Pourquoi les oiseaux chantent-ils?
(Revue La Vie des Bêtes n°89, décembre 1965)

J’avais joué dans les murs délabrés de cette vieille maison pendant toute mon enfance. Sur une petite colline arrondie détachée du flanc de la montagne, elle dressait l’extraordinaire silhouette de son toit pyramidal. Une famille avait longtemps vécu là, vivace comme une plante sauvage avec ses nombreux rejetons, puis, lassée sans doute par la solitude, avait émigré au village voisin. Les seuls hôtes de la vieille maison étaient désormais les mulots, les lézards, un couple de belettes et les oiseaux. Les oiseaux surtout, qu’à l’époque je ne savais guère identifier, du moins en français, car mon père m’apprenait leurs noms provençaux.
Comme il arrive parfois que l’on réalise ses rêves d’enfants, c’est sous l’abri du grand toit pyramidal que j’écris ces lignes. Les belettes ont disparu, les mulots ont dû se pousser un peu pour me faire de la place — pas trop, je les entends parfois, la nuit, mener leur sarabande — les lézards n’ont pas même remarqué mon installation, et les oiseaux… Ah! les oiseaux, mon intrusion dans leur domaine a provoqué chez eux tant de drames que l’on pourrait en faire un livre entier.
C’est que l’oiseau, quel qu’il soit, rapace ou colibri, palmipède ou échassier, est bien d’un bout à l’autre de la vie terrestre l’être le plus fidèle à ses règles sociales, le plus traditionaliste, le plus respectueux de mille et un rituels, et même, selon le mot du professeur Chauvin, le plus cérémonieux.
L’oiseau fait tout avec un immense sérieux, même son chant, même ses jeux. Et quand quelque chose vient compromettre les rites sacrés qui règlent chacune de ses activités, tout en lui est bouleversé. La vieille maison était abandonnée depuis quarante ans à la nature sauvage, quand le maçon, le menuisier et le charpentier entreprirent de la remettre en état. Cela se passait à la fin-de l’été, au moment où les nids désertés ont déjà depuis longtemps cessé d’être au centre de la vie du petit peuple emplumé. Je ne remarquai donc rien, ne pensant d’ailleurs à rien d’autre qu’à l’installation de mon propre gîte. L’hiver vint, puis le printemps, et j’emménageai. Du moins était-ce le printemps sur le calendrier, car avril, dans les Alpes, au-dessus de mille mètres, c’est encore neige et glace. J’étais seul dans la vieille maison avec ma femme et mes enfants, tandis qu’autour de nous, dans les prés jaunis par l’hiver, la neige en reculant peu à peu libérait ce fleuve d’odeurs où tout ce qui respire reconnaît l’éternelle force de la vie. S’il y a dans le ciel d’autres planètes vivantes que la Terre et si elles subissent, comme nous, le cycle des saisons, je crois que l’odeur de leur printemps nous serait familière.
Et les oiseaux arrivèrent. Un matin à l’aube, les vitres de ma fenêtre se mirent soudain à résonner comme sous le tambourinement de vingt doigts impatients ou affolés. Je bondis de mon lit et n’eus que le temps de voir une petite forme ailée cherchant désespérément à entrer chez moi, puis disparaissant à mon approche. Un oiseau avait voulu entrer dans ma chambre! Attiré par quoi, grands dieux? Pas par moi, en tout cas, puisque mon arrivée avait suffi à le mettre en fuite… Et ne riez pas de cette hypothèse: le charmeur d’oiseaux existe, et ce n’est pas forcément un homme habile. C’est un homme qui, sans le vouloir et sans savoir comment, attire les oiseaux. Le calculateur prodige Lidoreau, que j’ai bien connu, était un charmeur d’oiseaux. Ils entraient pendant son sommeil par la fenêtre ouverte de sa chambre, renouvelant un miracle célèbre de saint François d’Assise. Des oiseaux sauvages le suivaient parfois dans la campagne, voletant autour de lui quand il s’asseyait.
Mais je ne suis Paul Lidoreau ni pour le calcul ni pour les bêtes. Mon visiteur inconnu me préoccupa un peu pendant la journée. Je me posai toutes sortes de questions. L’éclat de la vitre reflétant le lever du jour l’avait-il fait prendre ma fenêtre pour autre chose? Mais quoi? Finalement, je pensai qu’un migrateur était peut-être arrivé pendant la nuit, s’était réinstallé dans son nid proche de ma fenêtre et avait pris sa propre image dans la vitre pour un rival. Hypothèse qui me satisfit une petite demi-heure, jusqu’à ce qu’un examen des lieux m’ait convaincu que, vu son orientation, la vitre ne pouvait, à l’aube, renvoyer aucune espèce de reflet et qu’à vrai dire elle était invisible.
