Propos d’almanach, ou quel temps fera-t-il demain?
Chronique parue dans France Catholique N° 1559 – 29 octobre 1976
Au seuil de l’hiver, et le plan d’austérité stimulant un peu électivement (je ne dis pas électoralement) notre réflexion, peut-être est-il opportun de nous pencher sur le vieux problème de savoir si «le temps change».
Certes il nous a gratifiés cet été d’un irrécusable et désastreux changement. Les éleveurs de l’Ouest en savent quelque chose et nous allons le sentir passer. Étant à Londres en juin, j’ai même contemplé ce spectacle sans précédent: les pelouses de Sa Majesté élégamment gratinées au four, avec cette coloration inégalable que les restaurants des Halles réussissaient si bien naguère sur leur soupe à l’oignon.
J’avais bien vu la calamité sur la France dans les jours précédents et elle m’avait déjà donné à réfléchir. Quand un paysan français en vient à accepter que ses vaches crèvent de soif, il faut que quelque malheur sans précédent le tienne à la gorge. Mais les pelouses de Buckingham à l’abandon, c’était l’apocalypse. Même pendant la bataille d’Angleterre, même au moment où les Anglais se préparaient à combattre «sur les plages, sur les collines, dans les villages», même alors, ils arrosaient leurs pelouses, comme les Spartiates de Léonidas peignaient leurs beaux cheveux blonds avant la bataille des Thermopyles.
On a parlé cet été d’un rapport de la CIA annonçant un changement mondial dans les saisons au cours des prochaines années, et l’on s’est demandé ce qu’un service de renseignements quelque peu discrédité pouvait connaître à la géophysique atmosphérique.
Eh bien, il s’avère qu’en l’occurrence les journalistes américains s’étaient bornés à publier un rapport secret rédigé il y a deux ans déjà par ladite CIA et intitulé «Étude sur la recherche climatologique en rapport avec les problèmes d’espionnage» («A Study of climatological research as it pertains to intelligence problems»).
Il y a deux ans: donc, ce n’était pas trop mal prévu, puisqu’à l’époque le genre de calamité en question, n’entrait dans aucun plan, au contraire, notre agriculture étant promise aux plus flatteurs succès par les instances françaises informées. Comment la CIA s’y était-elle donc prise, et surtout, que prévoyait-elle pour la suite?
La CIA s’y était prise de la façon la plus simple, en dépouillant à son usage les travaux de l’Université américaine la plus savante en matière de climat et d’agriculture, celle de l’État du Wisconsin (le grenier du monde), et en particulier les recherches du Dr Reid Bryson, considéré comme l’une des trois sommités mondiales en la matière. Voilà qui inspire davantage la confiance.
Toujours dédaigneux de leurs secrets d’État, les journalistes américains, aussitôt percé celui des sources géophysiques de la CIA, se sont précipités chez le Pr Bryson pour lui demander confirmation.
− Ouais, dit en substance celui-ci. C’est vrai que la CIA m’a copié. Mais son rapport était mal fichu, imprécis, et dramatisé. Dédramatisons tout cela, voulez-vous?
Ce qu’il vient de faire, à sa façon, qui n’est guère plus rassurante. Voici, d’après lui, ce qu’il en est. D’abord, s’il est vrai que le temps va changer, il faut remarquer qu’il en a toujours été ainsi. On pense maintenant par exemple que le déclin des Empires anciens de l’Indus, de Mycènes et des Hittites est à mettre au compte, non plus de défaites militaires, mais d’un refroidissement du temps entraînant des sécheresses persistantes et catastrophiques.
Le mécanisme «refroidissement général – sécheresse» est prouvé par un multitude d’observations archéologiques: grâce à des méthodes très fines, on peut, en un lieu donné, reconstituer des conditions atmosphériques très anciennes et les suivre d’année en année pendant des siècles grâce à l’examen des traces de flore, de pollen, de germination; on peut dire par exemple qu’en telle année de tel siècle, les pâquerettes sont sorties telle semaine d’avril, ont fait leurs graines à telle autre date, etc.
