Psychologie du leader

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Psychologie du leader

Chronique parue dans France Catholique − N° 1431 – 17 mai 1974

 

C’est une captivante expérience de psychologie collective que les élections présidentielles à la française. La Constitution imaginée par le général de Gaulle, avec son scrutin direct, ne ressemble de ce point de vue à aucune autre, du moins parmi les principales Constitutions contemporaines. II est vrai que les Américains élisent eux aussi leur président. Mais leur scrutin est indirect et leurs candidats ont besoin du parrainage d’un parti. En France, c’est le choix de l’homme sur sa mine, ses propos, sur sa personne.

Je ne sais si je me trompe mais il me semble qu’historiquement, pour retrouver des chefs souverains ainsi directement élus au suffrage universel direct, il faut remonter à la Gaule pré-romaine. Sans doute de Gaulle y avait-il pensé. Et ma foi, à voir le succès populaire de ce rite, il semble qu’il ait gagné son pari sur la permanence d’une certaine Gaule…

Tenons-nous-en à la psychologie. Je gage que nous avons tous été surpris par les fluctuations des sondages au cours de la campagne. Est-il vraisemblable qu’en si peu de temps tant d’électeurs aient si souvent changé d’idée? N’est-il pas plus raisonnable de supposer que les idées restant les mêmes, un je ne sais quoi s’est passé, par le truchement des mass media, entre la personnalité des candidats et celle des citoyens?

L’effet de masse

Cette hypothèse est d’autant plus vraisemblable, que sur le fond des choses, les idées et les programmes offerts par les deux principaux rivaux n’étaient pas séparés par un abîme, les commentateurs l’ont souligné à l’envi. En face du candidat de la gauche, il s’agissait bien de choisir entre deux personnalités. Le problème est donc là: qu’est-ce qui, entre ces personnalités, a déterminé le choix?

L’établissement du leadership a été étudié de bien des façons sur toutes sortes de groupes sociaux: colonies de vacances, campus universitaires, clubs sportifs, amicales d’anciens, «fans» de telle ou telle activité collective (y compris la délinquance). Le problème consiste à déterminer les traits physiques, intellectuels et moraux des personnalités qui prennent la tête, qui imposent leur autorité. Les résultats ne sont pas simples, loin de là.

D’abord intervient la dimension du groupe. Il s’avère qu’une personnalité qui s’impose sans difficulté au sein de, par exemple, dix petits groupes différents, peut perdre la suprématie dès que l’on rassemble ces dix groupes en un seul. Tel qui sait s’imposer en détail est dépassé en bloc.

Il est certain que bien peu, parmi les hommes politiques du début du siècle et d’avant, auraient résisté à l’épreuve de la télévision, ou même de la radio. Il leur suffisait, pour dominer, de convaincre une assemblée, l’état-major d’un parti. On voit mal Richelieu lancé dans une campagne électorale et encore moins Mazarin qui baragouinait un mauvais français.

L’effet de masse mis en évidence par les psychologues est bien visible dans l’histoire des révolutions. Au début, dans le désordre des grands mouvements populaires, ce sont les tribuns qui s’imposent, les personnalités théâtrales, les Mirabeau par exemple. Puis la révolution s’organise en clubs, en cabinets, en cellules. Alors la voix feutrée des Robespierre devient audible, les manœuvres silencieuses des Staline l’emportent.

Ou plus simplement, ce peuvent être l’habileté ou la compétence. Ce n’est probablement pas un hasard si MM. Chaban-Delmas et Edgar Faure, qui sont ou ont été des présidents d’Assemblée et des leaders de partis, ont moins bien réussi devant le grand nombre: les qualités exigées ne sont pas les mêmes.

Les méthodes dites de sociométrie[1], appliquées en Amérique par C. et M. Sherif à l’observation des colonies de vacances, ont montré d’autre part que le leader n’est pas forcément la personnalité la plus populaire. Dans certaines circonstances, le groupe accepte ou même réclame pour chef quelqu’un que personne n’aime[2].

En fait, le leader que l’on se donne dépend en premier lieu des circonstances et des besoins subjectifs de groupe, des besoins qu’il croit avoir. Plus les circonstances sont tendues, plus le choix risque de se porter sur des personnalités redoutées plutôt qu’aimées. C. et M. Sherif ont montré, aussi que plus les situations sont tendues, moins les liens affectifs entre le groupe et son leader sont partagés: le leader qui se révèle dans la violence «n’aime pas» ses compagnons. Son sentiment dominant tend au contraire vers le mépris.

Un autre fait observé par ces deux psychologues est plutôt étonnant. Il a cependant été confirmé par d’autres chercheurs, y compris par ceux qui étudient les animaux sociaux (par exemple les babouins): dans les situations violentes, le groupe a tendance à choisir le leader qui respecte le moins les règles du groupe.

Savoir l’heure du pire…

En d’autres termes, dans les situations violentes, les actes que le groupe tient pour délictueux deviennent, quand ils sont commis impunément et avec audace, d’excellents arguments politiques. Sans doute faut-il chercher dans cette réaction paradoxale la réussite du nazisme au sein du peuple le plus légaliste d’Europe. Sans doute aussi explique-t-elle la violence de tous les gauchismes.

Citons enfin un résultat observé par des psychologues américains ayant étudié l’autorité des maîtres d’école sur leur classe. En apparence, nous sommes loin de la politique, mais est-ce sûr? Les écoliers préfèrent les professeurs offrant les traits moraux et physiques de l’archétype paternel (ou maternel s’il s’agit d’une femme).

On pense évidemment à Pompidou, à Golda Meir, à Adenauer. On pense aussi à l’extraordinaire réaction d’horreur provoquée chez les Américains par Watergate. Les Américains savent bien que tous les chefs d’État font chaque jour bien pire que d’écouter les conversations de leurs adversaires. Mais un père qui triche, c’est inadmissible…■

Aimé Michel

Notes:

(1) J. L. Moreno: Les fondements de la sociométrie (PUF, 1954).

(2) C. et M. Sherif: Groups in harmony and tension (Hayen and Row, New York, 1956). Voir aussi: D. Krech et R.-S. Crutchfield: Théorie et problèmes de psychologie sociale (2 vol., PUF, 1952).

 

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