Je pensai donc à autre chose jusqu’au lendemain. Exactement jusqu’à l’aube suivante, où tout recommença exactement comme la veille, à cela près que, cette fois, je me contentai de m’asseoir dans mon lit, tout doucement, sans geste brusque, et de regarder.


Oui, un oiseau essayait d’entrer dans ma chambre. Dans la pâle lumière de l’aube, je ne distinguais pour ainsi dire rien de lui, à part sa taille, plutôt petite, celle d’un petit turdidé, du genre traquet motteux ou rossignol. Il voletait furieusement contre la vitre y cognant sa tête et ses ailes de plein fouet quand, retombant devant l’obstacle, il reprenait l’air avec un peu de recul. Cela dura plusieurs minutes. La pauvre bête finit par me faire pitié. Je me levai donc pour l’effrayer comme la veille, essayant toutefois de l’approcher au maximum pour l’identifier. Mais l’autre fenêtre de ma chambre, orientée au levant, devait m’éclairer en plein: il me vit trop tôt et disparut comme l’éclair. J’avais cependant eu le temps de voir quelque chose: un très vague reflet rougeâtre sur la face inférieure de son corps, gorge, poitrine, flancs, ou queue, ou tout cela peut-être, ou encore le dessous des ailes. Diable! Le mystère se corsait… Que pouvait bien vouloir à ma chambre ce visiteur de l’aube? Et pourquoi revenait-il à l’aube? Reviendrait-il encore le lendemain? Il revint. Entre-temps, j’avais épié tous les mouvements d’ailes dans les haies voisines, dans les arbres du verger et dans les mélèzes de la proche forêt, espérant y reconnaître la forme entrevue. Je n’avais malheureusement dans l’œil que le souvenir d’une vague image. Impossible d’identifier mon visiteur en plein jour. Mais il revint. Et non seulement ce troisième matin, mais le suivant, et le suivant encore, pendant plus d’une semaine… À chaque aurore, toujours à la même heure, il se jetait dans ma vitre de toutes les forces de ses ailes et pendant de longues minutes, essayait de franchir cette absurde, cette incompréhensible barrière invisible. Il finissait par y renoncer, non sans s’y être, certainement, meurtri.
Il cherchait son nid…

Et de lui, chaque matin, je ne réussissais guère à voir qu’une furieuse poignée de plumes rougeâtres, avec seulement, chaque fois, un petit détail de plus. Sa poitrine était roussâtre, fauve comme celle du rouge-gorge. Mais sa gorge semblait plus sombre. L’était-elle vraiment? Oui! Un matin, avant l’assaut maintenant régulier contre l’obstacle de ma fenêtre, j’eus l’idée d’ouvrir cette dernière, tout simplement pour voir. Et j’attendis.
Il arriva, comme toujours, à la même heure, réglé comme un réveille-matin, et cette fois son élan le porta jusqu’au fond de ma chambre. Il y voleta un moment près du plafond, allant d’un coin à l’autre comme s’il avait cherché quelque chose, ne le trouva pas, s’en retourna jusqu’à la fenêtre et s’y posa, face à ma chambre. Sa silhouette était, pour une fois, parfaitement nette, mais, hélas! je le voyais à contre-jour, couleurs à peine discernables. Sa vaine exploration semblait l’avoir décontenancé. Il était là, immobile, regardant l’espace ouvert devant lui comme s’il n’en croyait pas ses yeux. Et soudain, je compris ce qu’il cherchait: c’était son nid, tout simplement! Son nid, que l’installation de ma chambre dans un vieux grenier, opérée entre deux couvaisons, avait soit détruit soit muré! Le nid était là l’année dernière, et cette année un prodige incompréhensible à sa cervelle d’oiseau lui en interdisait l’accès. Deux ou trois fois, il s’envola comme pour partir, fit demi-tour et revint se poser sur le bord de ma fenêtre pour bien se convaincre que ses yeux ne le trompaient pas. Finalement, il s’en alla, et il me sembla que son vol était un peu plus lourd, un peu moins vif et assuré.
