Les invectives de Diogène
Petit traité de méditation
Chronique parue dans la revue Atlas Air France n°76 d’octobre 1972
On me demande souvent comment je m’y prends pour méditer (car il est bien évident, n’est-ce pas, que pour dispenser autour de moi tant d’idées intéressantes, piquantes, profondes, il faut que je possède une merveilleuse technique de méditation).
D’abord, un soleil accablant est indispensable. Les peuples du Nord seront déçus en apprenant cela. Tant pis pour eux. C’est bien fait.
Il faut ensuite une ombre bien fraîche. Celle d’un vieux mur, d’un hêtre, d’une vespasienne, d’une école de philosophie.
Je déconseille le complet silence. La rumeur monotone d’une fontaine est un excellent bruit de fond.
Si vous disposez de tout cela, vous avez l’essentiel. Il ne vous reste plus qu’à vous étendre commodément à l’ombre du mur ou du hêtre, à vous caler la tête avec un objet mou, tel que, par exemple, un livre de Roland Barthes ou de Jacques Lacan, et à laisser le murmure de la fontaine.
Voilà. C’est tout.
Comment, c’est tout? Et la méditation? me dira-t-on. Eh! laissez donc. Puisqu’on vous dit que c’est tout. Ne croyez pas les gens qui vous content des balivernes sur leurs prouesses transcendantales. C’est dans le sommeil que les dieux nous visitent: s’ils ne vous visitent pas, c’est que vous n’avez pas l’âme accueillante. C’est qu’elle sent l’aigre. Que tous vos sentiments soient paisibles, notamment à l’égard des agités de toute espèce: ils sont là pour exercer votre sagesse. Apprenez à dormir les yeux ouverts, avec aux lèvres un sourire entendu et attentif. Quand la voix de l’excité s’interrompt, ne manquez pas de lui dire sans cesser de dormir. «Ah! comme vous avez raison! Ah! comme je vous comprends!» Et si c’est une dame: «Ah! comme vous avez dû souffrir!» Pendant ce temps, au fond de votre sommeil, remerciez le dieu du silence assis à vos côtés.
Je sais que quelques-uns ne se satisfont pas de ce procédé. Ils veulent qu’on participe. J’étais, l’autre jour, en pleine méditation, je ronflais, dis-je, à poings fermés, lorsqu’une main me secoua:
– Ah! m’exclamais-je au hasard en me retournant contre le mur, comme vous avez dû souffrir!
Mais l’excité voulait davantage et persistait à me secouer.
– Sortez, disait-il, sortez de votre aliénation! Communiquez avec vos semblables!
– Mais, lui fis-je remarquer, je ne fais que cela.
– Comment? En dormant? L’homme, Monsieur, est un être social. Sa fonction première est la communication. Il ne se désaliène qu’en s’exprimant.
– Ah! comme vous avez raison. Mais en exprimant quoi?
– En s’exprimant soi-même. En manifestant sa spontanéité créatrice.
Je m’assis et considérai mon interlocuteur. C’était un gentil jeune homme aux mains fines et au menton pas très bien rasé.
– Je vous en prie, lui dis-je, manifestez votre créativité. Cela m’intéresse beaucoup.
– Tant mieux! Du reste, cela n’a aucune importance. Je vous ai réveillé pour arracher votre créativité à l’aliénation du sommeil.
– Mais c’est un dormant que je crée.
– Tara-ta-ta! C’est en communiquant.
On n’en sortait pas. Je lui affirmai que je n’avais rien à communiquer. Il me tendit alors un paquet de bonbons et m’enjoignit de les manger.
– Pourquoi?
– Parce que ce sont mes bonbons et que je vous les donne pour établir un lien avec vous.
– Les bonbons me détraquent le foie.
– Ils sont pur sucre.
– Je n’aime que la saccharine.
– Je vous répète que cela n’a aucune importance. Si vous refusez mes bonbons, c’est que vous êtes un suppôt de la société.
Ah! cela changeait tout. Un suppôt de la société, moi? Je le remerciai de m’avoir réveillé, pris le coussin où reposait ma tête et le lui tendis.
– Qu’est-ce que c’est que ça? demanda-t-il.
– Voyez vous-même: Dialogues, de Platon, tome III. Lisez, c’est très rigolo. Et de toute façon cela n’a pas d’importance, c’est un livre à moi, et je vous somme de le lire parce que telle est ma créativité. Pendant ce temps, je mangerai vos bonbons. Après quoi, nous examinerons ensemble le problème de l’aliénation.
Il m’expliqua que c’était tout à fait différent. Que les bonbons, c’est des bonbons, alors que Platon, c’est de la culture et que la culture est pourrie. Je lui dis qu’il avait bien raison, mais que les bonbons aussi, c’est de la culture. Cet argument le frappa. De la culture, ses bonbons? Il les regarda, méfiant, et finalement les jeta.
Poussant mon avantage, je lui démontrai que le langage n’est pas moins de la culture, que cette discussion me pourrissait les cordes vocales, enfin que seul l’aboiement était digne de l’homme. Sur quoi je poussai un long hurlement, sortis un os de ma poche et entrepris de le ronger. Je me rendormis en rongeant. Le dieu du silence fut de nouveau à mes côtés. II était beau, calme, lointain.■
Diogène.