
Notre cerveau ne fonctionnerait — paraît-il — qu’à une faible proportion de la capacité totale de ses cellules. Pourquoi certains individus n’en utiliseraient-ils pas quelques-unes de plus?
Sans prendre parti, il faudrait rechercher, sans opinion préconçue, (voir Galilée) les manifestations éventuelles de ces «phénomènes» que nous n’avons pas encore compris, sans être obnubilés par de décevantes expériences, suivies par des scientifiques beaucoup plus compétents que moi. Il n’y a peut-être pas que des tricheurs.
Dans d’autres domaines, il y a, semble-t-il, des barrages.
Depuis quelques décennies, la médecine a fait plus de progrès que depuis des siècles, et on ne met plus l’anathème, par exemple, sur l’acupuncture (voir de célèbres et récentes interventions chirurgicales).
Les «guérisseurs» sont toujours à l’index. S’il y en avait 5 à 10% de valables, cela vaudrait la peine que la médecine les étudie; elle en tirerait profit sans concurrence pour elle. Si ces études ont été faites qu’on en publie les résultats!
On nous dit que la vie est impossible sur certains astres (nous n’en connaissons pas beaucoup parmi tous!) car il y manquerait les conditions indispensables C, 0, H, etc. dont nous avons la chance de bénéficier sur Terre.
Ces éléments pourraient se trouver sur des astres très lointains, et même encore inconnus, dont les habitants auraient quelques millions d’années d’avance sur nous! Il y a quelques centaines d’années, on parlait de sauvages sur Terre!
Pourquoi d’autres sortes de vie seraient-elles impossibles, dans des conditions inconnues, où C, O, H, seraient remplacés? Peut-être ces sortes de vie et la nôtre sont-elles incommunicables, et nous rencontrons-nous sans nous en apercevoir?
Je vais un peu plus loin, et je dérive du sujet initial, et pourtant, je ne suis ni philosophe, ni penseur…
Je lis toujours vos articles avec grand intérêt.
P. L. (Pa.34)
Réponse d’Aimé Michel
Dans ces domaines délicats plus encore que dans tout autre, l’attitude qui me semble recommandable au scientifique est le doute.
Mais le doute est une méthode délicate, qui se transforme souvent, subrepticement, en crédulité aveugle.
Quand Boucher de Perthes, au terme d’un raisonnement déductif admirable, découvrit dans les années 1830 les premières industries préhistoriques et envoya à l’Académie des sciences plusieurs caisses d’outils en pierre soigneusement classés et numérotés, Cuvier, Elie de Beaumont et plusieurs autres illustres savants déclarèrent, sans rien examiner, que l’homme préhistorique (ou antédiluvien, comme on disait alors) était une absurdité scientifique, les prétendues haches de pierre de simples jeux de le nature, et Boucher de Perthes un charlatan.
L’Académie et tout le monde scientifique de l’époque crurent aveuglément Cuvier et ses collègues sur parole, les pièces ne furent examinées par personne, et l’Académie fit jeter dans la Seine les caisses de Boucher de Perthes.
Comme vous le soulignez, on pourrait citer d’innombrables exemples semblables, où l’on vit les savants les plus respectables prendre pour un doute raisonnable ce qui n’était qu’une crédulité infantile à la première explication venue. Un autre cas classique est la croyance que «la nature a horreur du vide», explication «scientifique» acceptée aveuglément pendant deux mille ans par la communauté savante, jusqu’à ce que Torricelli et Pascal eussent un doute, firent les expériences que l’on sait, et découvrirent la pression atmosphérique.
Ici, à propos de la parapsychologie, de quoi s’agit-il?
D’expériences qui, nous dit-on d’un côté, ont été mille fois faites et refaites avec toujours les mêmes résultats, mais qui, nous dit-on de l’autre, soit n’existent pas, soit s’expliquent de telle ou telle façon. Je propose que l’on doute et des expériences et de leurs explications et que par conséquent on commence par s’informer du problème, puis des explications proposées.