J’avais eu, cette fois, le loisir de bien reconnaître sa forme, sinon les coloris de son plumage. Moins massif que le rouge-gorge, il avait l’allure d’un traquet. Un traquet motteux eût bien fait l’affaire, car cet oiseau niche parfois dans les vieux murs et sa poitrine est roussâtre. Mais il m’avait bien semblé distinguer une gorge noire, et le traquet motteux n’a, de cette couleur, hormis les ailes, qu’une petite bande derrière les yeux (truc de camouflage classique pour rendre invisible la tache ronde de l’œil). Un traquet oreillard, alors? Mais c’est un oiseau plutôt méditerranéen, qui ne s’égare guère dans les climats froids. Un traquet-pâtre, peut-être? Celui-là, d’après les descriptions des Atlas, correspondait tout à fait au peu que je savais du précédent locataire de ma chambre: gorge noire, poitrine fauve, et taille d’une quinzaine de centimètres au plus. Malheureusement, le Guide des oiseaux d’Europe[1] décrivait en ces termes ses habitats favoris: «Lieux découverts avec végétation basse de buissons, herbes, landes, friches, broussailles, talus de routes et voies ferrées, bords de marais, etc.» Or, mon visiteur matinal avait cherché son nid au plafond de ma chambre, là où, l’année précédente, n’existait qu’une vieille charpente recouverte de tuiles. Problème policier!
Comment identifier un oiseau à peine visible, qui ne se montrait qu’une fois à la lueur indécise de l’aube? Si d’ailleurs il se montrait en plein jour, cela ne servait à rien puisque j’en savais trop peu sur lui pour le reconnaître. Oui, le problème était bien difficile, bien agaçant, et pendant quelques jours tout le monde dans la maison ne parla plus que du mystérieux visiteur obstiné à venir frapper à ma fenêtre à l’heure du laitier.
Il ne frappait d’ailleurs plus. Depuis qu’il avait, une fois, trouvé la fenêtre ouverte, ses visites n’en étaient pas moins ponctuelles, mais il se contentait de se poser devant la vitre, sur le dormant, et de contempler longuement ce qui semblait être, à ses yeux, l’image du paradis perdu. Quelles minutes extraordinaires nous avons passées là, tous les deux, à nous regarder sans savoir qui nous étions! Mais, du moins, avais-je, moi, une idée de ce qui se passait en lui? Sachant ce que l’on sait, sur les mœurs des oiseaux, sur leur attachement viscéral à des règles et à des lieux, sur leur fidélité plus forte que la mort aux programmes acquis une fois pour toutes dans les premières semaines de leur vie, j’imaginais son désarroi et son désespoir devant le néant qui, à ses yeux, avait d’une saison à l’autre remplacé son nid. C’était cela qu’il venait regarder, le néant, avec les mêmes yeux que nous tournerions vers le ciel si, un matin, le soleil ne se levait plus, et que nous dussions peu à peu comprendre que la nuit, cette fois, est éternelle. Oh! je sais bien qu’il s’agit là de grands mots humains, et que l’homme est le seul être terrestre à traduire sa pensée en mots. Mais je sais aussi, intuitivement, par la familiarité des bêtes sauvages, parmi lesquelles j’aime vivre, que si notre pensée est unique sur cette planète, il n’en va nullement de même de nos sentiments, de nos sensations, de nos plaisirs et de nos douleurs, car les bêtes les éprouvent exactement comme nous, même si le langage par lequel elles les expriment échappe à notre entendement. Le désespoir de cet oiseau inconnu devant son nid disparu, et, plus encore sans doute — car les oiseaux ne cessent jamais de reconstruire — devant l’emplacement et le domaine méconnaissables, j’aurais pu lui trouver des correspondances dans certains souvenirs bien humains. Et je compatissais avec lui.
Un véritable rituel volant.
Cette muette contemplation se reproduisit encore quelques matins, puis la dernière fois, mon visiteur fit quelque chose qui nous donna enfin une piste dans l’énigme policière dont toute une famille cherchait avec moi la solution: en s’en allant, au lieu de disparaître comme tous les jours précédents dans l’ombre de la vallée, il alla se percher sur un petit cerisier, et il chanta. Par deux fois, il émit une double note ascendante, limpide, pure, une espèce de «huit! huit!» clair, à mi-chemin de la flûte et du sifflet.
