Quand une poule pond un œuf

logo-download

Quand une poule pond un œuf

…ou la psychosomatique chez les Oiseaux

Chronique parue dans la revue Découvrir les animaux (Larousse) n° 19 de juin 1970

 

Les Hommes mangeaient les œufs de leur poulailler depuis des milliers d’années lorsque pour la première fois, en 1911, l’Anglais F.B. Kirkman fit cette remarque si simple que si les Oiseaux savaient compter, les Hommes devraient apprendre à se passer d’omelette.

Que fait en effet une Poule en pondant chaque jour un œuf sans jamais se décourager? Dans son idée de Poule, elle prépare sa nichée. Laissez-lui ses œufs, et quand son nid en contiendra une douzaine, elle cessera de pondre et se mettra à couver. On constate qu’à ce moment-là apparaît dans son sang, une hormone du type prolactine, c’est-à-dire une substance chimique semblable à celle qui déclenche la lactation chez la jeune maman humaine qui vient juste d’accoucher.

Ce fait est déjà troublant: quel abîme en effet entre l’Oiseau et l’Homme! Et cependant les mécanismes les plus fondamentaux de la vie peuvent être commandés chez l’un et l’autre par des signaux chimiques identiques, ou du moins très proches l’un de l’autre (aussi proche par exemple, que le sucre l’est du miel). Mais ce n’est pas là le plus étonnant. Que la prolactine (secrétée chez l’Oiseau comme chez la Femme par la glande appelée hypophyse et qui se trouve dans le crâne) apparaisse chez les Mammifères au moment de l’accouchement, cela se conçoit: l’accouchement est un phénomène physiologique, physique, réglé par un programme lui aussi physique et physiologique et qui commence à se développer dès le moment de la conception, aussitôt l’ovule fécondé. Tout ce qui se passe dans le placenta à partir du moment de la fécondation obéit à une sorte de carte perforée symbolique, comme la germination d’une graine.

Le besoin de couver

la poule
Ph. G. Bishop-Atlas Photo

Mais, réfléchissons. Si le besoin de couver se déclenchait de façon aussi automatique chez l’Oiseau, celui-ci pondrait un nombre d’œufs correspondant à sa couvée, puis, que les œufs fussent là ou non, l’hypophyse lâcherait sa prolactine dans le sang et les phénomènes de la couvaison se produiraient mécaniquement: la ponte cesserait, les ovaires s’atrophieraient, les ovules disparaîtraient, la température du corps monterait.

Or, rien de tout cela ne se passe. Il faut, pour que l’Oiseau se mette à couver, un nombre d’œufs «suffisant». Je citais, tout à l’heure, Kirkman. Cet ingénieur naturaliste se dit que ce mot «suffisant», en l’occurrence, ne signifiait rien. Ou bien l’Oiseau compte, et alors on doit pouvoir soit lui dérober indéfiniment ses œufs s’il ne compte que les œufs sur lesquels il est assis, soit lui dérober un nombre d’œufs correspondant à sa nichée s’il compte les œufs pondus; ou bien il ne compte pas, et, comme dans le premier des deux cas précédents il pond indéfiniment. De toute façon donc, a priori, on ne peut prévoir que deux possibilités: ou bien on lui vole ses œufs impunément, ou bien on ne lui vole qu’une nichée normale, après quoi la ponte cesse.

Certes, la Poule semble donner une première indication, puisqu’elle pond sans se décourager jamais. Mais Kirkman se dit que ce volatile dénaturé par sa domestication ne pouvait trancher le problème. Il avait dans le parc de son laboratoire un nid de Torcols fourmiliers (Jynx torquílla). Le Torcol pond habituellement entre sept et dix œufs. Dès que la femelle commença à pondre, il lui subtilisa discrètement son œuf. Elle en pondit un autre. Il le revola. Deux œufs, trois œufs, quatre, cinq, six, huit, dix œufs: la femelle pondait toujours. Quinze œufs, vingt œufs, vingt-et-un œufs: elle continuait sans se décourager. «Bon, se dit Kirkman, ou bien elle ne sait pas compter, ou bien elle compte seulement les œufs de son nid. De toute façon, elle va pondre indéfiniment, comme les Poules.»