C’est ainsi qu’un autre savant américain, le Dr John Gribbin, a pu suivre les variations climatiques de la région de Mill Creek, dans le Middle West, pendant les XIIIe et XIVe siècles, et constater sur cette période un tel cycle refroidissement-sécheresse.
D’une façon générale, ces cycles durent au moins quarante ans dans l’hémisphère nord. Ils peuvent durer deux siècles. Depuis le début du XVIIe siècle jusque vers 1890, le temps a été plus froid que maintenant. Vers 1690, sept ans de froid et de sécheresse particulièrement intenses eurent pour conséquence de mettre l’Écosse à genoux et de hâter sa soumission à l’Angleterre (rappelons-nous aussi ce qu’en dit Saint-Simon dans ses Mémoires).
Depuis 1890 et jusque vers 1945, la température mondiale moyenne augmente au contraire de 0,3°. À partir de 1950, une nouvelle tendance au refroidissement se dessine. En un quart de siècle, la surface mondiale totale de glace et de neige s’accroît de 10 à 15%. Le régime de la mousson en Asie se modifie. Le Sahel se désertifie.
Et maintenant ce phénomène mondial commence à se manifester plus au nord: notre sécheresse de cet été est de même nature, elle a la même origine que celle du Sahel. La surveillance de la circulation atmosphérique par satellite et par lâchers de ballons météo permet de préciser cette origine: c’est que, sous l’influence d’un froid arctique plus intense, le vaste courant de haute altitude qui tourne sans cesse autour du pôle gagne progressivement vers le sud. C’est un courant froid, évidemment. Il repousse donc vers le sud les dépressions qui se forment dans les régions tropicales, et l’on assiste alors, paradoxalement, à la canicule de l’été dernier, car le ciel des hautes pressions se vide de tout nuage, l’air plus dense et que rien ne perturbe s’immobilise, c’est la fournaise.
Et maintenant, que va-t-il se passer? Malheureusement, tous les géophysiciens semblent d’accord pour penser que la tendance ne fera que s’aggraver jusqu’à la fin du siècle. Cela ne signifie pas forcément que la sécheresse de cette année se reproduira l’an prochain aux mêmes endroits. Elle peut être décalée vers l’Est ou vers l’Ouest. Mais au total, toute la zone tempérée à laquelle nous appartenons va continuer à se refroidir et à se dessécher, bien qu’on ignore où la sécheresse se fera plus durement sentir.
Les géophysiciens sont unanimes à le prédire jusqu’à la fin du siècle. Après, quelques-uns pensent que les effets de la pollution commenceront d’agir en sens contraire, l’excès de gaz carbonique produisant un effet de serre. Bryson ne partage pas cet optimisme. Pour lui (et d’autres) nous entrons dans une longue période de froid sec.
Notons que les géophysiciens russes, qui surveillent toute la zone arctique du vieux continent, auraient plutôt tendance à être encore plus pessimistes. Dans cette zone, ils ont mesuré une baisse moyenne (vraiment énorme) de 3° depuis 1940. «Nous n’allons pas jusqu’à annoncer une nouvelle ère de glaciation, déclarait le Pr Volkov le 4 octobre, mais nous constatons qu’une période de froid a commencé, et qu’elle s’observe sur l’ensemble de l’Arctique.»
La CIA prévoyait de graves difficultés pour l’Union soviétique, la Chine et l’Inde. Les savants russes confirment cette alarme en ce qui concerne leur pays, remarquant qu’une ou deux semaines de froid supplémentaires par an suffisent à empêcher le mûrissement des récoltes les plus septentrionales, tandis que la sécheresse les compromet plus au sud d’une autre façon.
«On parle toujours du mauvais temps, remarquait Mark Twain, mais personne ne fait jamais rien.» Humour qui perd un peu de sa pointe maintenant, avec l’accroissement formidable de l’énergie disponible. Mais qui nous rappelle que les vrais grands événements de l’Histoire ne sont pas politiques. La politique, à l’échelle de ces surhumaines péripéties, apparaît surtout comme l’art d’extorquer aux sots la gestion de leurs biens trop ou trop peu mouillés par la pluie.■
Aimé Michel