Voilà qui restreignait le champ de nos recherches. Le traquet motteux fait bien une sorte de «huit!» mais en intermède d’un tcha-tcha-tcha dont il n’est jamais séparé. Quant à l’oreillard, son chant est une espèce de roulement râpeux sans aucun rapport avec ce que j’avais entendu. Le traquet-pâtre, alors? Je ne l’avais jamais entendu, mais le précieux «Guide des Oiseaux d’Europe» lui attribuait un cri semblable «au choc de deux cailloux»! Donc, éliminé, lui aussi. Le simple chant sur un cerisier me montrait l’erreur où j’étais tombé en me mettant en tête qu’il pouvait s’agir d’un traquet. Il fallait chercher ailleurs. Mais cette fois, j’avais un moyen infaillible d’arriver au but: il me suffisait d’identifier l’auteur du chant entendu par deux fois le matin. Et ceci comporte un enseignement essentiel pour quiconque essaie de percer un peu les mystères du monde animal.
L’oiseau, je l’ai dit, est un véritable rituel volant. Si le pôle de sa vie est le nid, le nid lui-même n’est que la capitale d’une aire tout aussi sacrée qui est son territoire. Comment définir des limites territoriales au sein d’un peuple dont l’élément est l’air impalpable, le vent qui toujours fuit? Comment, par quels moyens, au sein de chaque espèce, tout couple ailé en train d’assurer sa descendance peut-il faire savoir à ses rivaux qu’ici commence son domaine et qu’il convient, si l’on veut éviter les mauvais coups, de n’en pas franchir les frontières? Que l’on réfléchisse bien à cette question et que l’on essaie d’y trouver la réponse la plus rationnelle. Comment un être ailé peut-il définir ses frontières d’une façon efficace et sûre? Par des marquages, ainsi que le font les mammifères… Mais les marquages sont affectifs: il faut, pour les déceler, ne jamais quitter les deux dimensions de la terre ferme. Pour sentir avec son nez, il faut marcher, ou ramper. Si vous volez, le marquage au sol ne vous est pas plus perceptible que nos frontières et nos douanes, vues d’avion.
Être volant, marquerez-vous alors vos frontières par des signes visibles (et non plus odorants) ressortissant à l’optique, comme les balisages de nos aérodromes? Piquerez-vous des poteaux frontières aux vives couleurs?
Eh bien! il n’est pas du tout exclu que certaines extraordinaires réalisations des oiseaux tropicaux dans le domaine du jardinage et de la décoration s’expliquent par ce souci.
Mais, de toute façon, il faut reconnaître que c’est là un procédé exceptionnel chez les oiseaux: ils utilisent peu la signalisation à vue, du moins pour défendre leur territoire. Ils réservent essentiellement ces procédés à leurs rapports sexuels: l’éclat du plumage permet l’identification du partenaire. Pourquoi? Pour deux raisons principales: parce que les signaux à vue perdent toute efficacité la nuit, et parce qu’ils sont impraticables dans le royaume des oiseaux par excellence, la forêt.
Nous avons éliminé la signalisation olfactive et la signalisation optique. Que reste-t-il? Il reste le son: si les oiseaux chantent, s’ils sont obligés, pour survivre, pour se reproduire, de chanter, c’est tout simplement parce qu’ils ont des ailes! Les oiseaux ne sont, entre tous les êtres vivants, de si merveilleux musiciens que parce que leurs ailes les y forcent. La si poétique combinaison du vol et du chant n’est pas une luxueuse lubie de la nature. Elle est une nécessité.
Et ces réflexions ne m’éloignent nullement de mon énigme policière, bien au contraire: n’est-il pas remarquable, en effet, que je n’aurais probablement jamais réussi à identifier mon visiteur matinal s’il n’avait pas chanté? Mais il avait chanté, et je n’avais qu’à l’entendre une seule fois encore chanter en plein jour pour pouvoir enfin l’examiner à loisir et lui donner son nom.
En fait, je dus attendre encore plusieurs jours avant d’être sûr de mon fait: j’entendais bien, de loin, dans les arbres, le huit! huit! maintenant familier, mais quand j’essayais de l’approcher, il se taisait, et son auteur, perdu dans le feuillage parmi d’autres oiseaux, disparaissait bientôt parmi les branches en emportant son secret. Non seulement, il ne me visitait qu’à l’aube, mais lui-même n’acceptait pas les visites. Cette longue recherche, si elle ne donna rien d’abord, me permit tout au moins d’identifier de nombreux autres habitants des prés, des haies et des rochers voisins; et notamment diverses espèces de moineaux, des bruants zizi, des chardonnerets, un pic-vert au caractéristique éclat de rire moqueur et, naturellement, des hirondelles et des martinets. Il fallut, pour qu’enfin les présentations devinssent possibles, que mon visiteur fugitif se décidât enfin à construire un autre nid et à fonder un foyer dans son nouveau logement.
