Quand la Guêpe passe des tests d’intelligence
Article paru dans la revue Découvrir les animaux (Larousse) n° 22 de juillet 1970
Un éclair bleu acier dans le soleil, un léger bourdonnement, un corps d’une extraordinaire élégance qui s’immobilise soudain à un pied du sol, puis qui se laisse tomber dans la pierraille où rampe une Chenille: c’est la Guêpe chasseresse en campagne.
Que n’a-t-on pas écrit sur elle depuis les fameuses descriptions de Fabre! Combien, depuis, d’autres descriptions, souvent contradictoires! Sait-elle vraiment, comme l’affirmait cet excellent observateur, paralyser sa proie en injectant le venin dans les centres nerveux d`un aiguillon infaillible? Ou bien, comme l’écrit T. C. Schneirla, tout cela est-il très exagéré? Pour ce savant américain, les «réflexes acquis» des Insectes peuvent souvent être «complexes», mais «ils ne se situent pas au même niveau psychologique que la faculté d’apprendre des Mammifères». Est-elle donc finalement «intelligente», cette Guêpe, ou bien a-t-elle seulement un instinct merveilleusement adapté à ses tâches?
Suivons, avec le naturaliste hollandais G.P. Baerends, les évolutions d’une Guêpe ammophile, l’Ammophila pubescens. Son terrain de chasse favori est une lande pierreuse, avec de la bruyère qui, aux yeux de l’Insecte, doit apparaître comme, à nos yeux, les plus inextricables forêts vierges. Ces yeux sont, je le rappelle, des yeux composés, ce qui signifie qu’ils ne voient les objets que très imparfaitement et très déformés. Ce qu`ils perçoivent très bien, en revanche, ce sont les mouvements, surtout les mouvements rapides (essayez d’attraper une Mouche!).
Donc, dans sa lande pierreuse, l’Ammophile de Baerends creuse trois terriers dans lesquels elle enterre des Chenilles paralysées par son venin, et farcies d’œufs. Sa progéniture ainsi munie de nourriture et cachée sous terre pourra éclore et se développer à l’abri du besoin et des prédateurs. Tel est le mécanisme, l’organisation d’une vie d’Ammophile. Mais il ne suffit pas d’avoir un plan bien agencé: il faut encore le réaliser. Et ici, la réalisation se heurte à des problèmes toujours renaissants et variant avec les circonstances.
Visites d’inspection
D’abord, ces trois terriers, quoique creusés simultanément, vont se trouver très vite dans un état de développement différent. Si l’on observe alors le manège de la Guêpe, on constate que, outre les visites d’approvisionnement qu’elle fait à chaque nid et au cours desquelles elle dépose des Chenilles paralysées, elle va de temps à autre jeter un coup d’œil aux autres nids sans y rien porter. La fonction de ces visites, ou si l’on préfère leur but, est de voir si les œufs sont éclos. L’approvisionnement ultérieur de chaque nid dépend de ce que la bestiole voit lors de ces «visites d’inspection», et Baerends a pu montrer qu’il lui suffit d`un seul coup d`œil pour déterminer sa conduite au cours des vingt-quatre heures suivantes, et même plus longtemps. Arrêtons-nous ici un instant et essayons de mesurer ce que cela signifie. Qui de nous ne s’est pas une fois émerveillé du talent de certains garçons de café ou de restaurant qui, ayant vingt tables à servir, réussissent à se rappeler infailliblement que le client de la table 17 en est au dessert et qu’il a demandé une tarte aux mirabelles, que le client de la table 8 veut son chateaubriand bleu et sans poivre, et ainsi de suite? Certes, l’Ammophile n’a que trois terriers, mais chaque terrier contient une foule de clients dont les uns en sont au fromage, les autres aux hors-d’œuvre, les autres à l’addition. De plus, ce n’est pas d’un simple repas qu’il s’agit ici, mais d’une incubation, ce qui est bien plus long et délicat. Et la Guêpe n’a pas que ses clients sur les bras, il lui faut aussi, en même temps, faire elle-même la cuisine – c’est-à-dire chasser – échapper à ses ennemis, camoufler les terriers, mener à bien vingt autres activités que les naturalistes n’ont pas encore réussi à observer exactement. Baerends a tenté de représenter par un diagramme l’activité d’une Ammophile pendant huit jours, du 6 au 14 août l940. Ce diagramme, je l’ai sous les yeux. C’est un vrai casse-tête, et dans le coin d’en haut à droite, Baerends lui-même a mis un point d’interrogation, car il n’est pas sûr d’avoir bien compris!
Certes, une machine pourrait très bien, en principe, enregistrer ce diagramme, et les garçons de restaurant, faute de machine ou d’un cerveau infaillible, usent généralement d’un crayon et d’un carnet, ce qui est un autre procédé mécanique. Le comportement de la Guêpe ne prouve donc pas forcément son intelligence: la nature l’a peut-être dotée d’une sorte de carnet où tout s’enregistre et se fait automatiquement. C’est pourquoi WH. Thorpe, le psychologue de Cambridge, a repris ultérieurement les expériences de Baerends en posant à l’Ammophile des problèmes de toutes sortes, problèmes dont la solution, même chez les humains, et en tout cas, chez les Mammifères supérieurs comme le Singe par exemple, est considérée comme une haute performance intellectuelle.
Ce qui avait frappé Thorpe, c’est l’extraordinaire habileté de la Guêpe à trouver son chemin au sol quand, la Chenille étant trop lourde pour se laisser transporter par air, elle la traîne vers son terrier en franchissant de nombreux obstacles ou en les contournant. La seule hypothèse concevable, pour expliquer cette habileté, consiste à supposer que l’Ammophile a dans sa mémoire une espèce de plan des lieux. Seulement, comme le remarque le savant anglais, ce plan est forcément un plan aérien, et on ne voit pas comment l’animal peut reconnaître au sol ce qu’il a vu d’en haut s’il n’y a pas quelque chose qui opère la transposition de la carte au territoire. Ceux qui ont pratiqué l’alpinisme, ou simplement la marche en montagne, comprendront la remarque de Thorpe: il faut un très puissant effort d’imagination pour reconnaître sur place un passage que l’on n’a repéré que de loin. Parfois même on ne reconnaît rien et il faut longuement réfléchir pour trouver la solution. Réfléchir! L’Ammophile en serait donc capable? Pour tenter de le savoir, Thorpe apporte des modifications au territoire de chasse de la Guêpe, déplaçant des pierres, déposant de gros objets ici et là, etc. Il constate qu’en effet ces changements la troublent, mais pendant un bref instant seulement, le temps d’un survol, après quoi tout rentre dans l’ordre comme si de rien n’était.
Thorpe, enfin, fait une dernière tentative pour dérouter la Guêpe, alors que, traînant sa Chenille à terre, elle se trouve dans l’impossibilité de voler: il dresse devant elle des obstacles artificiels qu’elle n’a pu repérer préalablement en vol. Normalement, un être purement mécanique devrait aller buter dans l’obstacle et, incapable de concevoir l’idée d’un détour, se révéler impuissant à résoudre la difficulté. Or, non seulement, elle la résout, non seulement elle exécute le détour, mais elle le fait de loin, avant même d’aller buter, montrant qu’elle est capable de prévision!
Conclusion de Thorpe: on ne voit pas comment un animal, dont le cerveau est apparemment si primitif, peut réaliser de telles performances. Si ce n’est pas là de l’intelligence, alors il faut aussi refuser cette faculté à beaucoup d’Hommes qui ne font pas mieux.■
Aimé Michel

(Ph. Bayard – Images et Textes)