Vingt-huit, trente, trente-et-un, trente-deux. Kirkman s’apprêtait à monter un commerce d’œufs de Torcol, lorsque soudain, arrivée à ce nombre, la femelle arrêta les frais. Contre toute logique humaine, elle cessa de pondre, et ce fut fini pour cette année-là: quoiqu’elle ne sût pas compter (puisqu’elle avait pondu plus de trois fois trop), elle décida que trente-deux œufs «suffiraient». Et Kirkman se trouva Gros-Jean comme devant: «suffire», qu’est-ce que cela signifie quand on ne sait pas compter?

L’expérience de Kirkman a été refaite par de nombreux autres savants. Le Suisse Géroudet chiffre à 42 la ponte record pour le Torcol. En 1935, Witschi fit la même mauvaise plaisanterie à une Hirondelle qui pondit cinquante œufs avant de trouver que le petit jeu avait assez duré, bien que sa nichée soit habituellement de cinq œufs!

De toutes ces expériences, une étrange conclusion découlait: quelle que soit la signification du mot «suffire» dans une cervelle d’Oiseau, l’émission de prolactine par l’hypophyse chez la pondeuse, n’est pas déclenchée par un mécanisme physique, ou du moins pas uniquement par un phénomène physique. Sinon, comme je l’ai dit, la ponte se transformerait automatiquement en couvaison au-delà du nombre d’œufs correspondant à la nichée normale. Qu’est-ce donc au juste qui avertit l’hypophyse que le moment est venu d’émettre la prolactine? Il faut bien, comme l’ont confirmé d’autres expériences, que ce soit la perception d’un certain nombre d’œufs dans le nid, et que cette perception n’implique aucun «comptage» au sens humain du mot. Mais, ainsi que le remarque l’Anglais Thorpe, comment la perception des œufs dans le nid peut-elle déclencher un phénomène physiologique? Si ce n’est pas là de la psychosomatique, qu’est-ce donc?

Certains sceptiques expriment parfois des doutes sur la réalité des effets psychosomatiques chez l’Homme, alléguant par exemple que les maladies psychosomatiques sont des maladies imaginaires. Avec la prolactine des Oiseaux, l’illusion devient une explication difficile à invoquer. Si la perception des œufs par les sens de la Poule n’entraînait pas tous les processus physiologiques de la couvaison, jamais la Poule ne se mettrait à couver. Voir un certain nombre d’œufs dans un nid donne donc la fièvre aux Oiseaux.

Tout cela donne à penser, si l’on se rappelle que l’Oiseau est un animal beaucoup moins évolué que le Mammifère, et surtout que l’Homme, qu’il ne rêve presque pas pendant son sommeil, quelques secondes à peine, comme l’ont montré les expériences de l’École de Lyon, et qu’il ne possède par conséquent qu’à un très faible degré, cette faculté que nous appelons «imagination» quand il s’agit de nous. Si la médiocre imagination de l’Oiseau peut provoquer des changements physiologiques aussi profonds que ceux qui affectent son corps quand il cesse de pondre et se met à couver, on doit s’attendre chez l’Homme à des effets psychosomatiques encore bien plus puissants. Certains médecins commencent à penser que beaucoup plus de maladies qu’on ne croit ont une origine psychologique. L’exemple de l’Oiseau ne démontre certes pas leur hypothèse. Mais elle la rend très vraisemblable.

Aimé Michel

 

Ce contenu a été publié dans 1970, Biologie (comportement animal, évolution), Classement par année, Découvrir les Animaux Larousse, Ses écrits, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.