Un matin, alors que j’écrivais à mon bureau, le «huit! huit!» qui nous obsédait depuis des jours et des jours, se fit soudain entendre à quelques mètres à peine de moi, à travers la fenêtre ouverte. Il était là, sous mes yeux, immobile, posé sur un fil électrique. Mais, avais-je la berlue? Lui qui se trouvait déjà classé mentalement parmi les petits turdidés, voilà qu’il semblait exhiber un profil crochu, un véritable profil de perroquet! Non, pourtant. Je me trompais. Simplement, il était capable de pousser son huit! huit! sans lâcher la chenille qu’il tenait serrée dans son bec, sans doute destinée à sa progéniture, déjà.
C’était bien lui…
Et cette fois, enfin, je pouvais le voir tout à loisir. Dos et calotte crânienne gris; dessus des ailes et pennes plus sombres, couleur de vieux noyer ciré, gorge noire, poitrine fauve, front blanc, queue rouge comme les grands lis sauvages des montagnes, c’était (et le triomphe de Sherlock Holmes mettant le doigt sur le coupable, je l’ai alors connu) un mâle de rouge-queue à front blanc (Phoenicurus phoenicurus), vif, fin, offert à ma curiosité en dépit de son caractère farouche et timide. Il resta sur son fil, une bonne minute à chanter, chenille toujours au bec, et je m’aperçus alors que son chant était plus complexe que je n’avais pu le remarquer jusqu’alors. Le «huit! huit!» s’accompagnait parfois d’une espèce de toc! toc! semblable au choc de deux noix l’une contre l’autre. Quand, enfin, il s’envola, je sautai sur mon «Guide des Oiseaux» où je trouvai ceci:
«Les deux sexes se distinguent à tout âge par la queue tremblante, roux-orangé, et par le croupion rouge. Mâle: front blanc, face et gorge noires, dessus gris ardoise, poitrine et flancs roux-orangé… Voix: appel pur et flûté: huit ascendant, ou hui-tec-tec d’alarme. Habitat: lieux boisés, parcs, vergers, jardins, lisières et clairières des bois, parfois ruines. Niche dans les troncs des arbres, nichoirs, murs, édifices, etc.»
C’était bien lui, indubitablement. Notre rouge-queue à front blanc se trouvait désormais intégré à l’état-civil de la maison. Car si j’avais usurpé son logis en installant ma chambre à coucher dans la vieille grange où il avait niché, il ne s’était pas donné la peine de déménager bien loin: à cinq ou six mètres de là, dans une autre partie de la grange, il élevait déjà sa nouvelle couvée dans un renfoncement caché derrière une poutre. Il s’est, en somme, un peu poussé, comme les mulots, pour faire place à la vie. Et que ce soit la vie d’une famille humaine ne semble pas lui inspirer d’idées particulières, si ce n’est, peut-être, un peu d’inquiétude au bruit des jeux et des rires des enfants.
À nous, en revanche, combien de problèmes nous pose sa mystérieuse vie d’oiseau! Pourquoi, par exemple, voulait-il regagner son nid à l’aube? Que signifient les premières lueurs du jour pour cet oiseau diurne? Quels instincts rapproche du soleil éveille-t-elle en lui? Nul n’en sait rien. Le rouge-queue à front blanc n’est qu’un parmi les six cents oiseaux divers que l’on peut voir en Europe. Six cents dont chacun a ses habitudes, son cérémonial, son habitat, ses énigmes.
Mais, du moins, saurons-nous désormais qui il est, grâce à son chant. La façon dont nous avons fait connaissance confirme bien l’importance primordiale du chant dans l’identification des oiseaux: autant, au moins, et peut-être plus encore, que les guides écrits, les disques de chants d’oiseaux devraient être étudiés par tous ceux qui veulent comprendre un peu l’univers animal au sein duquel nous vivons. Et je comprends qu’un homme de cœur et de raison comme le Dr Tesson ait passé sa vie à les enregistrer[2].■
Aimé Michel
Notes:
(1) Guide des Oiseaux d’Europe, par Roger Peterson, Guy Mountfort, P.A.D. Hollom, Éditions Delachaux et Niestlé, 32, rue de Grenelle, Paris (7e).
(2) Disques édités par «La Vie des Bêtes». Demander documentation, 49, av. d’Iéna. Paris (16e).