Le problème d’abord: pour une fois, le lecteur français a de la chance. Il se trouve en effet qu’un scientifique français éminent vient de publier le livre le plus complet et le plus clair existant à ce jour sur la parapsychologie. Le scientifique est M. Rémy Chauvin, professeur à la Sorbonne, auteur de plus de deux cents publications de biologie, directeur du Laboratoire de sociologie animale de la Sorbonne et pionnier français des sciences du comportement (or c’est de cela qu’il s’agit). Son livre s’appelle: la parapsychologie ou quand l’irrationnel rejoint la science[1].
J’avoue avoir été stupéfait par le nombre et la qualité[2] des expériences totalement inconnues du public rapportées par le professeur Chauvin.
Pourquoi le sous-titre «Quand l’irrationnel rejoint la science?». Pour deux raisons, semble-t-il: d’abord parce que tous ces faits de télépathie, précognition, etc., sont maintenant étudiés en laboratoire par des savants, et des plus experts. Et parce que certains physiciens pensent entrevoir la possibilité d’une explication: l’irrationnel pourrait bientôt cesser de l’être[3].
Une autre explication est proposée par M. Lévy-Leblond, professeur de physique à l’Université de Paris VII: tout cela est simplement faux et ne relève pas de la science. Il a exposé ce point de vue dans Science et Vie, n°750-mars 1980. On pourra mesurer la profondeur du malentendu entre ces savants en désaccord:
M. Lévy-Leblond explique en effet (page 24, 2e colonne, bas) qu’aucun vrai physicien ne peut se laisser tromper par des discours pseudo-scientifiques qui ne sont en réalité que des numéros d’imitation de music-hall, propres à égarer le seul profane: mais alors, et les autres, les scientifiques professionnels de bien plus grand renom que M. Lévy-Leblond lui-même, que devons-nous en penser quand ils disent le contraire?
Est-il prudent de croire à une explication qui se dispense d’examiner les faits allégués par eux? Ne risquons-nous pas de jeter une fois de plus à la Seine les caisses de Boucher de Perthes[4, 5]. Cette dispute donne à réfléchir. ■
Notes:
(1) La parapsychologie ou quand l’irrationnel rejoint la science, par Rémy Chauvin, chez Hachette, 1980.
(2) Comment le profane peut-il évaluer la «qualité» des expériences? Par celle des savants et des laboratoires qui ont fait les expériences et qui les ont refaites pour les contrôler: on trouve ici des Prix Nobel et les plus respectables universités du monde. Faut-il les croire? Il faut les lire, et voir après.
(3) Ces explications se trouvent notamment dans Iceland Papers (Essencia Research Associated, Amherst, Wisconsin 1979). Le livre est préfacé par le prix Nobel de physique Bryan Josephson.
(4) Il faut être prudent et sceptique: le professeur Chauvin, en homme de science chevronné, rapporte aussi les expériences sans résultats. On voudrait retrouver cette même prudence dans un autre livre par ailleurs très agréable à lire: «La parapsychologie et vous» (Salomon, Cooper et Mœbius chez Albin Michel, 1980). Les auteurs connaissent leur sujet, mais se satisfont souvent de preuves tout à fait insuffisantes, à mon avis du moins.
(5) Anecdote curieuse. Les téléspectateurs du monde entier ont pu voir de leurs yeux le regain de santé actuel de M. Brejnev, que l’on donnait jusqu’à l’automne dernier comme moribond. Le bruit court à Moscou que ce résultat a été obtenu par une guérisseuse, Mlle Djouna Davitachvili, une ancienne serveuse de restaurant qui opère par imposition des mains! Troud du 12 mars publie une interview de l’académicien Alexandre Spirkine, qui s’est mis (ou a été commis) à l’étude du cas de Djouna et d’autres guérisseurs. Il rapporte des expériences très étonnantes, mais se plaît à souligner que tout cela est bien connu depuis longtemps! Une clinique est en construction pour cette demoiselle. Faut-il croire à ses talents de guérisseuse? Non, mais (selon moi) lire avec curiosité les études de Spirkine.